Homo 11 / Être ce que nous ne savons pas encore (Stonewall, le FHAR et après)

À la fin des années soixante, quand un mouvement d’autodéfense homosexuelle explose en une révolte multiforme, ses éclats éclairent une tentative de critique sociale qui inclurait les « questions sexuelles ». L’élan retombe pourtant, et l’insoumission devient auto-affirmation avant de laisser la place à la revendication. De toute étincelle ne jaillit pas une flamme. Mais quelques-uns ne s’y résignent pas. Nous nous limiterons à quelques moments significatifs dans trois pays, les États-Unis, la France et l’Italie.

De Stonewall au « Gay power »

Pour qu’une rafle tourne à l’émeute, il fallait une époque secouée par l’insubordination ouvrière, des grèves d’un type nouveau, comme à Lordstown, des émeutes noires, les marches pour les droits civiques et la mobilisation contre la guerre du Vietnam.

Ce ne sont pas directement des affrontements de classe qui ont déclenché le mouvement de « libération » homosexuelle, mais sa dynamique était en rapport avec la révolte prolétarienne des années 1960-1970 : l’élan est parti du « bas » de la société. Dans Greenwich Village, le Stonewall Inn était un des lieux de rencontre fréquentés par des homosexuels blancs, noirs et latinos trop jeunes ou trop pauvres pour aller ailleurs ― lieux tolérés parce que contrôlés par la mafia. Pour avoir la paix, le patron, Fat Tony, payait la police, qui ne se privait pas pour autant d’y faire de temps en temps une descente. C’est le cas le 28 juin 1969, mais, ce soir-là, elle se heurte à une forte résistance. Un ouvrier du bâtiment lance un pavé sur la voiture de police, les raflés s’échappent, les flics se sauvent et se barricadent dans le bar qu’ils viennent de vider, assiégés par une foule pluriethnique et multi-générationnelle mêlant sans-travail, sans-abri, gays, travestis, trans, Blancs, Latinos, Noirs… La porte est enfoncée, un incendie éclate, l’officier de police envisage de tirer, l’arrivée de la brigade antiémeute lui en enlève la peine.

Les deux soirs suivants, des milliers de gays et lesbiennes se rassemblent devant le Stonewall, et, là encore, l’élan vient des gays les plus marginaux, prêts à risquer le maximum parce qu’ils ont le moins à perdre. Les combats de rue reprendront le mercredi, brefs mais violents.

Un début d’organisation formelle apparaît, ainsi que des revendications : « Pouvoir gay », surtout « Égalité pour les homosexuels ». À la différence de mouvements antérieurs qui se bornaient à demander la tolérance pour une minorité, gays et lesbiennes exigent maintenant l’égalité complète et immédiate de toutes les orientations sexuelles. En cela, ils sont solidaires du mouvement pour les droits civiques. Dans la mesure où ils partagent, selon les mots d’un émeutier, « une sorte d’identité profonde », ceux qui s’affirment comme gays se pensent en communauté opprimée dont l’union avec d’autres communautés permettra qu’ensemble elles se libèrent. Une semaine après les événements de Stonewall naît un Gay Liberation Front (GLF), avec pour objectif le « Pouvoir au peuple ! ».

À la différence d’un parti, un front agrège provisoirement des intérêts divergents autour d’un but commun. Mais les militants du GLF prennent moins au sérieux le sens précis du mot qu’ils ne veulent se référer aux luttes de libération nationale dans le tiers-monde en général et au Vietnam en particulier. Dans l’addition de minorités appelées à s’étayer mutuellement (Noirs, Chicanos, femmes, jeunes, étudiants…), la classe ouvrière ne compte guère. Lorsque le GLF californien soutient la tentative des vendangeurs chicanos de créer un syndicat affilié à l’United Farm Workers, c’est un aspect mineur de ses activités, l’ouvrier – blanc en tout cas – passant pour réactionnaire donc irrécupérable.

L’échec du rassemblement populaire prôné par le GLF entraîne rapidement ruptures et scissions. Une frange « gauchiste » voudrait replacer la question sexuelle dans le programme global d’une révolution socialiste, généralement sur le modèle cubain ou vietnamien, sous direction d’un prolétariat mythifié. La majorité « modérée » se limite à revendiquer l’égalité (en luttant, par exemple, contre l’interdiction des emplois fédéraux aux gays), et c’est son réalisme pragmatique qui l’emportera.

Quoi qu’on en pense, people power et black power ont un sens en tant que slogans : exiger la maîtrise d’un peuple ou d’un groupe sur ce qu’il vit et là où il vit (allant jusqu’à exiger la création d’un État séparé pour les Noirs et dirigé par eux, formé de plusieurs États du Sud des E.-U.). Or il n’existe ni société ni territoire homosexuels où exercer un « pouvoir gay », et le simple fait d’être inapplicable donnait à cette revendication une force provocatrice et mobilisatrice, le temps que la rébellion cède la place à « faire de la politique » : en l’occurrence, obtenir pour l’homosexualité des positions reconnues dans la société, et des droits garantis par la loi.

« Nous serons gays jusqu’à ce que tout le monde ait oublié que c’est un problème. »

Né en 1943, Carl Wittman écrit en 1969 Refugees from Amerika : A Gay Manifesto, pamphlet édité par le GLF qui va devenir une référence.

Le titre est à prendre au sens premier : plus qu’une déclaration publique écrite, un manifeste veut exprimer la réalité collective d’un groupe, ici d’une minorité qui, comme d’autres aux États-Unis, a trouvé refuge dans un ghetto qui « a ses aspects positifs et négatifs », mais qui est encore un « asservissement, ne serait-ce que parce que c’est le seul lieu où nous pouvons être nous-mêmes ». À San Francisco, « nous avons formé un ghetto par autoprotection. C’est un ghetto et non un territoire libre parce qu’il est encore à eux […]. Nous sommes contrôlés par des flics hétéro, gouvernés par des législateurs hétéro, soumis à des patrons hétéro et exploités par de l’argent hétéro ».

Alors qu’un des mots d’ordre des manifestants de Stonewall était le droit des gays au mariage, le chapitre « Alternatives au mariage » du Manifeste s’y oppose. Le désir de se marier, argumente Carl Wittman, vient d’un besoin de sécurité, d’affection et d’appartenance… rarement comblé par le mariage. Ce dont nous voulons nous débarrasser, ce sont l’inégalité dans le couple, l’exclusivité, le pacte à deux contre le monde et les rôles figés, toutes choses que seules rendront possibles des relations sociales nouvelles, où l’on pourra choisir de vivre un moment seul, ensemble quelque temps ou longtemps, en couple ou à plusieurs, « glissant facilement de l’un à l’autre de ces états selon l’évolution de nos besoins ». « Les mariages gays », eux, « rencontreront les mêmes problèmes que les mariages hétéro, le burlesque en prime ». Dans cette analyse, la question du patrimoine et de sa transmission ― motif majeur aujourd’hui de l’adoption du mariage pour tous ― n’entrent pas en considération : ni l’achat ou la location de logement, ni l’héritage ne sont des questions pertinentes pour Carl Wittman, parce qu’il croit la société sur la voie de profonds bouleversements. Il est loisible de l’imaginer en 1969. Si l’on espère en l’émergence d’un monde sans argent où nous ne serons plus des individus vulnérables, nul besoin de recourir à des institutions bourgeoises pour les protéger, par exemple en donnant le droit de mariage et de propriété à des couples (homosexuels ou non) stables et durables.

« L’homosexualité est la capacité d’aimer quelqu’un du même sexe. » (En italique dans le texte : il s’agit d’aptitude, pas d’une contrainte non choisie.) « Nous ferons l’amour avec des femmes quand ce sera quelque chose que nous voudrons, non à quoi nous sommes obligés, et quand la libération des femmes aura changé la nature des relations hétérosexuelles. » « La raison pour laquelle si peu d’entre nous sont bisexuels est que nous avons fait un tel foin de l’homosexualité que nous sommes obligés de nous voir en homos ou en hétéros. »  Contrairement à la thèse selon laquelle les gays sont « nés comme ça », pour le Manifeste, on ne naît pas homo, on le devient, et il appelle à « libérer en chacun l’homosexuel ».

Malade du sida, en 1986, Carl Wittman préfère le suicide à l’hospitalisation.

« Prolétaires de tous les pays, caressez-vous »

La création, en 1970, de ce qui sera en France le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) est due à l’initiative d’un groupe de femmes, rejointes par des gays à partir de février 1971.

« L’homosexualité reste pour le moment un commun dénominateur pour un ensemble d’individus opprimés » et la «  sortie du ghetto dépendra autant de la transformation possible du désir que du combat politique global des forces révolutionnaires.  […] Pour nous, l’homosexualité n’est pas un moyen d’abattre la société, elle est d’abord notre situation et la société nous contraint à la combattre. » (FHAR, Rapport contre la normalité, 1971)

Alors que les adhérentes du FHAR attendaient beaucoup d’une organisation mixte, l’arrivée d’une majorité d’hommes entraîne une focalisation sur l’homosexualité masculine, et l’activité du groupe s’en appauvrit.

Une participante dira plus tard : « J’ai connu un FHAR complètement changé. […] La notion de groupe était en train de s’effriter, en clan. […] Au bout d’un an, les folles s’étaient mises avec les folles, les pédérastes avec les pédérastes, les gouines entre elles, les politicards, les marxisants entre eux. » (« Toujours une ouvrière », Gai pied, n°9, 1979)

Jugeant le FHAR misogyne, des lesbiennes fondent le groupe des Gouines rouges et s’en éloignent progressivement. Au sein du FHAR, le Groupe 5, pour échapper au « ghetto », tente une jonction avec des groupes (hétérosexuels) d’extrême gauche : « l’homosexualité doit déboucher sur une prise de conscience politique plus large ». C’est un échec : « On avait l’intention […] de faire passer l’idée de la libération sexuelle dans les groupes gauchistes. Nous avons dû y renoncer. » De leur côté, les Gazolines s’organisent séparément, refusant structure et hiérarchie, lançant des slogans comme « Prolétaires de tous les pays, caressez-vous », provocations qui heurtent une extrême gauche dotée d’un faible sens de l’humour.

Le FHAR commençait à « reformer une nouvelle sorte de ghetto, avec notamment l’affirmation d’une identité homosexuelle donnée pour révolutionnaire en elle-même, ce que ne serait pas la bisexualité, considérée comme une récupération, à rebours de l’émancipation vers une multi-sexualité ou polysexualité qui était le credo initial du FHAR et notre projet. » (Lola Miesseroff, cf. « Lectures »)

Refusant cette régression, une minorité – mêlant hommes et femmes, gays, lesbiennes, « bi » et hétéros – rompt avec le FHAR et s’en explique dans un tract :

« L’émancipation des homosexuels ne sera pas l’œuvre des seuls homosexuels. Le problème de l’homosexualité n’est qu’un aspect partiel du problème général des rapports, qui ne sera résolu que dans la transparence totale entre les individus, but et moyen de la révolution.
Néanmoins s’affirme la nécessité d’une organisation des homosexuels : c’est de la conscience de leur oppression spécifique que peut naître leur conscience de l’oppression générale des rapports.

Le FHAR, en tant que structure de rencontre, laissait espérer la création de nouveaux rapports, condition d’une intervention réelle sur la vie. Ces rapports ne se trouvent pas dans les commissions (réunion de spécialistes où l’on s’emmerde). On peut les attendre des comités de quartier, qui, de par leur implantation, ont la possibilité de supprimer la séparation entre les moments de militantisme et le reste de la vie quotidienne.

Le FHAR, parce qu’il est une organisation spécialisée, se manifeste comme un ghetto et créateur de ghettos. On se propose de rencontrer vite, hors du ghetto FHAR, ceux qui en souffrent déjà et qui désirent le dépassement du FHAR par lui-même, en exigeant que soit posé le problème total des rapports et que soit entreprise sa résolution, qui ne pourra être que révolutionnaire. » (Et voilà pourquoi votre fille est muette)

Un jeune homme alors surnommé Marlène et membre du FHAR, déclarera en 1972 :

« Ce que nous voulons, c’est la transformation totale de la vie. On ne fait la révolution que si on la vit en permanence, quotidiennement. »

Mais comment, quand tout reflue ? Faute d’une dynamique sociale qui engloberait diverses dimensions, les contestations se spécialisent, et les comités de quartier mentionnés dans le tract ne peuvent renverser la vapeur. Comme aux États-Unis, les gays français « politiquement engagés »  auront évolué de la demande de tolérance et du « droit à l’indifférence » à l’auto-affirmation d’une communauté, puis à l’exigence de reconnaissance de ses droits.

Le Fléau social, lancé en 1972 comme dissidence au sein du FHAR, bientôt animé par Alain Fleig (1942-2012), s’ouvre sur ce qu’il y avait de moins orthodoxe et de plus radical chez les anarchistes, les marxistes, avec un intérêt particulier pour les situationnistes. Tardif croisement d’un mouvement homo en voie de parcellarisation et d’un mouvement communiste défaillant. L’aventure se termine en 1974, au bout de cinq numéros.

« Communisme gay »

Mario Mieli (1952-1983), figure du mouvement homosexuel italien, a vécu une activité intense, politique et théâtrale, en Italie, mais aussi à Londres et à Paris, où il assiste en 1973 à quelques réunions d’un FHAR déclinant : « Une assemblée du FHAR est très belle si on la vit en trip. » Provocation et scandale sont pour lui indispensables pour faire comprendre que la lutte de classes passe par le corps, et qu’une révolution n’a de réalité qu’en révolutionnant aussi l’usage et le sens des corps.

Ses Eléments de critique homosexuelle paraissent en 1977, année où l’effervescence sociale approche en Italie un seuil insurrectionnel. Pour lui, c’est l’hétérosexualité comme norme qui est pathologique, car contraire à l’« universalité du désir homoérotique » : « le désir homosexuel est présent en tout être humain » (comme Carl Wittman, Mario Mieli critique implicitement la thèse d’une homosexualité qui s’imposerait au sujet sans qu’il l’ait choisie).

C’est le capitalisme qui encourage la monosexualité : « L’intérêt du capitalisme étant de maintenir la subordination des femmes et la sublimation répressive des tendances érotiques perverses, la (re)conquête de la transsexualité sera concomitante à la chute du capitalisme et au refus du travail aliéné et aliénant : la lutte des hommes et des femmes est (fondamentale pour) la révolution communiste. »

Par conséquent, « la complète désinhibition des tendances homoérotiques est une des conditions sine qua non de la création du communisme ».

Ce que Mario Mieli nomme transsexualité est à l’opposé de ce que l’on entend d’ordinaire par « changer de sexe » à l’aide de la chirurgie et de la chimie : la transsexualité, pour lui, c’est la libération en chacun de ses tendances potentielles, et la réalisation de « l’érotisme polymorphe de l’être humain ».

Au contraire, dans la société actuelle, répression et refoulement conduisent ceux qui veulent quand même vivre leur transsexualité (au sens de Mario Mieli) à copier la monosexualité : la femme trans aspire à  une virilité, l’homme trans à une féminité, et l’un comme l’autre demeurent coincés dans le monosexuel.

Très minoritaire en son temps comme au nôtre, cette critique rencontrait néanmoins un écho à l’époque :

« Je ne veux pas être récupéré par la normalité hétérosexuelle parce que je ne crois pas en elle. Mais je ne crois pas non plus en un modèle homosexuel et alors, conscient de mes limites, je veux progresser dans ma libération pour faire exploser tout ce que j’ai refoulé […], me changer moi-même et n’être ni homosexuel ni hétérosexuel, être ce que nous ne savons pas encore, parce que c’est réprimé. » (Lambda, n2, Turin, 1977)

Comment parvenir  à ce que Mario Mieli appelle « communisme gay » ?

Il est sans illusion sur la portée de la contestation homosexuelle : « Si, comme le féminisme, l’homosexualité est en train de devenir à la mode, sa marchandisation n’altère en rien les mœurs, ou mieux, si maturation des mœurs il y a, elle avance à pas de tortue, tandis que les modes éphémères s’affirment, se dépassent et galopent. » Il sait que sous le capitalisme moderne, il n’y a rien de subversif en soi dans le fait de revendiquer une sexualité « non-conforme ».

Alors, n’acceptant pas que l’horizon historique reste bouché, Mario Mieli propose des issues là où il croit en voir.

D’abord, comme d’autres en quête de prolétaires non « intégrables » (chez les immigrés, par exemple), il cherche à l’intérieur du mouvement homo la minorité radicale, et l’aperçoit chez les lesbiennes : « La présence des lesbiennes révolutionnaires constitue le lien principal entre mouvement gay et mouvement féministe. Le mouvement homosexuel des femmes est formé par les lesbiennes révolutionnaires et il est souhaitable que le mouvement des femmes devienne de plus en plus homosexuel. »

Mais ces lesbiennes révolutionnaires restent introuvables ; l’hétérosexualité étant pour lui « la condition de la production capitaliste », Mario Mieli en vient donc à l’idée que la subversion repose sur la libération de l’Éros. L’éros ainsi élevé au niveau d’une force historique, sa répression passe pour la cause qui explique tout : « Le machisme est la plus grave entrave à la réalisation de la révolution communiste. »

Mario Mieli atteint ici le point maximum où l’on peut aller en voulant joindre révolution sociale et révolution sexuelle… tout en croyant la sexualité porteuse d’une charge subversive sans égale.

On peut lire Éléments de critique homosexuelle comme symptôme d’une fuite en avant intellectuelle quand la classe révolutionnaire ne répond pas aux attentes, et cet échappement n’est pas propre à Mario Mieli. Dans un premier temps, comme on l’a vu après Stonewall, constatant l’engluement des ouvriers dans une lutte de classes qui s’entretient elle-même, l’attente révolutionnaire mise sur la jonction de « minorités » : Noirs, femmes, homos… Hélas, par leur spécialisation même, ces minorités déçoivent à leur tour. Reste la quête d’une dimension humaine qui engloberait la question sexuelle, sorte de sphère qui contiendrait toutes les autres, le vrai « qualitatif ». Cet espoir à son tour frustré, on élargit la sphère à la totalité de la vie, au cosmos, objectif de plus en plus vaste et de moins en moins tangible : Mario Mieli en appelle aux fleurs, aux animaux…

Combattant d’un « érotisme nouveau (et à la fois très ancien) de type polysexuel, transsexuel », et lucide sur ce que devenait le mouvement gay ascendant, Mario Mieli demandait trop à son époque. Il a fini par se replier sur l’écriture, réfugié dans le mysticisme avant de se suicider, à 31 ans.

Ni ghetto, ni communauté

Quelques années après la mort de Mario Mieli, le sida a contribué à transformer la révolte gay en mouvement de défense (et par là même, de promotion) d’une catégorie.

Quoiqu’il fasse plus de victimes dans le monde parmi les hétéros (les femmes notamment), il a donné lieu à une forte mobilisation gay, paradoxalement renforcée par le fait que l’épidémie a d’abord été associée à l’homosexualité : on parlait de « cancer gay », et la presse a mis longtemps à renoncer à l’appellation « GRID » (Gay-Related Immune Deficiency) pour celle de VIH ou de SIDA. Contre cette stigmatisation et face à la menace de mort, des centaines de milliers de personnes ont pris conscience de ce qu’elles partageaient et se sont organisées en conséquence, jusqu’à adopter, comme Act Up, en France, des méthodes radicales. Parmi ceux qui s’appellent et que l’on appelle désormais les « gays », le sida aura ainsi favorisé un changement d’image sociale de l’homosexualité, qui, de pratique sexuelle, passe maintenant pour mode de vie caractéristique d’une minorité.  

Le sida a accéléré la création d’associations, dont certaines ont entraîné, à terme, la naissance d’institutions bénéficiant parfois d’un soutien officiel. Quand la défense des intérêts du groupe passe par la recherche de sa reconnaissance sociale, il est logique que ces organismes ― Act Up compris ― bénéficient de subventions publiques. Comme il est normal que, tout en combattant les syndicats, le patronat concoure à leur financement, ce qui aide à les contrôler. D’autant que, si une partie de la société et de la classe politique demeure farouchement hostile à l’homosexualité, l’aile réformatrice bourgeoise, mêlant « libéralisme social et gauchisme culturel », encourage l’empowerment individuel et collectif,  en matière sexuelle comme ailleurs : chaque minorité tend à occuper des parcelles de pouvoir là où elle est. Il existe maintenant un « mouvement » homosexuel, non directement politique, mais exerçant un rôle politique au nom d’intérêts collectifs.

Légitimation publique, présence médiatique, reconnaissance institutionnelle et participation aux structures administratives… tout cela représente une réalité nouvelle, mais ne suffit pas à constituer une réelle « communauté » unissant l’ensemble des hommes qui préfèrent les hommes (et des femmes qui préfèrent les femmes). Il n’y a pas de mode de vie homosexuel.

Tout au plus existe-t-il un mode de vie gay, celui d’une minorité des homosexuels, qui revendique une sociabilité distincte en tant qu’homos ; mais leur micro-société est en fait une micro-culture autour de lieux de rencontre, de loisirs, de vacances, de shopping, d’entreprises spécifiques (plombier ou agence immobilière) adhérentes d’un Syndicat national des entreprises gaies. Plus un style de vie qu’un mode de vie.

Certes, malgré ce qui sépare leurs positions et leurs revenus, le médecin gay, la soldate lesbienne, l’ouvrier et le cadre supérieur gays ont en commun de subir, à divers degrés, une discrimination due à leur sexualité (ne serait-ce que par le fait, pour certains, de devoir la cacher). Mais être victime ne suffit pas à « faire communauté », pas plus qu’à elle seule, d’ailleurs, une disposition sexuelle ne définit des mœurs. Une communauté suppose le partage d’une origine, d’une foi ou la convergence d’intérêts essentiels : une orientation sexuelle ne crée pas une appartenance. Une fois acquise l’acceptation – même limitée – de la différence sexuelle commune, la hiérarchie sociale reprend ses droits : le patron gay agit en patron et son employé gay, en employé ; et ils ne descendent ensemble dans la rue que le jour de la Gay Pride ou d’une manif en soutien au « mariage pour tous ». « Communauté » ? quand au défilé de la Fierté gay, le char du FLAG (les homos de la police) avoisine le cortège des anars…

Le placard (closet) n’est pas devenu ghetto. Harlem est un ghetto noir, mais, à San Francisco, Castro n’est qu’un quartier gay : pour reprendre les termes de Carl Wittman,  « flics hétéro », « législateurs hétéro », « patrons hétéro » et « argent hétéro » sont maintenant doublés de flics gays, de législateurs gays, de patrons gays et d’argent gay. Et, si les médias militants LGBT sont très actifs, il n’existe aucune presse gay ou lesbienne (imprimée et en ligne) de grande diffusion, comparé à la profusion de magazines sur tous les sujets, « féminins » entre autres. Le gay de gauche s’abonne à Mediapart. La lesbienne passionnée de sport lit L’Équipe.

Presque cinquante ans après celui de Carl Wittman, on n’écrit guère de « manifeste gay ». Gays, lesbiennes, bis et trans n’adressent plus à la face du monde des programmes de bouleversement général de la société : elles et ils revendiquent des droits et demandent la pleine application de ceux déjà obtenus. S’exprimer, aujourd’hui, ce n’est pas lancer une proclamation, c’est se rendre visible. Il ne s’agit plus de s’affirmer hors norme, mais d’obtenir l’élargissement maximal d’une normalité qui, à force de tout inclure, finirait par disparaître.

G.D., septembre 2017.

En complément de ce chapitre, nous publions un entretien avec Lola Miesseroff, alors membre actif du FHAR. 

Lectures

Sur Stonewall : un point de vue gauchiste, mais riche en témoignages :

OJTR, Lordstown ou les déboires de la General Motors, 1973.

Carl Wittman, Refugees from Amerika : A Gay Manifesto, Red Butterfly, New York, 1970 :

Une biographie de Carl Wittman.

Michael Sibalis, « L’arrivée de la libération gay en France. Le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) », Genre, sexualité & société, n° 3, printemps 2010.

FHAR, Rapport contre la normalité, 1971.

Témoignages sur le FHAR : « Prolétaires de tous les pays, caressez-vous », Gulliver, 1972.

Philippe Pellen, Jean Schwartz, Roland Simon, Jacques Dansette, Lola Miesseroff, Jacques Desbouit, Patrick Deregnaucourt, Karine Gautrat, Et voilà pourquoi votre fille est muette

Une présentation de la revue Le Fléau social : https://blastemeor.noblogs.org/le-fleau-social/

Alain Fleig a repris des articles du Fléau Social dans Lutte de con, piège à classe, Stock, 1977.

Lola Miesseroff, Voyage en outre-gauche. Paroles de francs-tireurs des années 68, Libertalia (à paraître en 2018).

Marcello Tari, Autonomie ! Italie, les années 1970, La Fabrique, 2011.

Mario Mieli, Éléments de critique homosexuelle. Italie : les années de plomb, EPEL, 2008 (édition italienne, 1977).

John d’Emilio, Estelle B. Friedman, Intimate Matters. A History of Sexuality in America, University of Chicago Press, 1988-1997.

John D’Emilio, « Capitalism & Gay Identity », in Henry Abelove, Michèle Aina Barale, David M Halperin (dir.), The Lesbian & Gay Studies Reader, New York, Routledge, 1993, 666 p.

Cet article au format PDF