Sur les Gilets jaunes / épisode 03. Mais que veulent-ils donc ?

La révolte des Gilets jaunes est la conséquence d’un profond ras-le-bol ; et, lorsque un vase déborde, il ne faut pas s’attendre à ce qu’émerge une synthèse claire de toutes ses gouttes de souffrances…1 Les occupants des ronds-points n’ont donc pas formulé une liste de « revendications », plutôt posé une multitude de demandes variées et multiformes. On peut même parler d’exigences tant ils refusent le principe même de la négociation, celle-ci étant trop liée dans leur imaginaire à la corruption, aux magouilles et autres arrangements, notamment entre l’État et les bureaucrates syndicaux. Les Gilets jaunes s’expriment pour être entendus, il suffit d’accéder à leurs demandes. C’est à prendre ou à laisser d’où, sans doute, cet appel incessant à la démission de Macron dont on sent bien qu’il ne lâchera rien.
Fin novembre, la compilation d’une quarantaine de revendications circule sur internet ; elle est envoyée aux médias et aux députés. Bien qu’on ne sache trop de quelle manière elle a été réalisée, et donc quelle est sa réelle validité, elle donne une idée de la profusion et de la diversité des demandes et, parfois, de leurs contradictions2. Le fait qu’il n’existe aucun regroupement ou centralisation officielle des demandes des Gilets jaunes, oblige à schématiser pour qui veut en comprendre les grandes lignes.
La mobilisation initiale, pré-17 novembre, a pour objectif de s’opposer à l’augmentation annoncée des taxes sur le carburant. Quelques centimes de plus à la pompe qui, en fin de mois, représentent un coût supplémentaire non négligeable pour les foyers modestes. « Le fait que la gauche, de son côté, ne saisisse pas immédiatement en quoi le prix du diesel touche pleinement à la question sociale souligne le fait qu’elle est coupée depuis longtemps des exploités et ne s’intéresse plus vraiment à leur sort. »3 Cette augmentation n’a en soit rien d’exceptionnel (et n’est pas la première), et elle n’est probablement pas l’attaque la plus grave qu’ait eue à subir les prolétaires de la part du régime de Macron ; cela illustre une fois de plus – à l’instar du mouvement contre le CPE en 2006 – le fait que ce ne sont pas les bureaucraties syndicales ou les militants politiques qui décident quelle étincelle met le feu à la plaine. Mais, si l’aspect d’un mouvement d’usagers de la route continue de teinter la mobilisation, avec par exemple sa fixation sur les autoroutes ou ses cortèges de motards, dès le 17 novembre le prix du diesel n’est plus que l’une des multiples revendications.

Joindre les deux bouts

« On a faim !! On veut partir en vacances !!! On veut des loisirs avec nos enfants !!! On veut vivre !!! Aller au resto. On veut mettre du gas-oil pour aller voir nos familles. »4

Sans qu’on en comprenne le mécanisme, ce qui devait être une protestation d’automobilistes, et de contribuables en colère, prend dès le premier jour l’aspect d’une révolte de travailleurs pour plus de justice sociale. Les demandes qui reviennent le plus fréquemment dans les textes, sur Facebook, sur les banderoles, pancartes et chasubles sont l’augmentation du SMIC (1 300 euros net5), celle des retraites (aucune en dessous de 1 200 euros) et leur indexation sur l’inflation, l’augmentation de diverses allocations (AAH, aide à la garde d’enfants), la baisse de la TVA et le rétablissement de l’ISF, etc.
Ce qui surprend beaucoup en milieu militant, c’est que les Gilets jaunes parlent davantage de revenus et de pouvoir d’achat que de salaires (et certainement pas d’exploitation et de classes mais, sur ce point, quel mouvement social l’a fait ?). La demande d’une augmentation du SMIC met d’ailleurs plusieurs jours à s’imposer, celle d’une hausse générale des salaires est longtemps absente (sauf à la fin du mouvement), ce qui le différencie, a priori, des mouvements sociaux traditionnels. La première explication que l’on peut avancer est que tout le monde a bien intégré que ce n’est pas possible ; médias, économistes et gouvernants (et théoriciens marxistes) le répètent depuis des années, la hausse du prix du travail est impossible en cette période où, du fait de la crise et de la féroce concurrence internationale, les capitalistes sont dans l’obligation de réduire leurs coûts. Ensuite, le salaire ne concerne qu’une catégorie de la population et des Gilets jaunes (bien que majoritaire) : pas les retraités, chômeurs, RSAstes, travailleurs indépendants (beaucoup d’auto-entrepreneurs galériens), ni les fameux petits artisans et commerçants (absents mais malgré tout pris en compte, on y reviendra). De plus, le salaire renvoie dans l’imaginaire à l’individuel et au particulier (chacun ayant un salaire différent en fonction des boites, du statut, de l’ancienneté, du type de contrat, etc.) et à une forme de corporatisme, celui des syndicats (et à ce moyen de lutte spécifique qu’est la grève des salariés concernés). Les Gilets jaunes s’opposent à cette vision et disent se battre « pour tout le monde ». L’évocation du revenu (tous types confondus) a l’avantage de réunir salariés, chômeurs, retraités ou patrons contre un adversaire supposé, l’État. Car, tout comme chacun « travaille », chacun doit faire face aux taxes et aux impôts6. Si on ne voit pas la source (l’exploitation salariale structurelle), on ne peut que constater une injustice, d’où la demande d’une meilleure répartition des richesses produites susceptible de la corriger7.
C’est ce que les Gilets jaunes demandent à un État perçu comme régulateur puisqu’il prélève, encadre et redistribue (retraites, assurance maladie, chômage, etc.), d’où la demande du retour de l’ISF (bien que, vu son montant, il n’ait qu’un aspect symbolique). Il a fréquemment été signalé que les Gilets jaunes sont pour la plupart des travailleurs qui n’appartiennent pas aux catégories les plus pauvres, c’est-à-dire qu’avec leurs revenus ils ne peuvent bénéficier de l’ensemble des aides sociales. Ils ne se perçoivent pas comme des « assistés » – même lorsqu’ils se trouvent être chômeurs ou RSAstes. C’est une révolte de travailleurs qui ne demandent pas l’aumône, mais qui veulent vivre, et « nourrir leurs enfants », grâce au « fruit de leur travail », et qui peinent à le faire.

« Ils ne font pas l’actualité. Même si beaucoup sont proches du seuil de pauvreté, ils ne sont pas considérés comme pauvres et ne peuvent être définis comme catégories cibles des dispositifs de l’action sociale. Même si certains ont pu connaître le chômage, ils ne sont pas, dans l’ensemble, caractérisés par l’absence d’emploi. Au contraire, ils travaillent, souvent durement, et ne se sentent pas pour autant reconnus. Souvent contraints, faute de mieux, de conserver un emploi qui ne leur apporte aucune satisfaction et les plonge même parfois dans une précarité existentielle, ils subissent le quotidien sans avoir de prise sur leur avenir, sans pouvoir faire de projets, et en ayant le plus souvent, à chaque fin de mois, le sentiment de joindre difficilement les deux bouts. »8

Cela explique que ces mots de « dignité » et de décence reviennent fréquemment dans la bouche des Gilets jaunes. La dignité suppose dans cette société un certain niveau de vie, celui qu’est censé apporter un emploi. Il n’est donc pas étonnant que l’idée du revenu universel ait été absente des revendications – il a par exemple été proposé en AG, à Lorient, mais massivement rejeté.

Les Gilets jaunes et l’impôt

Pas besoin d’être grand économiste pour comprendre que sans impôts il ne peut y avoir d’État providence, de Welfare State. De ce point de vue, le discours des Gilets jaunes est très clair : ils ne sont pas contre les « impôts », ils se plaignent de ne pas en ressentir les retombées9. Ce n’est pas un hasard si le mouvement est particulièrement suivi là où le retrait des services publics est le plus manifeste. Double peine pour les prolétaires qui paient des impôts (ne serait-ce que par la TVA qui représente la moitié des recettes de l’État), alors que les plus riches y échappent grâce à divers dispositifs fiscaux. Une « injustice fiscale » flagrante qui explique la question du « consentement à l’impôt » ait été avancée par nombre d’analystes en novembre. Mais, d’une demande de justice fiscale, on passe très vite à une demande de justice sociale.

Un certain nombre de commentateurs d’extrême gauche ont jugé que cette focalisation sur les taxes montrait la bêtise des Gilets jaunes et les éloignait d’une vraie critique du capitalisme. Si chaque prolétaire avait lu Salaire, prix et profit de Karl Marx, nous n’en serions sans doute pas là. Cette question fiscale n’est pourtant pas découplée des rapports capitalistes.
Comme le martèle le porte-parole des Gilets jaunes de Rouen, le PIB augmente, les impôts augmentent (ou stagnent), mais l’État est toujours en déficit et les services publics se réduisent ; où va l’argent ? Dans les poches des capitalistes qui en récupèrent une partie croissante avec les cadeaux fiscaux, les subventions au patronat ou bien encore le service de la dette, d’autant que par ailleurs, les mêmes capitalistes paient de moins en moins d’impôt. C’est l’injustice que dénoncent les Gilets jaunes. Ces dizaines de milliards qui échappent au fisc, et cet ISF que les riches ne paient plus.
Mais l’État n’est pas une institution neutre au service de ceux qui paient les impôts, majoritairement les prolétaires ; il est au service du capital. L’État lui fournit divers services (armée, police, justice, école, administration, etc.) et contribue à réguler le rapport entre capitalistes et prolétaires pour l’extraction de plus-value se fasse dans les meilleures conditions – il régule aussi les rivalités entre les fractions de capitalistes10. Il a besoin pour fonctionner de ressources fournies par les impôts et les taxes prélevées soit sur la classe capitaliste (qui lui consacre une part de la plus-value sociale disponible), soit sur le prolétariat (impôts sur les revenus salariés ou la consommation)11. C’est en fonction des rapports de classes que la charge de l’impôt s’accroît ou diminue sur telle ou telle catégorie de la population, et que la plus-value récoltée est répartie au travers des interventions de l’État (en direction des entreprises ou des travailleurs). Il ne s’agit donc pas d’une question d’honnêteté ou de civisme (payer ses impôts en France), mais bien de lutte des classes au niveau international.

L’État prend ainsi en charge une partie du coût de la reproduction de la force de travail via des programmes sociaux» (aides alimentaires, RSA, CMU, APA, ASPA, etc.) et la scolarité (Éducation nationale) ; il s’agit en fait, fréquemment, d’aides indirectes aux capitalistes (par exemple la formation ou une aide aux propriétaires avec les APL). Apportant un complément de revenu aux travailleurs, ces amortisseurs sociaux contribuent à la paix sociale. Cette partie non-salariale des revenus permet aux capitalistes de maintenir des salaires bas, de compenser la hausse des loyers, de maintenir le pouvoir d’achat (de consommation) des prolétaires, y compris des plus pauvres12. Se sont officiellement 42 % des ménages qui bénéficient de prestations sociales « non contributives » (APL, RSA et autres minima sociaux, aides à la garde d’enfant etc.), un chiffre qui ne prend pas en compte les prestations « contributives » (allocations chômage et les pensions de retraite). Pour les 10 % de ménages les plus pauvres, les prestations sociales constituent 45 % du revenu disponible soit l’équivalent des revenus du travail. C’est en gros la moitié du revenu des prolétaires pauvres qui est versée par les organismes d’État.
La crise de 2008 entraîne une intensification des offensives de la classe capitaliste. Outre un recours constant à l’endettement, elle pousse encore davantage à une réduction des dépenses de l’État (de la plus-value ainsi dépensée pour ses services), plutôt que d’engager une confrontation directe sur les salaires. D’où, d’une part, une baisse de la fiscalité sur les plus riches et les grandes sociétés et, de l’autre, une attaque de l’État contre les salariés qui, par ricochet, profite encore au secteur privé : réformes des retraites, démantèlement accéléré des services publics, coups portés à l’Assurance Maladie et aux programmes sociaux, baisse des APL, dérégulation croissante des prix (électricité, gaz, etc.), baisse du taux du livret A, etc.
Avec la baisse des impôts directes des plus grands capitalistes et l’augmentation des taxes à la consommation (c’est-à-dire la baisse des salaire
s net), l’État transfère d’une classe à l’autre une part de la plus-value sociale : on sait par exemple que l’augmentation des taxes sur le diesel n’avait pas, comme l’annonçait le gouvernement, un objectif écologique, mais qu’il devait compenser budgétairement la pérennisation du CICE (un allégement de cotisations patronales qui ne profite qu’aux plus grands groupes, Carrefour en tête). Les Gilets jaunes sentent évidemment d’où vient le poing qui les frappe, de l’État (poussé par le grand capital) ; ils n’ont donc pas tort de s’en défendre.
Cette manœuvre touche aussi, directement ou indirectement, les fractions capitalistes les moins puissantes et influentes (patrons de PME et TPE, artisans) qui, elles, ne bénéficient pas des mêmes avantages fiscaux. Les interventions de l’État ne favorisent en effet pas de manière uniforme les différentes catégories de capitalistes mais, en premier lieu, la fraction dominante ; d’où une rivalité entre « petits patrons » et « grands capitalistes ».

On a vu que le discours des Gilets jaunes concernant le revenu et le pouvoir d’achat sont très vagues, mais elles reflètent un besoin de justice sociale et, en définitive, du retour d’un État régulateur qui ne serve pas les seuls intérêts des plus riches. Beaucoup ont sans doute cru que l’aspect antifiscal très présent dans la mobilisation pré-17 novembre allait s’imposer comme principal axe de lutte ; or il n’en est rien, ni le 17, ni les semaines suivantes. Les larmes des artisans, commerçants et petits patrons concernant la « pression fiscale » et les « charges » (principalement du salaire différé) sont emportées dans le flot d’une demande de justice sociale13. Par la suite, le mouvement des Gilets jaunes ne développe pas une critique du capitalisme, de l’exploitation et du salariat, il fait une dénonciation, plus ou moins confuse, d’un certain capitalisme, celui des grands patrons, des grands groupes, des banques et de la finance (une dénonciation qui n’est historiquement pas étrangère à la gauche et au mouvement ouvrier). Ceux qui ont désormais entre leurs mains l’État et les médias, et que le RIC et davantage de démocratie permettraient de désarmer. Des thèmes qui, là encore, peuvent théoriquement plaire aux patrons de PME-TPE et aux artisans. Or, on s’aperçoit que seule une infime minorité d’entre eux participent au mouvement des Gilets jaunes, et que leurs organisations professionnelles représentatives, tout comme les partis politiques susceptibles de les représenter (LR, PS), gardent leurs distances ou s’opposent aux Gilets jaunes14.
Cette infime minorité est-elle pour autant assez douée pour exercer une hégémonie politique sur le mouvement, et lui imposer une partie de son discours ?
Peut-être localement. Est-ce à cause d’elle que le porte-parole des Gilets jaunes de Rouen propose le rétablissement de l’ISF avec une exonération à 100 % des sommes s’investissant dans le capital des PME ? En fait, si les Gilets jaunes persistent à parler d’une supposée composante « petits patrons », quasi-inexistante, c’est comme « un gage de respectabilité et d’universalité. »15. Et, bien qu’essentiellement prolétarien, le mouvement des Gilets jaunes tient un discours de concorde, d’unité de tous, de révolte du « peuple », celui d’un réformisme interclassiste. Pourtant, parallèlement, le mouvement refuse et met à bas tout ce qui permettrait que ces revendications trouvent un débouché ou qui inciterait petits patrons et commerçants à le rejoindre : refus des leaders, refus de négocier avec le gouvernement, dénonciation et harcèlement de ceux qui se rapprochent du pouvoir ou constituent des listes pour les élections européennes (nous y reviendrons), refus de déclarer les manifestations, blocages économiques, violences diverses, etc.

« L’invraisemblable sentiment de légitimité des gens »16 

On sait que le compromis fordiste mis en place après guerre (la paix sociale en échange du partage des gains de productivité) est désormais caduc. On assiste depuis trente ans au détricotage de la protection sociale et des services publics à la française, et on sait que le partage de la richesse produite entre profits et salaires (capital et travail) se fait de plus en plus en faveur des premiers. Depuis le début des années 2000 et, en particulier depuis 2008, tout le monde peut au moins le ressentir.
L’irruption de Macron semble être faite pour que tout le monde le comprenne bien. Il s’agit d’acter que tout retour en arrière est désormais impossible17, signifier qu’il est temps de mettre un terme aux souffrances du « modèle social » français. Le « niveau de vie » de vie des prolétaires de France baisse et doit continuer à baisser ; il suffit qu’ils s’adaptent, qu’ils l’acceptent. C’est dans cet objectif qu’une fraction du grand patronat a soutenu Macron et que la bourgeoisie l’a fait élire. Mais, autant de morgue et de mépris de classe était-il prévu et véritablement nécessaire ?

En France, les gens « de gauche » sont une minorité, très réduite. L’expression est très discutable, mais nous entendons par là les personnes qui ont un minimum conscience de ce qu’est le capitalisme, de son fonctionnement, qui y sont opposées et qui s’y opposent parfois activement, généralement en participant à des grèves ou des manifestations18. Ils sont aussi extrêmement minoritaires au début du mouvement des Gilets jaunes. Nombre de ceux qui ont occupé les ronds-points croient, au contraire, aux explications que l’on donne couramment quant au fonctionnement du « système », croient à ce « système » – il ne s’agit pas de bêtise, car il est assez normal de croire cela, puisque c’est ce qu’on apprend chaque jour, à l’école ou dans les médias, partout. Les Gilets jaunes sont majoritairement des personnes qui travaillent, paient leurs impôts, votent (parfois), ne militent pas, ne manifestent pas et ne font pas grève, regardent la télé, sont honnêtes et ne trichent pas (globalement) : ils « jouent le jeu », d’autant qu’aucun autre système n’est possible. Ce sont ceux que, en argot militant, on nomme des « gens normaux ».
Oh, certes, ils voient bien que ce système ne fonctionne pas très bien mais, du moins, pensent-ils avoir la chance de vivre en démocratie. Pourtant, même dans ce cadre, il y a des limites invisibles que l’État peut dépasser par mégarde. Ils veulent bien faire des efforts, galérer, avoir des « fins de mois difficiles » (car ce sont avant tout des prolétaires pris dans les rapports d’exploitation capitalistes)… mais il est des dysfonctionnements qui, soudainement, apparaissent comme des injustices criantes, et des taxes Carbone qui s’avèrent de terribles étincelles. Et lorsque ces prolétaires-là se lèvent, ils découvrent avec surprise que l’État, lui, « ne joue pas le jeu » dont il est censé garantir les règles (les gens « de gauche » évoqués plus haut en ont, eux, l’habitude). Ils découvrent avec effarement la réalité de ce « système », en premier lieu la réalité du maintien de l’ordre – le CRS avec qui on tente de discuter vous matraque – et, dans un second, celui de la justice – lorsque après 48 h de garde à vue, on voit son fils ou son mari, le visage tuméfié, passer en comparution immédiate, être condamné en quelques minute ubuesques et partir en taule. C’est pour le moins énervant. Chris Marker expliquait ce phénomène d’une belle manière :

« Il y a une double erreur dans ces situations-là. L’État révèle tout d’un coup sa face répressive. Celle qui est plus ou moins diluée dans la vie quotidienne ; diluée aussi selon le quartier que l’on habite et le métier que l’on exerce. Mais là il faut faire peur, on sort sa police avec de tout nouveaux affûtiaux qu’on lui ne connaissait même pas. Parfait. Le manifestant de son côté comprend que l’État lui est apparu comme à Bernadette la Sainte Vierge. C’est aussi pour lui une révélation. Dans certains cas extrêmes, il y a quelqu’un qui a le droit de décider pour lui sur quel trottoir il doit marcher et qui, s’il choisit le mauvais, a le droit de l’empêcher à coups de lattes. Donc, cette chose qui m’empêche de traverser la rue, c’est l’État. Mais alors, si je la traverse, si je fais reculer la chose, c’est l’État qui recule… »19

Cela peut paraître naïf, mais cela implique de gros morceaux de sincérité ; ceux qui se soulèvent ainsi se sentent légitimes puisque l’État ne respecte même plus ses propres règles. Ils sont dans leur droit, donc ils ont le droit d’aller ici ou là, de passer tel barrage de police, d’entrer dans tel bâtiment… D’où le slogan « on est chez nous ! »20 scandé face aux flics qui veulent les déloger d’un rond-point ou les empêchent de pénétrer dans un bâtiment public, ou bien encore lorsque des Gilets jaunes débarquent sur une autoroute ; ils sont « chez eux », ils payent ces bâtiments avec leurs impôts, il sont le droit d’y accéder, eux sont légitimes.

Réformes politiques

S’il y en a un qui n’est pas légitime aux yeux des Gilets jaunes, c’est bien Emmanuel Macron, d’abord pour sa représentativité électorale (18 % du corps électoral au premier tour), mais aussi parce qu’il incarne tout ce qu’ils dénoncent, la finance et les dysfonctionnements de l’État et de la démocratie. Le mouvement prend d’ailleurs une rapide tournure politique avec la généralisation du slogan « Macron démission », souvent posé comme un préalable à toute discussion… Le président concentre tous les pouvoirs, donc toute la rage. Les Gilets jaunes les plus politiques demandant aussi, parfois, la dissolution de l’Assemblée.
Le mouvement formule une critique du (mauvais) fonctionnement de l’État et, en premier lieu, de ses dérives anti-démocratiques : s’ils disent fréquemment être en train de faire la révolution ce n’est pas pour mettre à bas cette société, mais qu’elle fonctionne mieux, de manière plus équilibrée, plus juste, « comme avant ». L’État est perçu comme une entité neutre tombée aux mains des plus riches à la suite d’une escroquerie politico-médiatique, voire d’un quasi coup d’État.

Les Gilets jaunes demandent donc le rétablissement d’une « vraie » démocratie ; « le pouvoir au peuple, par le peuple, pour le peuple », rencontre-t-on fréquemment (rarement formalisée par la demande d’une VIe république trop connotée FI). Les Gilets jaunes ont une vision assez commune de la démocratie, particulièrement formaliste, comme relevant de la simple addition des volontés individuelles des citoyens, dont la somme refléterait la « volonté générale ». Comme un grand sondage. Or, elle est un mode de gestion politique imposé par la bourgeoisie à un territoire donné et délimité (d’où les frontières et la nation), qui permet d’y apaiser et d’y encadrer les contradictions et les oppositions qui, sinon, seraient susceptibles de menacer la société de classe et la bonne marche de l’exploitation. Être un lieu d’affrontements (contenus et spectaculaires) fait sans doute son charme, et explique qu’on a tendance à y croire… Cette adhésion, pourtant nécessaire à son fonctionnement, est aujourd’hui en crise. Le processus est de plus en plus grippé d’où, sous des formes diverses, la dérive autoritaire de certains régimes (de la Hongrie à la France en passant par l’Union européenne elle-même), d’où aussi le vote « populiste » qui en est la cause et la conséquence. Autant d’anomalies qui pourraient, à terme, représenter une gêne pour une extraction sereine de la plus-value, en ravivant par exemple les conflits de classes. Les classes dirigeantes sont face à un dilemme : faut-il tenter de retrouver cette adhésion21, ou bien s’en passer définitivement ? L’élection de Macron montre que, en France, pour l’heure, elles privilégient la seconde solution.

On peut dès lors continuer à dénoncer des élites incultes, incapables, corrompues, « déconnectées des réalités » et qui ont failli. Les Gilets jaunes ne s’en privent pas et l’accompagnent d’un profond mépris de classe (contre les très riches) et d’une défiance par rapport à la représentation en général et à la classe politique en particulier22. Cela concerne toutefois l’ensemble des corps intermédiaires qui sont considérés comme complices de ces dérives23 et, en premier lieu, les médias24. Une détestation qui, d’ordinaire, s’exprime par l’abstention aux élections et le vote que l’on dit encore « protestataire » en direction de la FI mais surtout du FN dont les scores ont au moins l’avantage d’horrifier les « élites »… La non prise en compte du résultat du référendum de 2005 est encore en travers de beaucoup de gorges. Au sein des Gilets jaunes, toute délégation de pouvoir est d’ailleurs jugée suspecte, et tout ce qui ressemble à une manœuvre politicienne est aussitôt condamné (listes pour les élections européennes par exemple).
Cette critique du personnel politique en place n’interroge que marginalement les mécanismes de pouvoir et leur imbrication avec les rapports de classes. Dès lors, d’une manière ou d’une autre, il s’agit de le remplacer même si, jusqu’ici, les candidatures sont assez accueillies par les Gilets jaunes. Les intellectuels qui aspirent à ces places et se présentent comme au service du mouvement (par exemple François Ruffin ou Juan Branco) n’ont aucunement intérêt à élever le niveau de compréhension du « système » ; ils continuent donc à vitupérer contre « l’oligarchie », à dénoncer les réseaux et la corruption de ce pouvoir, et ne proposent d’autre solution que de revivifier la démocratie zombie.
Sur les ronds-points, on avance donc toutes sortes de propositions pour améliorer le fonctionnement de la démocratie, empêcher la constitution de véritables castes, ou mettre un frein à la corruption et à l’absentéisme au Palais Bourbon : limiter le cumul des mandats, instaurer le mandat impératif et la révocabilité des députés, limiter leurs privilèges, n’accorder que le salaire médian aux élus, surveiller leurs frais de transports et ne les rembourser que s’ils sont justifiés, instaurer la proportionnelle, revenir au septennat, créer une assemblée citoyenne tirée au sort, etc. Mais le cheval de bataille des Gilets jaunes c’est évidemment le référendum d’initiative citoyenne (RIC). Cette revendication apparaît semble-t-il pour la première fois le 22 novembre ; elle est parfois promue par des militants de la FI (Lille). Mais le RIC se popularise surtout, grâce à la promotion qu’en fait l’un des principaux leaders Gilets jaunes, dans la période du 1er au 8 décembre, celle où la violence des manifestations est la plus grande et où certains ont le sentiment de plonger dans l’inconnu. Ce n’est pas anodin. Le RIC est une porte de sortie politique pour un mouvement qui, à ce moment-là, semble dans l’impasse, sinon condamné à un rapport de force croissant et incertain avec l’État. Il offre aux Gilets jaunes une formulation et un cadre a priori raisonnable à leurs colères et ressentiments spontanés. Il a de plus un aspect interclassiste idéal pour un mouvement qui recherche avant tout l’unité. Perçu comme la panacée susceptible de satisfaire dans le futur toutes les revendications, il tend à supplanter celles à caractère social – ce qui explique qu’il soit tant apprécié des derniers Gilets jaunes « bourgeois ». La mise en avant de cette revendication peut être perçue comme un geste d’apaisement en direction de Macron qui, s’il en avait accepté l’idée, aurait sans doute pu enclencher une rapide démobilisation des Gilets jaunes. Mais le chef de l’État, ne jugeant pas nécessaire de recourir à de si bas stratagèmes, confirme sa posture de fermeté. Si le RIC a parfois été dénoncé, assez bêtement, comme fondamentalement « fasciste », beaucoup de militants à prétention révolutionnaire ont expliqué qu’il est une escroquerie, une manière de détourner la lutte initiale des Gilets jaunes mais, malgré la pertinence de leur critique, ils n’ont eu que peu d’impact sur le mouvement.

Tristan Leoni, mai 2019.

À suivre…

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Lien vers les épisodes précédents et suivants.

1Cette brusque expression d’un ras-le-bol est sans doute le seul aspect qui rapproche le mouvement des Gilets jaunes des événements de Mai 68 : une grève généralisée, soudaine et imprévue, qui fait suite à une journée de protestation contre les violences policières subies par les étudiants. Les syndicats, obligés d’appeler à la généralisation de la grève alors que celle-ci se répand déjà à toute vitesse, donnent un cadre revendicatif classique à un mouvement spontané qui, au départ, n’en a aucun. Sur Mai 68, on peut lire avec intérêt la brochure de Bruno Astarian, Les grèves de mai-juin 1968 (Échanges & Mouvements, 2003, 97 p.).

3M., « Gilet ou pas, ça n’est pas la question ! », Spasme, n° 15, printemps 2019, p.17.

4Sur la pancarte d’un Gilet jaune à Paris.

5Alors que la CGT demande à ce qu’il passe à 2 000 €.

6S’y ajoute probablement l’effet du discours des petits patrons qui disent ne pouvoir augmenter les salaires à cause de la lourdeur des charges imposées par l’État.

7Or, la source du « revenu » se trouve, dans l’entreprise, dans le rapport capital/travail. Là se situe une différence fondamentale, bien qu’invisibilisée. La source du « revenu » c’est, pour le salarié, son travail ; c’est, pour le patron, le travail du salarié.

8Serge Paugam, Face au mépris social, la revanche des invisibles, «  » Gilets jaunes  » : hypothèses sur un mouvement », AOC, Cahier, n° 1, La Découverte, janvier 2019, p. 38-39.

9Nous n’avons donc pas à faire à un mouvement anti-fiscal, ni à une crise du « civisme fiscal » qui appellerait à la grève de l’impôt. La comparaison avec le mouvement de petits commerçants dit poujadiste ne tient donc pas la route ; pas plus que celle avec les Bonnets rouges (initiés par le MEDEF breton et rejoints par des organisations syndicales).

10« L’impôt n’achète pas les soi-disant services de l’État. D’abord parce qu’il n’y a pas de rapport entre l’impôt payé et les services obtenus, et ceci en raison de la fonction redistributrice du budget de l’État, qui lève l’impôt d’un côté et en redistribue le produit de l’autre. Ensuite parce que la plupart des services rendus par l’État aux citoyens leur sont délivrés sans qu’ils aient le choix, sans qu’ils en aient fait la demande. Enfin parce que « l’intérêt général » auquel répondrait de nombreuses fonctions de l’État (réseau routier, police, défense, etc.) n’existe en fait qu’en conséquence des besoins du capital. » B. A., R. F., Ménage à trois : Épisode 10 – « Théorie de l’interclassisme », 25 février 2019, http://www.hicsalta-communisation.com Pour ce passage sur les impôts et l’État, on se reportera à ce texte roboratif.

11Le salaire représentant le montant de la reproduction de la force de travail du prolétaire, y sont donc inclus, en supplément (et en fonction des rapports de force), les taxes, dont la TVA, et, éventuellement, l’impôt sur le revenu.

12Ce n’est possible que grâce à l’exploitation de travailleurs d’autres pays (Chine, Bangladesh ou Éthiopie) qui permet d’importer des produits fabriqués à bas coût et qui ne pourraient être consommés ailleurs.

13Les revendications des « petits patrons » passent sans doute aussi à la trappe car elles sont perçues comme trop catégorielles.

14On est très loin des mobilisations interclassistes qu’ont été le mouvement des Bonnets rouges de 2013 ou celui de Guyane en 2017 où les organisations étaient à la pointe du mouvement. Sur ce dernier mouvement voir Clément, « Révolte en Guyane : La possibilité d’une île ? », Spasme, été 2017, p. 28-40.

17Sauf en cas, peu probable, d’une vague de fond revendicative, ce que ne sont pas exactement les Gilets jaunes.

18Nous n’incluons donc pas dans cette très subjective catégorie toutes les personnes qui se croient ou se prétendent « de gauche ».

19Chris Marker, Le Fond de l’air est rouge, 1e partie : Les mains fragiles, 1977.

20Un slogan peut-être inspiré par des Gilets jaunes ayant assisté par le passé à des meetings du FN où, il est vrai, son sens était tout autre. En quelque sorte un détournement.

21Pour y arriver faut-il rechercher le consensus ou redonner forme au conflit ? D’où les écrits sur le populisme et une forme agonistique de démocratie par Chantal Mouffe, la théoricienne proche de la FI. Voir Tristan Léoni, « Populisme de boue », 2016 sur ddt21.noblogs.org

22Aucun parti n’échappe à ce rejet, pas même, théoriquement, la FI ou le FN ; ce dernier n’ayant jamais été au pouvoir, il conserve néanmoins une allure vaguement « anti-système ». D’où le fréquent emploi du terme « a-partisan » par les Gilets jaunes qui voient les limites d’« apolitique » ».

23Y compris les syndicats qui sont perçus, par beaucoup de Gilets jaunes, par le prisme de leurs dirigeants et donc vus comme corporatistes, corrompus et complices du pouvoir dans l’organisation des reculs sociaux que nous connaissons depuis trop longtemps. Cette appréhension de la situation ne manque pas de pertinence mais entraîne un fort rejet de l’ensemble du syndicalisme et de ses pratiques.

24Le niveau d’assujettissement des médias français à de grands groupes financiers ou de puissants capitalistes est aujourd’hui caricatural – 9 milliardaires possèdent 90 % de la presse française. Parallèlement, la critique des médias s’est particulièrement développée alors que, au début des années 2000, elle était l’apanage des altermondialistes.

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