LPR / Du viol au virtuel… et au contrat (sur une fiction de notre temps)


Chaque mois apporte un nouveau scandale sexuel : il est donc inévitable que la fiction aussi nous en donne le spectacle.
Les Choses humaines, roman de Karine Tuil, a pour sujet un procès pour viol. L’actualité n’est pas oubliée pour autant. Ouvert sur l’affaire Clinton/Lewinsky, le récit balaye au passage l’affaire Weinstein, mais aussi la difficulté d’être juif en France (et en Israël), les assignations (ou accusations) d’« islamo-gauchisme » et d’« islamophobie », le traditionalisme religieux, les rivalités et chantages au sommet des médias, la communication et l’exhibition sexuelles via les smartphones, la sotte turpitude des jeunes élites, le porno sur écran, #MeToo, la drogue, les start-ups, le suicide assisté, et même les armes à la mode (la description d’un Glock est placée en exergue).
On se contentera ici de la trame centrale.
D’un côté, Alexandre. Fils d’une universitaire et philosophe de gauche, et d’un journaliste vedette télévisuelle, éternel premier de la classe, polytechnicien mais mal dans sa peau, il sort d’une tentative de suicide et d’une douloureuse rupture amoureuse. Il est malgré tout promis à un brillant avenir.
De l’autre côté, Mila. Inquiète de la montée de l’antisémitisme, sa famille, de confession juive, avait émigré en Israël. L’expérience n’a pas été très heureuse, et les parents sont revenus avec elle en France, mais la mère de Mila, adoptant un conservatisme religieux, impose à sa fille comme à elle-même « les lois de la pureté familiale ». (Tel qu’il est décrit, ce rigorisme ne semble d’ailleurs guère plus étouffant que celui que vivrait Mila dans un milieu catho intégriste, évangélique sectaire ou musulman salafiste.) Du moins, la rigidité garantit une certaine protection, tant qu’on ne se heurte pas à la dureté du monde.
C’est ce qui va se produire quand, poussé par les circonstances, Alexandre invite la très vulnérable Mila à l’accompagner à une soirée.
Une soirée où règnent les mœurs masculines de certaines « fraternités » universitaires étasuniennes : alcool, drogue, fantasme de sortir « major » de la meilleure école avant de gagner des centaines de milliers de dollars par an. Mais le sexe aussi est un concours : chaque garçon est mis au défi de séduire une fille et d’en revenir avant 2 heures du matin avec un de ses sous-vêtements en guise de trophée. Par faiblesse, par machisme ordinaire, par goût de la performance, Alexandre entre dans le jeu et y entraîne Mila.
La nuit ne peut que très mal finir.
Un tiers du roman est consacré au procès pour le viol dont Mila accuse le jeune homme. Après deux années d’instruction, la notoriété du père d’Alexandre et la sensibilité contemporaine aux agressions sexuelles font du tribunal une caisse de résonance politique et médiatique. Nous n’entrerons pas dans les rebondissements de cinq jours d’audience qui aggraveront plus qu’ils n’apaiseront le traumatisme subi par la victime.
Qu’il y ait eu contrainte, des témoignages semblent l’établir, mais la défense a l’habileté de plaider le doute, et Alexandre, quoique reconnu coupable, sort libre, condamné à cinq ans avec sursis – peine jugée scandaleusement légère par le père de Mila, une partie de l’opinion et les féministes mobilisées autour de la cause de la jeune femme.
Mais là n’est pas le plus significatif, qui tient en un très court dernier chapitre.
Privé d’un avenir brillant par sa mauvaise réputation, Alexandre, installé maintenant à New York, n’en a pas moins réussi à fonder une start-up, Loving – Une Affection véritable, qui vient de lever cinq millions de dollars.
Grâce à l’Intelligence artificielle, une application permet à l’utilisateur « d’avoir des relations amicales ou amoureuses avec un correspondant virtuel […] représenté par une icône personnalisable et évolutive au gré de ses désirs [et] avec lui ou elle, il [est] possible de discuter comme avec un véritable être humain. » Le site est destiné « aux personnes seules et à celles [mal] à l’aise dans les rapports sociaux » : ainsi pourra-t-on « aimer et être aimé sans risques ni dommages ».
Dans un discours à ses investisseurs, Alexandre explique sa démarche d’entrepreneur par sa propre expérience qui lui a fait comprendre « ses véritables besoins ».
Besoins qu’il va s’efforcer rapidement de satisfaire : revenu chez lui, « calme et apaisé il [a] maintenant envie d’un rapport sexuel ».
Mais un rapport réel, celui-là, et non virtuel.
Il rend visite à un site Internet où l’on peut « organiser et valider un acte sexuel en obtenant de son ou de sa future partenaire un consentement éclairé et sans équivoque [que garantit] un contrat crypté et stocké par l’entreprise. »
Alexandre indique ses préférences : préservatif obligatoire, « langage explicite », y compris l’emploi de « mots perçus comme offensants ou dégradants », mais pas de S/M ni d’échange de photos ou de vidéos.
Contact est noué avec une « jeune entrepreneuse », à qui le « langage explicite » déplaît. Alexandre renonce.
Nouvelle tentative : une « jeune analyste [employée] dans un fonds d’investissement » accepte rapport sexuel, « langage cru » et même bondage et sodomie. L’accord est passé. Il est entendu qu’à n’importe quel moment l’un des deux partenaires est libre de changer d’avis et de mettre fin à la rencontre.
Tout s’annonce pour le mieux… jusqu’à l’instant où Alexandre l’embrasse avec la langue. Or « l’application n’avait pas précisé si l’on avait droit ou pas à la langue », pratique que la partenaire potentielle n’aime pas – en tout cas pas avec lui. D’un clic, elle annule son consentement, et part.
Alexandre prend un sédatif, cherche le sommeil, déçu et résigné : « Il n’y avait pas à se révolter, c’était le cours invariable des choses humaines. »
Ainsi Karine Tuil conclut-elle son récit inspiré, explique-t-elle, d’événements semblables survenus aux États-Unis en 2016.
Le roman a rencontré son public, il a plu aux critiques (« Magistral ! », s’exclame l’un d’eux), comme à la jeunesse (qui lui a décerné le « Goncourt des lycéens »), et son adaptation prochaine au cinéma annonce un film qui ne passera certainement pas inaperçu.
Mais que retient le lecteur ? Sans aucun doute, davantage les 327 pages d’une intrigue dont les péripéties brassent tant de thèmes d’actualité, et le « suspense » du procès, que les 6 dernières pages, qui feront sourire, ou laisseront perplexe.
Dans le monde occidental, malgré les avancées du féminisme, sexisme et subordination de la femme règnent encore et entraînent une multitude d’abus sexuels. Le capitalisme se veut pacifié et apaisant, mais il repose sur un fond de violence, et l’État réagit lorsque celle-ci devient inadmissible pour une partie de la société, ici en l’occurrence les femmes des classes moyennes et supérieures. Si des mouvements comme #MeToo et Time’s Up ont contribué à des améliorations, celles-ci concernent surtout des femmes de milieux sociaux favorisés.
Globalement, la sexualité est lourde de menaces : alors, autant la pratiquer à distance en rencontrant sur écran une icône qui jouera le rôle d’un véritable être humain, certes pas tout à fait véritable, mais pour cette raison moins dangereux qu’une personne physique.
Et pour qui a besoin d’un contact effectif, un engagement écrit enregistré dans le cloud stipulera le permis et l’interdit.
Hélas, ou heureusement, aucun contrat – sexuel ou non – ne sera jamais assez précis : Alexandre en fait l’expérience.
Sans doute la plupart des lecteurs ne prendront pas au sérieux l’idée que dans un proche avenir il soit, sinon obligatoire, du moins vivement recommandé d’avoir recours à une application sur son smartphone avant de faire l’amour avec un ou une partenaire de chair et d’os.
Quoique… le traitement du covid nous a bien habitués à faire scanner notre smartphone avant de boire un café dans un bar, à vivre, discuter, prendre l’apéritif, acheter, travailler, apprendre, faire sa gym, et à aimer dans la « distanciation »: l’amour abstentiel, voilà the ultimate safe sex.
Malgré tout, on a du mal à admettre qu’une médiation technologique vienne pallier les défauts des rapports entre humains.
Et plus encore à admettre que la signature d’un contrat protège contre l’imprévisible des relations intimes. Nous sommes pourtant habitués à ce qu’un contrat d’embauche entre deux individus supposés égaux, patron et ouvrier, réglemente le travail salarié. L’individualisme libéral présente d’ailleurs cette pratique comme un progrès, comparée aux liens de servitude et d’allégeance qui autrefois régissaient les rapports entre groupes et entre individus (suzerain et vassal). Mais il existe aussi des contrats de mariage, grâce auxquels deux époux choisissent le régime matrimonial convenant le mieux à la sauvegarde de leurs biens communs et respectifs. Certaines sociétés (le chiisme, par exemple) prévoient même un contrat de mariage provisoire de quelques heures afin de rendre la prostitution licite.
Quel qu’il soit, un contrat formalise un accord qui a socialement besoin d’être codifié.
Parfois la parole donnée suffit : dans le monde du travail, du moment qu’un ouvrier travaille sur un chantier, il passe un contrat implicite avec son employeur, qu’ils l’aient ou non légalement officialisé… en tout cas, c’est le point de vue de l’inspecteur du travail. Les deux personnes, qui après une rencontre en boite vont finir la nuit dans une chambre, se sont aussi engagées réciproquement pour faire l’amour  : l’ont-elles pour autant formalisé par des mots ? lesquels ? et ont-elles précisé quelques modalités (préservatif ou non) ? Il semble pourtant bien, même sans formulation, y avoir un accord, sorte de contrat tacite ou de fait entre ces deux personnes.
Le problème n’est pas la contractualisation en elle-même.
Pour prendre un exemple extrême, dans ce qu’il est convenu d’appeler le BDSM (bondage, discipline, domination, soumission, sado-​masochisme), le consentement, le respect de l’autre, la confiance et la sécurité physique sont en principe au cœur du jeu. Cela inclut parfois la signature préalable par les partenaires de documents longs et précis, détaillant pratiques, niveaux de tolérance ou d’appétence. Cet étrange formalisme ouvre moins sur des pratiques sexuelles spécifiques que sur une mise en scène des rapports de pouvoir et de domination – avec retournement possible.
La fiction nous en offre les illustrations les plus opposées. Pour nous limiter à deux exemples fort différents, les intrigues du roman Vénus à la fourrure et du film The Duke of Burgundy reposent l’une et l’autre sur la passation de contrats en bonne et due forme. Mais la culpabilité du héros de Sacher-Masoch l’empêche de tirer satisfaction du jeu où il s’est engagé, et l’expérience s’achève en triste misogynie, alors que dans le film, entre les deux lesbiennes vivant une relation SM, la dominée n’est pas celle que l’on croyait, et le couple finit par trouver un équilibre.
Il est permis de supposer que dans une future société de type communiste où se pratiquerait ce que nous appellerons faute de mieux une polysexualité, deux personnes – ou davantage –pourraient passer un accord pour accomplir ce qui leur tiendrait à cœur de réaliser, voire décideraient de le formaliser d’une manière quelconque.
Dans la conclusion du livre de Karine Tuil, contractualiser la relation équivaut à prendre une assurance que les parties contractantes se plaisent à croire « tous risques ».
Car si la vie est dure et risquée, la sexualité l’est également.
Pour une femme, concrètement, le risque c’est l’agression sexuelle, la possibilité d’être violée lorsqu’au dernier moment elle n’a plus envie de rapports sexuels, ou, si elle dort dans le même lit qu’un homme, l’éventualité d’être réveillée en se rendant compte qu’il est en train de se masturber contre elle. Plus généralement, si un homme et une femme (on nous pardonnera cette binarité) font l’amour dans une chambre, pourquoi un tel acte est-il porteur d’un danger potentiel pour la femme ? Parce que dans cette société les hommes occupent encore globalement une position de supériorité et de domination, et que les rapports sexuels n’échappent pas à cette inégalité foncière. Donc, en effet, « dans ce monde », on peut légitimement douter de la possibilité d’une sexualité sans risque. Mais, si le formalisme contractuel via le smartphone est déplorable, c’est bien la sexualité existante qui l’est tout autant, sinon plus.
Sans être évidement un modèle, les activités qualifiées de BDSM ont ceci de particulier que leurs adeptes (réguliers ou occasionnels) sont probablement ceux qui appliquent le plus une logique contractuelle aux rapports amoureux et sexuels, jusqu’à la caricature ou la parodie. À ce qu’il paraît, on compte nettement moins de violence physique ou psychologique dans ces milieux que chez les gens « normaux ». Un contrat SM implique des participants déjà engagés dans une forme de communauté, permettant d’établir un socle de confiance réciproque. Au contraire, le contrat passé entre Alexandre et sa partenaire n’est que la réunion de deux inconnus qui peuvent tout craindre l’un de l’autre, et qui pour cela espèrent se protéger par une codification censée tout prévoir et interdire par avance toute mauvaise surprise. Dans le livre (et peut-être bientôt dans la réalité), l’application smartphone n’offre aucun certitude, seulement d’éventuelles preuves en cas de contentieux ou de poursuites judiciaires.
Sinon, comme l’affligeant héros du roman, on peut toujours avaler un cachet.
Prothèse numérique généralisée, contractualisation achevée des relations sociales, médicalisation complète… relèvent autant de la science-fiction que l’utopie d’un monde capable de prévenir le crime avant qu’il soit commis.
Nous n’avons pas de remèdes aujourd’hui applicables aux maux et aux urgences du monde, auxquelles il réagit par des palliatifs plus ou moins heureux, toujours insatisfaisants, judiciarisation et criminalisation étant parmi les pires solutions, mais sans doute celles que la société présente est le mieux à même de mettre en place (on cite souvent l’hypertrophie du système carcéral étasunien, mais en Angleterre et au Pays de Galles, la population pénitentiaire a quadruplé entre 1900 et 2017, la moitié de cette augmentation ayant eu lieu depuis 1990).
A la question du consentement, nous ne pouvons répondre que par la critique de la question.

G. D., août 2021.

Karine Tuil, Les Choses humaines, Gallimard, 2019.

Vénus à la fourrure, roman de Sacher-Masoch, 1870.

The Duke of Burgundy, film de Peter Strickland, 2014.

Rapport minoritaire, nouvelle de Philip K. Dick (1956) imagine qu’en 2054 une agence gouvernementale, Precrime, élimine par avance toute criminalité en arrêtant le (futur ou presque) coupable à l’instant où il va commettre l’acte. Finies les contradictions du libre-arbitre. L’adaptation au cinéma par Spielberg (2002) en change complètement le sens : à la fin du film, Precrime, dénoncé comme frauduleux et reposant d’ailleurs sur un crime, est supprimé.

Jean-Manuel Traimond, Dissection du sado-masochisme organisé, approches anarchistes, ACL, 2005.

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