Quoi qu’il en coûte Le virus, l’État et nous / 02

/ Deuxième partie /

 

De la résistance des prolétaires

« Non, je ne rentrerai pas, je ne foutrai plus les pieds dans cette taule, c’est trop dégueulasse ! »

Jocelyne in Pierre Bonneau,
La Reprise du travail aux usines Wonder, juin 1968.

« J’en pouvais plus de rester enfermé avec mes collocs,
du coup j’me suis inscrit en intérim !
 »

Un camarade, mars 2020

Face à la double injonction contradictoire du gouvernement appelant à rester chez soi, mais à continuer dans la mesure du possible de travailler (protéger la population, sauver l’économie), face au cynisme et à l’incompétence apparente de nos gouvernants, un certain mécontentement est palpable. Mais bien des conflits n’auront pas lieu, car des centaines de milliers d’entreprises vont choisir le mécanisme « exceptionnel et massif » de chômage partiel proposé par le gouvernement. Et si nombre de travailleurs se sentent méprisés, traités comme de la chair à canon, aucun mouvement de protestation ne semble émerger à l’heure actuelle. L’effet paralysant de la crise est le plus fort.

Il y a certes eu quelques débrayages, notamment durant la première semaine de confinement1 du fait de l’absence de mesures sanitaires sur certains sites ; les grévistes demandant alors une amélioration des conditions de travail ou bien la fermeture de l’entreprise et le recours au dispositif de chômage partiel. La colère s’élevant parfois lorsque des ouvriers constatent qu’une partie de la direction et de l’encadrement de leur boîte a disparu, ayant opté pour le télétravail, alors qu’eux sont condamnés à prendre des risques. Quelques grèves ont pu éclater aussi après la découverte d’un cas de coronavirus au sein du personnel et, dans quelques cas, afin d’obtenir une prime exceptionnelle pour le risque encouru par les salariés. Ces batailles paraissent toutefois menées selon des méthodes assez classiques et généralement avec un encadrement syndical très banal (par exemple, un débrayage d’une partie du personnel pendant une demi-journée).
On notera aussi que, dans de nombreuses entreprises, des prolétaires ont fait valoir leur « droit de retrait », lequel permet à un salarié de cesser le travail pour cause de danger « grave et imminent pour sa vie ou sa santé » – essentiellement à titre individuel, mais aussi parfois collectivement, manière détournée de faire grève. Que le taux d’absentéisme a également fortement augmenté depuis le déclenchement de la crise, plus particulièrement dans des secteurs comme l’agroalimentaire et le nettoyage, où il atteindrait jusqu’à 40 %2. Enfin de très nombreuses entreprises ont été obligées sous la pression des salariés de mettre en place des mesures sanitaires pour éviter un conflit en cette période cruciale ; c’est notamment le cas dans un secteur en tension comme celui de la grande distribution (sans doute avec des disparités).
Mais, dans l’ensemble, les actions collectives de résistance ont été, en définitive, assez peu nombreuses si l’on pense que c’est presque tous les travailleurs qui, au départ, ont été confrontés à la question du risque, puis sans doute entre un quart et un tiers des salariés du privé qui ont été obligés de continuer à aller travailler. Pour l’instant, la conscience qu’ont acquise certains travailleurs du caractère stratégique de leur emploi (santé, grande distribution, logistique) n’a pas, mécaniquement, augmenté leur combativité. Le salariat est un rapport social qui nie l’humanité du travailleur. Mais la mise à jour, la découverte pour certains, de cette vérité s’accompagne d’une autre, celle d’un prolétariat largement fragmenté, atomisé. La peur, l’insécurité que ressentent de nombreux travailleurs accroissent les tensions, et, en cette période d’épidémie, les témoignages de comportements individualistes sur les lieux de travail ne manquent pas. Dans l’incertitude, la solidarité comme l’égoïsme peuvent se renforcer ; la pression morale, et patronale, sur les travailleurs selon laquelle de leur activité dépend le sort « du pays » participe à ce déchirement interne entre « responsables » et « irresponsables ». La crise semble pousser la majorité d’entre eux à accepter « le sacrifice » pour « la survie » de la population.
Ceux qui ont fait grève ou, le plus souvent, qui ont exercé leur droit de retrait ne l’ont pas fait pour ne pas aller travailler, pas davantage pour protester contre les mesures sécuritaires du gouvernement, mais pour ne pas aller travailler dans ces conditions-là3. Pourtant, c’est bien la lutte des classes qui pointe ici son nez à travers la contradiction entre les intérêts de la production et des échanges marchands et ceux des travailleurs, c’est-à-dire ici leur santé.

Il est impossible de savoir à quel point cette grogne a pu contribuer aux fermetures d’entreprise. Elle s’est sans doute ajoutée à un mouvement plus vaste de paralysie générale du pays durant cette première semaine de confinement. Les arrêts de travail ont eu un effet boule de neige depuis les usines chinoises jusqu’aux industries françaises (par exemple, du fait du manque de pièces détachées), via les sous-traitants en cascade et des commandes en chute libre (la consommation en France a baissé d’un tiers depuis le 17 mars4) ; effet amplifié par de nombreux éléments perturbateurs dont la fermeture des établissements scolaires.

La situation de l’économie française et des 26 millions de salariés travaillant en France est difficile à cerner, d’autant qu’elle est évolutive (arrêts/reprises d’activité), et que les chiffres disponibles sont parfois contradictoires. On peut toutefois en dégager quelques ordres de grandeur en ce début du mois d’avril :

Le dispositif de chômage partiel qui, il est vrai, peut n’être que partiel, concernerait en ce moment pas moins de 9 millions de salariés, soit presque un salarié du privé sur deux. Chiffre qui fait écho à celui selon lequel l’activité économique serait réduite d’un tiers du fait de la crise sanitaire (fin mars), bien que nombre de prolétaires ayant perdu leur emploi ne bénéficient pas de ce dispositif : ceux qui ont tout bonnement été licenciés, les précaires qui n’ont pas vu leur contrat reconduit, beaucoup d’intérimaires, et la masse des travailleurs au noir5. Alternative au problématique licenciement partiel ou complet du personnel, le dispositif simplifié et élargi d’activité partielle, qui ne coûte rien à l’entreprise6, lui offre au contraire de conserver ses salariés formés et disponibles, et doit permettre une reprise rapide du travail.
Pour cela, l’État va devoir débourser des dizaines de milliards d’euros ; mais c’est aussi le prix à payer pour éviter qu’à la crise sanitaire s’ajoute une catastrophe sociale génératrice de conflits. Cette stratégie du maintien des revenus qui comprend prolongation des indemnités de chômage, versement anticipé d’allocations, etc. ne répond évidemment pas à un instinct philanthropique, mais au besoin d’une relative stabilité sociale (permettant par exemple d’éviter la question, quasi taboue, de l’interruption du paiement des loyers).

Et il y a ceux qui continuent de travailler, la plupart. Le recours au télétravail, qui peut lui aussi n’être que partiel, concernerait 8 millions de salariés (en gros, un quart des actifs, dont la majorité des cadres, mais aussi beaucoup d’employés et de fonctionnaires)7. Les autres, c’est-à-dire une large part sinon la majorité de ceux qui travaillent « avec leurs mains », vont encore bosser sur leur lieu de travail, malgré le risque de contamination.

Alors que des secteurs « ouvriers » ont été presque entièrement mis à l’arrêt en mars le bâtiment, par exemple –, l’heure est déjà à la remise en route pour de nombreuses industries. Après avoir parfois contribué à la fermeture de sites, les syndicats sont aujourd’hui en négociation avec le patronat pour organiser la reprise générale de l’activité économique8.
Dans l’industrie automobile, complètement à l’arrêt depuis la mi-mars9, des accords d’entreprise quasi identiques ont été signés chez Renault et chez PSA entre les syndicats majoritaires et la direction (on imagine le rapport de force dans ces usines vidées de leurs salariés). Ils prévoient le maintien de 100 % du salaire pour les ouvriers dans le cadre du chômage partiel (la part non prise en charge par l’État sera financée par un fonds de solidarité abondé par l’entreprise et, sous forme de congés perdus, par les salariés eux-mêmes), des mesures garantissant la protection sanitaire des salariés, une reprise graduelle de la production (pour éviter une surproduction), une flexibilité du travail accrue permettant d’intensifier la production si nécessaire (par exemple, des semaines de six jours de travail ou la limitation des durées de congés payés). Les accords de ce type vont sans doute se multiplier dans les prochaines semaines. On voit ici que le rôle des syndicats pourrait être essentiel à une reprise du travail dans de bonnes conditions, mais leur profonde faiblesse risque d’être regrettée tant par les salariés que par les patrons et le gouvernement.

Si la relance de l’économie va se faire progressivement pour des raisons sanitaires et techniques, certains avancent également des raisons sociales à cette lenteur. En effet, après tant de mensonges, de cynisme et d’incompétence, comment la population réagira-t-elle à l’injection de milliards d’euros dans l’économie, à l’« effort national » et aux nouveaux sacrifices qui leur seront demandés ? Beaucoup (surtout en milieu militant) clament que « le jour d’après » sera donc celui d’une expression de colère inégalée de toute évidence, le gouvernement envisage aussi cette possibilité.
Nous espérons bien sûr un tel sursaut, même si le niveau de résistance des travailleurs en cette période de confinement ne le laisse guère présager. Certes, la tension sur les revenus et les prix, la hausse des loyers, la baisse du niveau de vie ont poussé, il y a peu, de nombreux prolétaires dans la rue, dans une explosion de colère inattendue, et inédite dans sa forme (les Gilets jaunes) ; mais cet épisode a été suivi d’une mobilisation des prolétaires contre la réforme des retraites très faible et renouant, dans sa forme, avec des méthodes classiques. C’est que la dynamique de la lutte des classes n’a rien de mécanique. Qu’est-ce qui déclenche la révolte ? Certainement pas le fait de toucher le fond (qui serait un abyssal niveau de pauvreté ou l’instauration d’une dictature). Dans son dernier ouvrage, l’historien et démographe Emmanuel Todd reprend à sa manière l’hypothèse du basculement, qu’il lie à « l’arrivée en masse dans la vie active de générations qui […] n’ont pas connu le monde plus pauvre d’avant : [dont l’]existence s’inscrit, avant le déclin de ces dernières années, dans un monde prospère. Ces générations sont d’autant plus sensibles à la chute10 ».
Si l’on peut espérer que la crise contribue à bousculer les idées reçues sur le travail (sa valeur, son utilité, son caractère essentiel ou non, la hiérarchie des salaires), la route de la critique de l’exploitation, presque disparue des radars depuis des années, risque d’être encore longue. Quant à la haine à l’encontre de Macron et de son gouvernement, ressentie par une part croissante de la population, il y a peu de chance qu’elle débouche sur une critique de l’État. Au contraire vont sans doute s’accentuer la demande (déjà présente) de son retour et l’envie d’un gouvernement qui, enfin, soit compétent et réellement au service de la population, et non pas à celui des capitalistes les plus puissants. Davantage que leur violence, c’est le discours interclassiste des Gilets jaunes qui menace de ressurgir, car ici, réellement, nombre de « petits patrons » et artisans « souffrent » aussi de la crise.
La rentrée sociale (personne ne peut dire quand, ni dans quelles conditions sanitaires et sécuritaires) sera très probablement marquée par des émeutes du samedi bien plus vigoureuses que celles des derniers « actes » des Gilets jaunes – dont on n’évitera pas la dimension rituelle avant tout destinée à des militants surmobilisés –, mais elle le sera aussi par les manœuvres de politiciens très en verve, parfois prétendument radicaux, qui tenteront de refourguer leur camelote alternative à des prolétaires exaspérés mais déboussolés.

Fantasmes autour des « banlieues »

Le terme banlieues désigne, on le sait, les quartiers où vivent essentiellement des prolétaires, majoritairement ou très majoritairement issus d’une immigration extra-européenne. Dans les premiers jours qui suivent le 17 mars, beaucoup remarquent, pour s’en réjouir ou le déplorer, que dans certains de ces quartiers l’activité quotidienne ne semble guère perturbée et que le confinement y paraît peu respecté11. Généralement, en ce qui concerne les banlieues, ce qui est dénoncé par les sites d’extrême droite est encensé par ceux d’extrême gauche, et inversement… Ici, c’est moins clair, moins évident.

On pourrait expliquer la difficulté du confinement dans ces quartiers par une combinaison de facteurs qui leur sont spécifiques : une forte densité de population, un parc immobilier surchargé et dégradé (parfois insalubre), une activité d’ordinaire plus intense et des liens de sociabilité plus développés12 que dans d’autres quartiers urbains, la proportion élevée de prolétaires obligés de continuer d’aller travailler, un rejet, une méfiance et une ignorance habituels de l’autorité publique, ou encore parfois une faible maîtrise du français (langue dans laquelle la plupart des consignes sanitaires sont énoncées). Enfin, des fonctionnaires de police qui n’ont ni l’envie ni, surtout, les moyens de gérer la multitude de micro-émeutes qu’engendrerait l’imposition stricte du confinement, et une hiérarchie pour laquelle le faire respecter dans ces quartiers n’est, au moins au début, « pas une priorité13 ».
Il n’est donc pas surprenant que de très nombreuses contraventions aient, par exemple, été dressées le 17 mars en Seine-Saint-Denis, département le plus pauvre de France, mais aussi que le coronavirus ait de beaux jours devant lui auprès des prolétaires les plus précaires. À la fin du mois de mars, on constate d’ailleurs une importante propagation du virus et une très forte mortalité dans ce département. Si un certain non-respect du confinement dans les quartiers populaires est sans doute en cause (pour les raisons précédemment citées), d’autres facteurs expliquent que la transmission de la maladie y soit facilitée, par exemple les liens familiaux plus étroits et plus développés (les gens âgés sont davantage entourés par la famille), un état de santé général des habitants bien plus mauvais que la moyenne (du fait de la précarité), un sous-équipement médical et une trop faible médecine de ville – tout cela augmente les facteurs de risque14. Par ailleurs, la situation semble varier d’une ville à l’autre, d’un quartier à l’autre : par exemple, entre un quartier très populaire à très forte activité avec de nombreux commerces et marchés et, d’autre part, des « cités » mortelles où les jeunes prolétaires masculins s’emmerdent au pied des tours plutôt que de rester enfermés avec le reste de leur famille dans des apparts exigus (bref, la situation habituelle, en pire).
Mais ce présumé non-respect des règles de confinement, l’image de personnes (combien ?) vivant « comme d’hab’ », confirme à certains militants universitaires que nous aurions bien affaire à un nouveau sujet révolutionnaire ; pourtant, après quelques jours de flottement, il apparaît que, désormais, le confinement est aussi bien, ou aussi mal, respecté dans les banlieues que dans le reste du pays. La presse quotidienne régionale ne semble pas non plus indiquer une augmentation notable des incendies de poubelles ou des embuscades tendues aux flics ou aux pompiers… ni d’ailleurs leur raréfaction – un embrasement local, par exemple à la suite d’une « bavure » policière, reste donc « comme d’hab’ » une possibilité.

Et demain ?

Il est à l’heure actuelle impossible de savoir combien de temps vont durer l’épidémie et la crise sanitaire, mais le confinement ne saurait se prolonger ainsi indéfiniment. Les mesures ne tarderont pas pour amorcer la reprise graduelle des secteurs aujourd’hui à l’arrêt, sans avoir l’air pour autant de mettre en danger la santé des travailleurs (ce qui semble peu vraisemblable sans une campagne dépistage). Une période de transition post-confinement verra sans doute certaines règles sanitaires et sécuritaires perdurer (distanciation sociale, interdiction des rassemblements, etc.), mais la vie quotidienne et le travail finiront par reprendre leur cours pour tout le monde. Mais le reprendront-ils « normalement » ? Bien qu’on ne cesse de nous répéter que plus rien ne sera comme avant, le monde « d’après » sera-t-il si différent ?

Certes, la période qui s’annonce menace d’être dramatique. La réduction progressive de cette crise sanitaire inédite va probablement coïncider avec une période de crise économique, elle, beaucoup plus classique – d’ailleurs annoncée depuis longtemps –, qui atteindra les pays centraux de plein fouet : perturbation continue de la production et du commerce mondial, faillites de banques, destruction de capital constant, épargnants ruinés, millions de chômeurs supplémentaires, etc. Ici, à nouveau, impossible de prévoir l’ampleur ou la durée d’une telle crise – sans compter que de nouvelles vagues d’épidémie sont possibles –, ni de savoir si elle serait suivie d’un bond de la croissance ; on ne sait d’ailleurs même pas comment se fera la remise en route de l’économie (en fonction des secteurs) ces prochains mois. Mais les reconfigurations économiques changeront immanquablement l’aspect de la production capitaliste et mettront un terme à la période dite de mondialisation ou de néolibéralisme.
Certaines tendances déjà sensibles vont sans doute s’accélérer : relocalisation de certaines industries dans les pays centraux15, protectionnisme, modernisation de certains secteurs, orientation de la production dans le cadre d’une « transition écologique » et capitaliste sous les couleurs d’un développement durable écoresponsable (réduction des transports), renouveau d’une agriculture de proximité (vers une autosuffisance alimentaire en légumes et en produits bio, cela va se soi), etc. À d’autres échelles, la crise du coronavirus poussera sans doute les pays occidentaux à la recherche d’un monde fait de zones de sécurité sanitaire : la généralisation de la « télé-existence » via le digital, la 5G et l’intelligence artificielle (notamment dans le domaine de la santé, de l’hygiène et de la culture), d’un transhumanisme écologique ; l’accroissement du télétravail (baisse du coût du foncier pour les entreprises)16 ; l’ubérisation accentuée de la main-d’œuvre ; etc. Un monde presque parfait, destiné à une seule frange de la population, et qui ne pourra qu’accentuer les antagonismes et rancœurs de classe sur le territoire.

En attendant, il est évident que, après une période de trêve, ce sont les prolétaires qui, d’une manière ou d’une autre, vont devoir payer les milliards dépensés par l’État durant la crise et ceux perdus par les entreprises. En France, toujours sous le prétexte d’« union nationale » et d’efforts pour la « reconstruction », les travailleurs devront sans doute faire face à des mesures de gel des salaires, à des politiques inflationnistes, voire à des coupes dans les programmes sociaux17. Pour la période de « l’urgence sanitaire », le gouvernement français décide déjà par ordonnances d’un large « assouplissement » des règles relatives aux congés payés et RTT, au temps de travail, etc18. Une fois la crise passée, que restera-t-il de ces dispositifs exceptionnels ? Certains seront-ils inscrits dans la loi comme ce fut le cas après la fin de l’état d’urgence « tout court » ? Les premiers accords d’entreprise signés en période de coronavirus, dans l’automobile, visent à accroître la flexibilité du travail et la productivité. Ici encore, ce n’est pas un grand tournant qui s’annonce, mais une féroce accélération.

Cette nécessité de faire payer la crise aux travailleurs pourrait sembler contradictoire (et l’est en partie) avec ce qui sera peut-être le fait nouveau de ces prochaines décennies, à savoir le retour de l’État. D’un État qui ne serait plus uniquement au service des intérêts particuliers d’une fraction des capitalistes, mais redeviendrait l’outil essentiel à la bonne marche de l’ensemble du mode de production capitaliste. Outre des politiques économiques protectionnistes et nationalistes (retour de certaines productions en France), c’est sa politique sociale que l’État pourrait « réinventer » (loin de toute formule keynésienne, dont il n’a pas les moyens). Car, dans un État moderne, assurer le contrôle de la population, c’est aussi veiller à sa « protection ».
Les prolétaires sont, on le sait, toujours de trop mais toujours nécessaires, d’autant plus lorsqu’ils assurent une productivité aussi élevée qu’en France. Or on sait aussi que l’État tient une place de plus en plus grande dans la reproduction globale de la force de travail… et la santé en fait partie. Beaucoup l’avaient oublié, y compris parmi les capitalistes, dont les profits sont aujourd’hui compromis par les « réformes », les réductions budgétaires, auxquelles ils ont eux-mêmes acculé l’État, en premier lieu dans les hôpitaux. C’est bien la faiblesse de l’État, de sa politique, de ses services de santé, qui oblige à ce confinement, contribuant à condamner l’économie. Les gouvernements prochains seront sans doute soumis à des pressions contraires de la part de différentes fractions capitalistes, et tiraillés entre démantèlement ou renforcement des services publics, selon les secteurs, afin d’éviter qu’une nouvelle crise de ce genre ne survienne.
Un même dilemme se posera pour les questions sécuritaires. Pour faire endurer aux prolétaires les épreuves qui les attendent, le gouvernement devra faire usage de fortes doses de propagande (plus efficaces que jusqu’à présent). Mais il devra aussi remettre en ordre de marche et améliorer son outil répressif, qui, avec l’épisode Covid-19 et après celui des Gilets jaunes, a montré à nouveau de nombreuses défaillances et son incapacité à gérer la situation autrement que par de très coûteux parachutes sociaux. Demain, comment réagirait l’État face à une insurrection d’une virulence et d’une ampleur accrues ? Certains, au sein de la classe capitaliste, se posent sans doute cette question, mais sont en désaccord sur les réponses à y apporter. En tout état de cause, et davantage que sur une « militarisation » des rues, un quelconque fascisme ou la réinstauration du contrôle aux frontières, l’État devrait miser sur la reconstitution d’un outil policier puissant et efficace, ce qui passerait notamment par une forte augmentation des effectifs et l’octroi de budgets conséquents (de même pour la justice et l’armée de terre). Mais il y a fort à parier que, si investissement il y aura, il sera sans doute moins judicieux19 : il ne se portera pas sur les personnels, car le fonctionnaire est jugé trop coûteux, mais sur les technologies à la mode qui ont fait leurs preuves en Asie telles que la géolocalisation, le pistage via les applications des smartphones20, la reconnaissance faciale, etc. Cette stratégie, qui pourrait être bénéfique en matière de croissance du PIB, risque pourtant d’être freinée par l’environnement juridique que connaissent nos démocraties. Reste aussi, encore et toujours, la question du budget, car, on l’a vu, les gouvernements adaptent en réalité leur stratégie à l’épaisseur de leur portefeuille.

Même si l’équipe Macron tentera de faire oublier son incompétence crasse en matraquant davantage les prolétaires, sa gestion de la crise du coronavirus lui coûtera certainement une partie de ses soutiens, notamment de certaines fractions des capitalistes, qui voudront miser sur un autre cheval. Comme, pour l’heure, ceux-ci n’opteront ni pour Mélenchon ni pour Le Pen21, et que la visibilité est nulle, le statu quo pourrait bien être la seule issue politique.
La peste noire du XIVsiècle alimenta probablement l’idée de réformes politiques et religieuses, jusqu’à la réforme protestante de 1517 (répondre à la colère de Dieu, purifier les mœurs, suivre davantage les préceptes divins, mener une vie plus simple, réduire notamment les excès, etc.). Mais, selon l’historienne Claude Gauvard, « la société médiévale n’a pas tiré les leçons de la crise, […] rien n’a vraiment changé. La crise a au contraire développé l’individualisme et exacerbé la xénophobie, le repli22 ». Le président Macron a eu beau mettre en garde contre la tentation du « repli nationaliste » dans son intervention du 12 mars, la propagation de l’épidémie a poussé la quasi-totalité des pays de la planète à fermer leurs frontières ou, du moins, à en restreindre fortement le passage. Et s’il est vrai que le virus « ne connaît pas les frontières », les hommes susceptibles de le transporter, et en particulier les étrangers, sont désormais refoulés ou traités avec suspicion dans tous les pays de la planète. Dans l’Union européenne, il est évident que les discours sur la fin des frontières, leur inutilité ou même l’impossibilité technique et juridique de les fermer auront fort peu de poids lors des prochaines élections… contrairement aux promesses protectionnistes, souverainistes ou populistes, de droite comme de gauche (et que l’on repense à certains aspects de la révolte des Gilets jaunes23). L’une des rares certitudes du moment est que le discours « de gauche », « anticapitaliste », qui depuis bien des années a abandonné la critique de l’exploitation pour sombrer dans celle de la mondialisation, des 1 %, des banques et du néolibéralisme, risque de se trouver fort dépourvu dans la période qui s’annonce. À tous les niveaux, rien n’indique que l’avenir sera particulièrement radieux… La revanche du biologique est impitoyable. Et si celle des prolétaires n’est toujours pas annoncée, nul doute que l’exacerbation des problèmes économiques entraînera une intensification de la lutte des classes, probablement sous des formes inédites.

Tristan Leoni et Céline Alkamar, 17 avril 2020.

1On trouvera sur le site du collectif Classe une ébauche de cartographie de ces grèves.

2Lire par exemple O. Michel, « Coronavirus Covid-19 : à Lyon, une société de nettoyage et de restauration s’inquiète pour ses salariés », france3-regions.francetvinfo.fr, 4 avril 2020.

3En Belgique, les travailleurs de plusieurs chaînes de supermarchés font grève le 1er avril pour réclamer une revalorisation de leurs salaires et des congés supplémentaires. Luc Van Driessche, « La température sociale sous contrôle dans les supermarchés », lecho.be, 2 avril 2020.

4En « sens inverse », un pays comme le Cambodge, très peu touché par le virus, voit 500 000 travailleurs de l’industrie textile menacés de chômage du fait de l’arrêt des commandes européennes et américaines. Voir « Pandémie. Pour les ouvriers du prêt-à-porter au Cambodge, un cataclysme à venir », courrierinternational.com, 8 avril 2020.

5En février 2019, un rapport du Conseil d’orientation pour l’emploi estimait qu’environ 2,5 millions de personnes pratiquaient le travail non déclaré (les taux de dissimulation par les employeurs étant les plus forts dans l’hôtellerie-restauration, le commerce de détail alimentaire, le BTP, le gardiennage, l’agriculture et les services à la personne).

6L’indemnité de chômage partiel versée à un salarié représente 70 % de sa rémunération antérieure brute, soit environ 84 % du salaire net (du fait de l’absence de cotisations sociales). La part cofinancée par l’État et l’Unédic et versée par l’État à l’entreprise était forfaitaire avant la crise du Covid-19. Le dispositif exceptionnel d’activité partielle mis en place le 26 mars 2020 prévoit que « l’allocation d’activité partielle versée à l’employeur […] couvre désormais 70 % de la rémunération antérieure brute du salarié, dans la limite d’une rémunération de 4,5 Smic, avec un minimum de 8,03 euros par heure ». La charge pour l’employeur est donc ramenée à zéro pour tous les salariés dont la rémunération est inférieure à 4,5 Smic brut. (Il peut arriver qu’une clause d’un accord collectif d’entreprise ou de branche prévoie que l’employeur rémunère ses salariés au-delà de 70 % du salaire en cas de chômage partiel, ou que celui-ci s’y engage unilatéralement. Il lui revient alors la charge de l’excédent.) Le montant minimal de 8,03 euros par heure permet de maintenir à 100 % de leur salaire le niveau d’indemnisations des travailleurs rémunérés au Smic. Enfin, la procédure administrative est amplement allégée et accélérée.

7La productivité de ces nouveaux télétravailleurs semble moindre qu’en temps normal. Les différentes enquêtes concluaient jusqu’alors à la satisfaction de la majorité de ces travailleurs, bien que 55 % d’entre eux aient observé une augmentation de leur temps de travail quotidien. Voir Thuy-Diep Nguyen, « Télétravail en confinement: « Il est compliqué d’être aussi productif qu’en temps ordinaire » », challenges.fr, 7 avril 2020 et « Le télétravail améliore-t-il la qualité de vie au travail ? », veille-travail.anact.fr, 20 décembre 2018.

8Simon Chodorge, « Quelles usines françaises ont fermé à cause du Covid-19 ? », usinenouvelle.com, 18 mars 2020.

9Sauf des activités comme la fourniture de pièces détachées, notamment pour les véhicules sanitaires d’urgence, ainsi que quelques activités de recherche et développement ou les projets de fabrication de respirateurs médicaux.

10Emmanuel Todd, Les luttes de classes en France au xxisiècle, Paris, Seuil, 2020, p. 40.

11Les policiers se plaignent également du comportement des habitants des quartiers très riches (beaucoup moins nombreux et peuplés), notamment dans la capitale, qui se pensent au-dessus des lois et qu’une amende de 200 euros n’effraye guère.

12À toutes les époques, du fait des problèmes liés au logement, les prolétaires les plus pauvres ont eu un autre rapport à la rue. Cela a fait dire à un sociologue de Paris 8 que le confinement est un « concept bourgeois » inapplicable dans ces quartiers… alors que 4 milliards de Terriens sont actuellement confinés, y compris en Inde, dans les townships d’Afrique du Sud ou les favelas du Brésil (où les habitants, abandonnés par l’État, s’auto-organisent pour faire respecter le confinement).

13« Un confinement allégé pour les banlieues », Le Canard enchaîné, 25 mars 2020.

15« Avec l’augmentation des salaires dans les pays émergents et la nécessité de réduire l’empreinte écologique du transport, le mouvement était déjà enclenché. Le moment est favorable pour aller plus loin », Fanny Guinochet, « Vers un vaste mouvement de relocalisation ? », L’Express, 12 mars 2020.

16Le télétravail avait déjà bondi durant les grèves de décembre 2019. Il pourrait concerner entre 30 et 45 % des emplois à l’avenir.

17« Si la société veut relocaliser plus, c’est possible, mais ça ne peut pas être une décision des seules entreprises, ce doit être un choix de société », jugeait le patron de PSA, le 6 mars. Voir Fanny Guinochet, ibid.

18La loi Travail et les ordonnances Macron prévoyaient déjà bien des possibilités de dérogation au Code du travail.

19C’est-à-dire, sur le long terme, moins efficace pour le contrôle des populations et donc, en fin de compte, moins désavantageux pour les prolétaires.

20En Corée du Sud, et semble-t-il dans certaines villes chinoises, les données personnelles des malades sont mises en ligne sur internet et consultables par l’ensemble de la population. Il est ainsi possible de vérifier, en temps réel, où les porteurs se trouvent et où ils se déplacent. Ces données de tracking sont recueillies à travers les images de vidéosurveillance et l’analyse des cartes bancaires ou des téléphones des malades ; en cas de refus de partager de ces informations, les patients récalcitrants risquent jusqu’à deux ans de prison. Lorsqu’un malade est dépisté positif, des messages sont envoyés à ses amis et à sa famille pour les en avertir. Voir « Coronavirus : en Corée du Sud, les malades sont suivis à la trace et en temps réel sur internet », lci.fr, 23 mars 2020.
À ce sujet et pour une vision prospective très sombre, voir l’article de Gideon Lichfield, « Il n’y aura pas de retour à la normale », terrestres.org, 24 mars 2020.

21La crise financière que connaît aujourd’hui le RN, si elle devait se conclure par une liquidation judiciaire et la mise hors jeu de ce parti, ouvrirait une fort incertaine boîte de Pandore. Tout deviendrait possible d’un point de vue électoral.

14Qu’on ne se méprenne pas sur notre « critique » du mouvement des Gilets jaunes. Voir par exemple Tristan Leoni, Sur les Gilets jaunes. Du trop de réalité, 80 p., disponible sur ddt21.noblogs.org