Écologie / 07 / Écologie : capitalisme ou communisme ?

Écologie :
capitalisme ou communisme ?

L’affirmation est certes abrupte, elle est pourtant nécessaire : la seule solution à la « crise écologique » contemporaine, c’est une révolution communiste. Encore faut-il s’entendre sur ce qu’accomplirait une telle révolution, ce qui suppose de revenir à ce qu’est le capitalisme. 

1 / TROP DE DÉFINITIONS

Capitalisme bureaucratique, d’État, managérial, libéral, néo-libéral, monopolistique, rentier, post-industriel, thermo-industriel, consumériste, cognitif, pulsionnel, libidinal, spectaculaire, patriarcal, techno-capitaliste, tardif (terme employé dès le début du XXe siècle), pharmaco-pornographique… maintenant capitalisme fossile. Invariablement, le qualificatif l’emporte sur ce qu’il qualifie. Ce qui est supposé permettre d’actualiser et préciser la définition du capitalisme l’efface au contraire.Comme si l’ajout révélait la vraie nature du capitalisme que, jusque-là, on ne voyait pas parce qu’il n’était pas assez mûr. Chacun y ajoute un qualificatif en fonction de son domaine d’expertise ou de ses affinités théoriques, et la liste s’allonge à partir de réalités indéniables mais qu’un temps ou une mode se plaît à prendre pour l’essentiel.
Ainsi, de productivisme et extractivisme, termes neutres ou positifs à l’origine, d’usage courant dans l’industrie, l’écologie a fait ce qui caractériserait le capitalisme et ouvrirait enfin la voie à sa vraie critique.
Autrefois, la décolonisation avait promu un marxisme tiers-mondiste, aujourd’hui on réinterprète le capitalisme à la lumière de la question du sexe/genre, puis de la race. L’urgence écologique fait naître de nouvelles théories du mode de production capitaliste, basées sur des fragments pensés comme la totalité, parce que la réalité sociale est aujourd’hui incapable d’en saisir l’ensemble, et donc les fondements, pourtant nécessaires pour le transformer ou l’abattre. 

2 / CLASSES

Caractériser le capitalisme par l’accumulation et la recherche du profit ne soulève pas forcément trop de désaccords, même avec un libéral : le débat commence sur le mécanisme de cette accumulation et ce qu’il advient du profit. Le définir par le rapport capital/travail salarié est déjà moins bien accepté. Mais risquer les mots « bourgeois » et « prolétaires » passe pour de l’idéologie, du vieux marxisme, presque du marxisme ouvrier.
On en lit une illustration dans un livre par ailleurs estimable : The Human Planet. How We Created the Anthropocene. Simon Lewis et Mark Maslin y décrivent le « changement décisif » d’un mode de vie rural et agricole à une société « guidée par le profit ». Or, gagner de l’argent et en accumuler, cela se pratiquait bien avant le mode de production capitaliste. La nouveauté introduite par celui-ci, c’est la prépondérance de l’accumulation d’argent dans le but de l’investir, et non simplement afin de jouir de sa fortune. L’entreprise (et non plus seulement un entrepreneur individuel : voir notre épisode 2, § 2) investit pour obtenir toujours davantage de profit et, sous l’aiguillon de la concurrence, recommence à une échelle plus large.
Or, selon Simon Lewis et Mark Maslin, nous serions dominés par « une élite guidée par la technologie qui est une menace pour toute la planète » : ils reconnaissent l’existence de classes et des « bases de classe du mode de vie actuel», mais n’en tirent pas la conclusion d’une relation dynamique qui produit le système social, le fait évoluer et pourrait le détruire car, pour eux, le moteur de l’histoire est la combinaison de l’énergie, de la technique et de l’information. Il existe certes des travailleurs, et même une « classe ouvrière industrielle », mais fondue dans « le peuple/les gens » (people) qui est pour eux « le facteur clé ».
Réfléchir sur le mode de production capitaliste sans traiter des classes, ou sur les classes sans envisager les luttes de classes, est un recul, ne serait-ce que par rapport aux historiens bourgeois de la Révolution française du XIXe siècle (qui n’abordaient pas le sujet en socialistes ou en communistes, bien entendu).
Mais définir le capitalisme par l’exploitation des prolétaires par les bourgeois ne suffit pas non plus. Encore faut-il distinguer cette exploitation-là de celle des esclaves, des serfs… (les esclaves n’ont pas renversé leurs maîtres, ni les serfs leurs seigneurs ). Dans le mode de production capitaliste, c’est justement le mécanisme même de l’exploitation, en l’occurrence la contradiction capital/travail, qui rend possible d’envisager sa fin. Là est le sens et le but du Manifeste de 1848, sans cela Marx et Engels seraient des sociologues, des philosophes, engagés dans une action politique pour améliorer les choses, comme tant d’autres en leur temps et au nôtre, sans prétention à contribuer à une théorie communiste.
Il ne s’agit pas d’insister sur les classes afin de rester fidèle à un dogme. Si l’on ne perçoit pas l’existence d’une bourgeoisie dont les intérêts sont, par « nature », en contradiction avec ceux des prolétaires, on ne comprend pas l’obstacle à vaincre, ni comment le vaincre. Au mieux, on en appelle à une démocratisation qui enlèverait son pouvoir à « l’oligarchie », ou le diminuerait. Au pire, puisque « nous sommes dans le même bateau », on s’en remet à la bonne volonté de tous.

3 / PRODUCTIVITÉ

Où est la force extraordinaire du mode de production capitaliste ? Dans la recherche de la productivité, et c’est elle qui explique la production pour la production. Produire pour du profit, cela veut dire économie – par diminution systématique – de travail. Ce qui suppose de compter le temps et, à partir de là, de tout compter. Mais où s’organise cette production? Dans cette réalité tout aussi essentielle au capitalisme, l’entreprise : le capital est une force impersonnelle, gérée par des êtres humains mais supérieure à eux. Là réside le fondement du système qu’il s’agit d’abattre : le mettre au service d’une autre politique, d’un autre développement, d’une autre croissance, n’en modifiera que la surface.
Productivisme est un mot trompeur. Ce système ne produit pas pour produire, mais pour accumuler de la valeur, non par un mouvement qui se serait autonomisé, mais par le travail productif. Au bénéfice bien sûr de la classe qui en profite ; mais la bourgeoisie n’en est que l’agent, pas la cause. D’un autre côté, si une « société de consommation » existe bien (à un degré difficilement imaginable par Marx), le capitalisme ne repose pas non plus sur le fait de consommer pour consommer. C’en est un effet.
Ce qui dans ce mode de production est le plus visible, et qui est bien réel, ne le définit pourtant pas – pas plus l’hyperproduction que l’hyperconsommation. Sinon, « anti-capitalisme » signifiera seulement lutter contre ces excès, et inciter à la modération (le désaccord portant seulement sur le moyen : limiter le capitalisme par le vote, ou par l’action dans la rue, ou par la création d’une économie alternative donnant le bon exemple).

4 / DEUX CONTRADICTIONS ?
ou LA NATURE EST-ELLE UNE FORCE
HISTORIQUE ?

Au cours du XXe siècle, face à un capitalisme qui ne cesse de croître et de dominer le monde, certains, impatients, jugeant la contradiction capital/travail historiquement insuffisante et théoriquement inadéquate, ont estimé qu’il fallait en trouver une autre, dont l’ajout permettrait enfin la compréhension des secrets du capitalisme, et faciliterait son abolition.
Ainsi, on a complété – ou remplacé – l’exploitation par l’aliénation.
D’une tout autre manière, depuis les années 1980, divers marxistes, notamment James O’Connor, ont exposé la thèse d’une « seconde contradiction du capitalisme » : à celle entre forces et rapports de production, ils en ajoutent une autre, entre le mode de production et ses conditions matérielles, en particulier la nature.
Lorsque Marx, pour nous limiter à lui, parlait de contradiction, c’était pour désigner la dynamique qui anime, fait évoluer et peut détruire un système social, en l’occurrence dans le mode de production capitaliste : la contradiction entre forces productives et rapports de production, et/ou entre travail salarié et capital. Ce « et/ou » est nécessaire car la pensée marxienne puis marxiste a largement assimilé ces deux oppositions l’une à l’autre, comme si le prolétariat était porteur des forces productives, dont il s’emparerait pour les développer au bénéfice de tous contre les bourgeois défenseurs de rapports de production au service de leurs intérêts. Sur Marx et marxisme, voir notre épisode 1, § 4.
O’Connor reprend cette contradiction mais inclut la nature dans les forces de production. Marx, explique-t-il, savait que l’agriculture et la sylviculture capitalistes détruisaient la nature, mais il n’avait pas compris que la dégradation de la nature (infiniment plus grave au XXe siècle qu’au XIXe) était un puissant facteur de baisse des profits et des possibilités d’accumulation, au point, selon O’Connor, de constituer une contradiction structurelle de ce mode de production.
Pour Marx, en effet, il ne s’agissait que de contraintes supplémentaires pesant sur le capital. Ricardo, lui, insistait sur la baisse du profit due aux rendements agricoles décroissants en raison de la nécessité d’exploiter des sols moins fertiles. Au XIXe siècle (Ricardo est mort en 1823), même au pays moteur de la Révolution industrielle, l’agriculture restait très importante. Dans Le Capital, le bref passage sur les classes à la fin du Livre III inclut « les propriétaires fonciers » dans « les trois grandes classes de la société moderne » aux côtés des « travailleurs salariés » et des « capitalistes ».
Tout dépend du sens donné à «  contradiction ». Celle opposant bourgeois et prolétaires structure le capitalisme, et elle peut un jour entraîner sa destruction. En revanche, si le capitalisme ruine ses bases « naturelles » – qu’il tend effectivement à traiter comme quasi-gratuites ou inépuisables – cela entame et menace ses profits, complique l’activité de certains secteurs et en ruinera d’autres, mais ne remet pas en cause sa perpétuation en tant que système. Il résoudra à sa façon (dévastatrice pour la nature et catastrophique pour les prolétaires) la crise socio-écologique sans pour autant s’auto-détruire. On pourrait dire que cette évolution « change tout », sauf qu’il ne s’agit pas d’une contradiction touchant au fondement d’un mode de production.
De plus, James O’Connor élargit l’agent du changement social au-delà du travail salarié, et voit se dessiner une unité entre « le mouvement ouvrier » et « le féminisme, les mouvements environnementaux », « les nouveaux mouvements sociaux », et « la lutte populaire quasi universelle pour protéger les conditions de production » et pour « démocratiser l’État ». En 1988, il préfigurait ce qui a été théorisé depuis : la « contradiction de classe » ne serait qu’une parmi d’autres : celles de genre, de race… alors pourquoi ne pas y ajouter un mouvement « pour le climat » supposé apte à mobiliser des foules. Toute contestation tant soit peu importante, toute révolte, est désormais perçue comme une contradiction structurante du capitalisme, et appréciée selon sa capacité à faire descendre des masses dans la rue. Tout ce à quoi l’on s’oppose relevant forcément d’un capitalisme défini de la façon la plus extensible possible, toute lutte serait anticapitaliste. Beaucoup d’auteurs prennent d’ailleurs le plus grand soin à ne pas donner l’impression de hiérarchiser les luttes et donc « les gens » qui y participent. Il n’y aurait plus de centre de gravité social : le centre serait désormais partout.
Au fond, O’Connor considère les conditions matérielles de production comme une force historique dont l’action, comme celle de l’ensemble des forces productives, aurait un effet sur les rapports capitalistes de production. Mais que fait la nature ? La Terre se borne à s’adapter à ce qu’elle subit (de façon imagée, on pourrait la dire « résiliente »). Une force historique, quelle qu’elle soit, prend des décisions, pratique des choix, variés et opposés, elle est capable aussi de se tromper, elle fait plus que répondre à des stimuli et aux contraintes qui la poussent dans un seul sens. Ce n’est pas le cas d’une forêt, d’un glacier ou d’un champ pétrolifère. Parmi les forces productives, seul le prolétariat a une existence sociale, donc peut agir en sujet historique.

5 / SOCIÉTÉ INDUSTRIELLE OU SOCIÉTÉ CAPITALISTE ?

La technique mène-t-elle le monde ?
La bourgeoisie est-elle détentrice d’un monopole sur la technologie, ou du monopole sur les moyens de production ? Les deux, certainement, mais le premier découle du second.
Dit autrement, le mode de production capitaliste est-il d’abord et avant tout un techno-capitalisme ?
C’est un fait que « les marxistes » ont  eu fortement tendance à considérer la technique comme socialement neutre, un instrument que les prolétaires s’approprieraient en le poussant plus loin encore, en le mettant au service de l’humanité et non d’une minorité. Mais repérer le défaut marxiste ne suffit pas. Il faut aller au cœur de ce mode de production, et de ce qui fait et entretient sa classe dirigeante. Les bourgeois maîtrisent la technique parce qu’ils maîtrisent la division sociale qui fait d’eux les détenteurs des moyens de production, et non l’inverse : les experts, ingénieurs, savants, technocrates, etc., ne dirigent pas le monde. Le bourgeois n’est pas modernisateur par principe : ce sont la concurrence avec ses rivaux, et la lutte contre la résistance des salariés, qui l’ont poussé au machinisme hier, au numérique aujourd’hui.  Le fonctionnement du MIT est lié à celui de Wall Street, ce qui ne veut pas dire que le premier est aux ordres du second, ni qu’en se débarrassant de celui-ci l’autre servirait enfin le bien commun.

6 / DE L’INNOVATION CAPITALISTE

Le mode de production capitaliste ne se définit pas par le travail (qui lui est très antérieur), mais par le travail salarié, dont l’existence suppose la séparation du travailleur d’avec les moyens de travail. Depuis quelques décennies, c’est un fait mondial : le déclin accéléré de l’auto-subsistance et des cultures vivrières a fait affluer plus de la moitié de l’humanité dans des villes où le « sans réserves » n’a d’autres ressources pour vivre que d’être embauché par un patron, dans la mesure où il le peut. Dans les pays ou régions dites développées, la salarisation concerne la très grande majorité de la population : même les professions « libérales » (juridiques, par exemple) emploient un important personnel salarié, et la plupart des « auto-entrepreneurs » sont dominés par un patron qui leur impose un rôle de salarié sans la relative protection que donne ce statut. La division du travail (la division en classes) n’a pas attendu le capitalisme, mais lui seul développe une société où tout le monde tend à dépendre de la vente (s’il est prolétaire) ou de l’achat (s’il est bourgeois) de la force de travail.
Le capitalisme ne se caractérise pas non plus par l’argent. Tout est question de proportion : à partir de quel seuil un phénomène est-il assez puissant pour structurer une société ? Il y eut des classes marchandes autrefois : dans son premier volume des Grands courants de l’histoire universelle (1944), Henri Pirenne voyait même une bourgeoisie en Égypte antique en raison de la présence d’un groupe social ne tirant son revenu que du commerce. Finance folle et spéculation ne datent pas d’aujourd’hui : la Hollande a connu sa « crise des tulipes » au XVIIe siècle. La nouveauté capitaliste, c’est que le travail y est marchandise, dès lors tout tend à être marchandisé, et les relations à devenir de plus en plus médiatisées par l’argent. Il est possible de vivre hors réseau électrique (Off the grid), quasi impossible de vivre hors réseau monétaire. Les communautés alternatives qui veulent se passer d’argent s’arrangent en fait avec très peu (minima sociaux, menues économies, argent fourni par des amis ou par la vente de quelques produits).
Travail salarié et capital se rencontrent en entreprise (voir notre épisode 2, § 2). Chacune est forcée par la concurrence à augmenter sa productivité pour accumuler plus de valeur que ses rivales. La croissance est une contrainte, et avec elle ces phénomènes devenus systématiques sous le capitalisme industriel : innovation permanente, obsolescence programmée, surproduction, suraccumulation… avec leurs conséquences sur les prolétaires et la nature.

7 / UN PEU D’HISTOIRE

Relancé par la controverse « anthropocène ou capitalocène », le débat sur la périodisation du mode de production capitaliste porte en réalité sur sa nature.
Selon certains tenants du capitalocène, la Révolution industrielle (fin du XVIIIe siècle en Europe) aurait été impossible sans le « capitalisme marchand » (depuis le XVIe siècle), c’est-à-dire sans l’expansion coloniale et l’exploitation d’autres continents.
Il est vrai que le commerce colonial (en particulier les revenus de la traite et du sucre) a permis d’amasser des fortunes ensuite investies dans l’industrie textile, et a favorisé une demande de produits manufacturés. Mais l’histoire oblige à remonter plus loin encore. La thèse de la centralité du commerce transatlantique dans la révolution industrielle méconnaît la nécessité préalable d’une capacité (et d’une supériorité) « industrielle » pour s’assurer la maîtrise des mers. Auparavant, il avait fallu accumuler des fortunes par un commerce intra-européen, des draps notamment, qui lui-même supposait une productivité supérieure de l’agriculture et de l’artisanat (ou de la proto-industrie) dans le nord de l’Italie, en Flandres, en Angleterre, en France, en Espagne. La circulation suppose une production. Les (énormes) profits coloniaux ne suffisent pas à expliquer qu’en Angleterre, à la fin du XVIe siècle, la productivité d’un ouvrier agricole augmente de 90 % par rapport aux deux siècles précédents, ni que le rendement à l’acre (0,4 hectare) du blé augmente de 50 % entre 1600 et 1750.
La Révolution industrielle a été précédée d’une révolution « industrieuse », où peu à peu tout devient marchandise. Avant l’expansion du marché du travail salarié, s’était instauré un marché des fermages : pour faire travailler sa terre, le propriétaire foncier met en concurrence des fermiers et embauche le plus productif, qui lui-même poussera ses ouvriers agricoles à fournir le profit maximal. L’Inde et la Chine aussi, à l’époque, sont capables d’une agriculture à hauts rendements, mais seulement sur des poches de développement : il manque à ces pays un marché concurrentiel, sur un territoire dominé par un État national relativement stable et unifié, assez fort pour mettre en place une harmonisation fiscale plus avancée que chez les rivaux (la France n’aura un système fiscal unifié qu’après 1789). Le capital aussi devient marchandise (le premier marché d’actions apparaît à Amsterdam, début XVIIe siècle.)
Le capitalisme industriel n’aurait pas existé, ne se serait pas développé comme il l’a fait, sans la richesse accumulée par le capitalisme marchand, en particulier grâce aux profits dus à l’esclavage. Encore fallait-il aller chercher et transporter ces esclaves contre les pays concurrents, en un long affrontement militaire et commercial entre les marines britannique, anglaise, hollandaise, espagnole, française, jusqu’à ce que Angleterre l’emporte définitivement. Un navire de guerre de la Royal Navy, au XVIIe siècle, c’est un système de navigation et de combat (par exemple un millier de raccords de poulie, à changer tous les cinq ans) à la portée seulement de pays déjà capables de ce que l’on appellerait aujourd’hui une « industrie d’armement » (Venise avait été la première puissance maritime à standardiser les pièces des navires), et d’une capacité sociale et technique d’aussi « haute technologie » que le sont aujourd’hui un avion Rafale ou un drone Predator.
En quelques décennies, l’interprétation de la formation du capitalisme moderne s’est déplacée. On minore la Révolution industrielle (tendance sans doute en rapport avec le déclin du mouvement ouvrier dans les anciennes métropoles capitalistes), et l’on surestime ce qui l’a précédée : essor de la banque, exploitation coloniale, esclavage, assujettissement des femmes. La naissance du capitalisme industriel a bénéficié du travail servile, mais son expansion a coïncidé avec la fin de la traite, puis l’abolition de l’esclavage, et s’est construite sur le travail « libre », le salariat, qui fait toute l’originalité de ce mode de production. Qui plus est, la traite n’explique pas le développement industriel allemand ou le fait que les grands ports négriers français ne sont pas devenus des centres industriels. Sans commerce transatlantique, certainement, pas de lancement de la révolution industrielle, mais le fondement structurel capitaliste est dans le rapport capital/travail salarié, présent dès la Renaissance mais qui n’atteint l’ampleur actuelle qu’avec l’industrialisation.

8 / CRISE

Comme nous l’avons rappelé à la fin de notre deuxième épisode, la crise écologique fait partie de la crise de rentabilité. Le capitalisme contemporain tend à assécher une de ses sources de profit, la nature. Ces « rendements décroissants » évoquent ce qu’exposait Ricardo en 1817, et qu’il expliquait par l’obligation de cultiver des sols moins rentables.
Mais le phénomène diffère de celui théorisé il y a deux siècles. Fin XXe siècle-début XXIe, l’augmentation prodigieuse des rendements à l’hectare (« la Révolution verte ») se paye d’une augmentation tout aussi énorme des « intrants » (engrais, pesticides…), et la rentabilité moindre de la terre est due aussi à une dégradation des équilibres naturels, peu concevable il y a deux cents ans, à moins d’être visionnaire comme Fourier.
Le mode de production capitaliste –et donc la bourgeoisie qui le gère – bute sur le fait de ne pouvoir réduire le travail (le facteur humain) à de la valeur, à du temps, à des flux, mais cela vaut aussi pour les facteurs naturels. Il n’y a pas d’anthropomorphose du capital, ni non plus de « naturalisation » du capital, qui ne se soumet jamais complètement ni le travail ni la terre, ni l’humain ni la nature, pas plus que les bourgeois ne maîtrisent l’extravagance prométhéenne et destructrice dont ils sont les agents et les bénéficiaires.
Nous sommes entrés dans une crise « globale » due à des contradiction sociales et politiques qu’aggravent un épuisement des ressources, un coût croissant de l’énergie et des dégâts environnementaux, une exacerbation des rivalités inter-impérialistes et une déstabilisation géopolitique aggravée.
L’histoire nous apprend que des explosions sociales, et même des luttes de classe, peuvent prendre des impasses ou des voies de garage multiples et opposées. Jusqu’à présent, rien n’indique que les actions prolétariennes actuelles, défensives et offensives, sur tous les continents, conduisent mécaniquement à une remise en cause et à un renversement de la relation capital/ travail. Dans cette situation, si un désastre socio-écologique majeur devait advenir (comme un nouveau Tchernobyl en Europe, une canicule exceptionnelle ou une pandémie très meurtrière), l’État y répondrait, comme lors de l’ouragan Katrina, par des palliatifs tout autant sanitaires que répressifs.

9 / COMMUNISME

Nous nous contenterons de tirer ici rapidement les conséquences de la définition du mode de production capitaliste esquissée ci-dessus et dans plusieurs épisodes précédents. Quelques citations un peu longues seront nécessaires pour nous situer par rapport à une perspective résumée par Marx dans ce que l’on considère comme la conclusion du Livre III : « la liberté ne peut consister qu’en ceci : les producteurs associés – l’homme socialisé – règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges. […] La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération.»
L’éco-socialiste Paul Burkett résume bien une vision marxienne et marxiste classique, souvent partagée sous diverses façons par des anarchistes : au contraire du capitalisme qui sépare producteurs et moyens de production, le socialisme/communisme les réunira, en « démarchandisant la force de travail […] La production communiste ou «associée» est planifiée et réalisée par les producteurs et les communautés elles-mêmes, sans les médiations imposées par la société de classe : travail salarié, marché et État. » Propriété commune et travail associé rétabliront le métabolisme des relations entre espèce humaine et nature, rompu par le capitalisme. Citons aussi Michel Husson : « […] le risque de désordre planétaire majeur est proprement incommensurable […] et son coût est infini. Le calcul économique habituel ne sert plus à rien, de sorte qu’une rupture radicale est nécessaire. Il faut sortir de la sphère du calcul marchand. »
Mais est-ce pour continuer à calculer, quoique d’une manière qui ne soit pas marchande ?
Si le mode de production capitaliste est le système social le plus performant jamais inventé pour réduire les coûts de production, il le doit notamment à la comptabilité méthodique du temps de travail, reflétée dans l’obsession moderne de « gagner » ou de « perdre » du temps. Une société libérée du capitalisme pourrait-elle pratiquer un calcul systématique des temps de production qui resterait un simple instrument de gestion rationnelle (et juste), sans par cela même pousser les producteurs et productrices, même fraternels et sororales, à se rendre plus rentables, comme aujourd’hui, sauf qu’elles et ils croiraient le faire dans leur intérêt ? Avec pour inévitable conséquence que cette pression s’exercerait aussi sur les conditions matérielles de leurs productions, entraînant une sur-exploitation de la nature ?
Au XIXe siècle, Engels est peut-être celui qui soit allé le plus loin sur le sujet. Il considère le temps comme l’« étalon naturel, adéquat, absolu » du travail, et en fait le régulateur d’une production communautaire : pourtant, explique-t-il, si 100 m2 de tissu ont demandé 1 000 heures de travail, cela ne veut pas dire que ces 100 m2 de tissu « vaudraient mille heures de travail » (c’est Engels qui souligne), car leur production serait seulement déterminée par « les effets utiles des divers objets d’usage, pesés entre eux et par rapport aux quantités de travail nécessaires ». (Anti-Dühring, 1878)
Pour Engels et les marxistes qui reprennent son analyse, ce calcul du temps de travail n’aurait plus rien à voir avec les comptes capitalistes visant à réduire toujours les coûts, donc à payer le moins possible le salarié et à négliger les effets des productions sur la nature. Pourquoi ? Parce que, à leur avis, le travail désormais associé et consciemment organisé permet de connaître, mesurer et prévoir les quantités de travail nécessaires avant la production, afin de répartir moyens humains et matériels pour satisfaire des besoins décidés en commun par des collectifs de producteurs. Ainsi le communisme affecterait les ressources disponibles, calculées en nombre de briques, en kilos de carottes et en mètres de tissus, et aussi en heures de travail.
Mais peut-on compter à la fois en quantités physiques (« l’effet utile » physique) et en qualité (« la dépense de travail » évaluée en temps) ?
Bien avant l’Anti-Dühring, et vingt ans avant Le Capital, Marx affirmait : « Dans une société à venir, où l’antagonisme des classes aurait cessé, où il n’y aurait plus de classes, l’usage ne serait plus déterminé par le minimum du temps de production; mais le temps de production sociale qu’on consacrerait aux différents objets serait déterminé par leur degré d’utilité sociale. » (Misère de la philosophie)
Près de deux siècles plus tard, sous un capitalisme omniprésent, mais aussi contesté par des luttes nouvelles comme « l’anti-travail » des années 1970, il est possible de repenser la question.
S’il est vrai que toute société doive mesurer, comparer (et prévoir), il ne s’ensuit pas que ces estimations passent forcément par des rapports d’équivalence comme il s’en établit entre les marchandises au cours de l’échange. C’est le capitalisme qui, pour rendre compte des efforts réels et diversifiés, fournis ou prévus, a besoin de pouvoir tout comparer à tout, donc de disposer d’une unité de mesure générale, le temps de travail, de compter tout en temps, et de vivre sous la domination du temps et du contrôle des heures et des secondes. La recherche d’un critère permettant à toute chose de se comparer à toute chose reflète le monde de la valeur, où chaque activité et objet doivent s’aligner le long d’une unique échelle comptable, indépendamment de leur nature propre et des efforts spécifiques qui les ont engendrées.
Si l’on en veut un exemple, la digitalisation du monde en apporte une manifestation éclatante. Nos contemporains s’effarent de la surabondance prodigieuse sans cesse croissante de data en circulation dans le cyberespace : chaque jour, s’échangent près de 3 milliards d’emails, et s’ajoutent sur YouTube 700.000 nouvelles heures de vidéo. Or, la première chose qui devrait nous étonner, c’est le fait de tout réduire à des unités comparables, mesurables et transportables : la photo du bébé, l’article du Guardian, les images de la manif et le chant de Didon sont transformés en 0 et en 1, virtuellement bien sûr, mais un virtuel vécu de plus en plus comme aussi réel que le réel, sinon davantage.
Ce qu’il adviendrait d’Internet dans une révolution, personne ne le sait. Peut-être les amants garderont l’envie et la possibilité de s’envoyer des messages instantanés d’un continent à l’autre (à condition qu’il y ait assez d’électricité disponible pour ce genre d’activité, et assez de techniciens volontaires pour entretenir un tel réseau planétaire). Supposons quand même qu’une humanité différente se lasserait de savoir en un clic tout sur tout et de donner son opinion sur n’importe quoi. Quoi qu’il en soit et autant qu’il est possible aujourd’hui de s’en faire une idée, le communisme ne chercherait pas à ramener toute pratique ou tout objet à ce qu’ils contiennent de commun et d’échangeable  avec tous les autres. Il s’attacherait à satisfaire des besoins qualitativement différents. Il estimerait et compterait les moyens disponibles, sans pour cela les évaluer tous (matières premières, outils, capacités humaines…) selon une essence commune qui serait le temps de travail moyen supposé nécessaire pour les produire.
En 1934, Lewis Mumford montrait comment le compte du temps en était venu à dominer notre monde, et voyait dans l’horloge mécanique, plus encore que la machine à vapeur,  l’invention-clé de la révolution industrielle : « L’horloge est une pièce de machinerie dont le « produit » est les secondes et les minutes ».
Ce détour ne nous a pas éloignés de l’écologie, car il est des façons de voir le monde qui empêchent de le comprendre. Il y a un rapport logique nécessaire entre l’exploitation du prolétaire et la « mise en valeur » dévastatrice de l’Amazonie. Si le capitalisme est recherche systématique de diminution des coûts et du temps de travail nécessaire pour produire – ce qui n’entraîne pas une moindre charge de travail, celui-ci en est au contraire toujours plus densifié –, cela passe par une comptabilité du temps de travail, qui ne peut donc pas être une des bases du communisme. Pour mettre fin à la soif bourgeoise de profit et à ses conséquences dévastatrices sur la planète, la révolution rompt avec l’obsession du rendement, dont le bourgeois lui-même est l’agent. Écologie et productivité sont incompatibles.

G. D., avril 2021

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LECTURES

Simon L. Lewis, Mark A. Maslin, The Human Planet. How We Created the Anthropocene, Pelican, 2018.

Marx et les  classes : Œuvres, Economie, II, Gallimard, Pléiade, 1968, 1424 p.
Fragment  « Les classes», sur les trois « grandes classes de la société moderne », sachant que la propriété foncière devient de plus en plus capitaliste : ibid., p. 1484-1485.

James O’Connor (fondateur avec Barbara Laurence en 1988 de la revue Capitalism, Nature and Socialism) : Capitalism, Nature, Socialism: A Theoretical Introduction, 1988.

Société industrielle ou capitaliste ? Le collectif Pièces & Main d’œuvre interprète le capitalisme sous l’angle de l’hypertrophie technique : « […] la technologie – non pas ses « dérives »- est le fait majeur du capitalisme contemporain, de l’économie planétaire unifiée. […] La technologie, c’est le front principal de la guerre entre le pouvoir et les sans-pouvoir, celui qui commande les autres fronts. » Nous ne sommes pas d’accord, on l’aura compris, mais nous ne pouvons que recommander l’importante documentation disponible sur leur site.

Sur le travail : De la Crise à la communisation, Entremonde, 2017, chap. 3, § 2.

Et Travail : L’enjeu des 7 erreurs, 2017.

Sur la crise capitaliste contemporaine :

De la Crise à la Communisation, Entremonde, 2017, chap. 4.

Et les chapitres conclusifs de Bruno Astarian & Robert Ferro, Ménage à trois, Asymétrie, 2019.

Marx sur « les producteurs associés » : Œuvres, Économie, II, Pléiade, Gallimard, 1968, p. 1487-1488.

Marx, Misère de la philosophie (1847), Chap. 1, § 2.

Engels, Anti-Dühring, 1878, 3e partie, Socialisme, chap. IV.

Lewis Mumford, Technique & civilisation (1934) Ed. Parenthèse, 2016.

Communisation, 2011.

Bruno Astarian, Activité de crise & communisation, 2010.

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