Entretien avec Sandra C. autour de la brochure Révolution bourgeoise et luttes de classes en France, 1789-1799 (1ère partie) publiée en octobre 2014.
DDT21: La Révolution française a eu lieu il y a plus de 200 ans : en quoi importe-elle pour nous en ce début de XXIème siècle ?
Sandra C: La Révolution française se situe dans une période durant laquelle se mettent en place les structures économiques, sociales et politiques que nous connaissons aujourd’hui. La fin du XVIIIe siècle voit en effet l’émergence du mode de production capitaliste en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord, avec l’amorce de la révolution industrielle. La montée en puissance de la bourgeoisie est associée à cette mutation économique. Elle revendique la liberté d’entreprendre, l’égalité des droits et les libertés individuelles. Au moment de la Révolution, elle contribue à la mise en place de l’Etat-nation et d’un nouveau type de gouvernement basé sur la représentation nationale, comme cela s’est fait un peu avant aux États-Unis, allant jusqu’à l’instauration de la République et de la démocratie en 1792.
La bourgeoisie en proclamant les droits de l’homme, la liberté et de l’égalité ouvre une brèche qui actuellement est loin d’être refermée. L’égalité pour les travailleurs de l’époque signifie surtout l’accès à de meilleures conditions de vie. Cette brèche et le contexte de crise économique vont amener les prolétaires à pousser la Révolution au-delà des objectifs bourgeois. Cette période constitue ainsi une première étape dans l’histoire des luttes du prolétariat en France. Ses luttes autonomes permettent la suppression du féodalisme ; la chute de la monarchie avec la prise des Tuileries le 10 août 1792 ; la mise en place de lois sociales ; l’éviction des députés girondins de la Convention les 31 mai et 2 juin 1793. Une fois que ces bourgeois, qui ne souhaitent faire aucune concession aux travailleurs, sont hors-jeu, ces derniers se retrouvent côte à côte avec les bourgeois montagnards dans le combat révolutionnaire. Mais leurs intérêts sont inconciliables avec ceux des prolétaires. Il est important de montrer que le but des bourgeois montagnards et jacobins est d’encadrer les prolétaires. Ces derniers leur font confiance jusqu’à ce qu’ils découvrent, un peu tard, le caractère bourgeois de leurs « alliés ». L’histoire n’est jamais la même, mais ce scénario s’est rejoué ailleurs et à d’autres époques. Aujourd’hui, une fraction de la petite bourgeoisie, que l’on peut qualifier de jacobine, fait miroiter aux travailleurs, frappés de plein fouet par la restructuration du capital, qu’un monde meilleur est possible en “humanisant” le système économique.
Il existe des milliers de livres sur la Révolution française : que penses-tu apporter de neuf ?
Il s’agit de monter que la Révolution française constitue la première étape dans les luttes du prolétariat, de souligner le caractère de classe bourgeois de la Montagne et du jacobinisme et que la guerre et le nationalisme ont été un frein à la lutte des travailleurs. Ces analyses ne sont pas nouvelles. Elles ont été portées par exemple par Daniel Guérin dans Lutte des classes pendant la Première République (1946) et son condensé Bourgeois et bras-nus (1968). Cependant, il a tendance à calquer ses aspirations libertaires sur celles des travailleurs de l’époque. Il n’est pas question de savoir ce que ces derniers auraient pu faire, mais ce qu’ils ont fait et quelles en étaient les limites.
Surtout, on n’écrit pas de la même façon l’histoire de la lutte des classes pendant la Révolution française aujourd’hui, en 1946 ou en 1968. Le contexte a beaucoup évolué depuis, tout comme les enjeux autour de la Révolution. Depuis la fin des années 1960, il y a eu l’offensive « révisionniste » de Furet, tous les discours démontant l’analyse de classe et l’idée révolutionnaire, menant soit disant au « totalitarisme », ce qui a causé beaucoup de dégâts dans la lecture de la Révolution française. Les conséquences de cette attaque idéologique sont encore visibles. Aussi, la crise du capital, ses attaques contre les travailleurs, ou encore le retour de la question nationale et identitaire, au détriment de l’analyse de classe, sont des éléments nouveaux depuis la fin des années 1960.
Tu analyses 1789 comme révolution bourgeoise : est-il légitime de parler de classes et de lutte de classes pour la fin du XVIIIe siècle en France ? Est-ce qu’en 1789, à côté et en face des bourgeois, se trouve un « prolétariat » et pas seulement des masses populaires, des dominés, des pauvres… ?
A travers la société d’ordres d’Ancien Régime, composée de la noblesse, du clergé et du Tiers état, il existe des classes. Au sein de la noblesse, il y a des différences de revenus, mais une grande partie tire ses ressources de l’exploitation de la terre. Les nobles jouissent de privilèges exclusifs et sont animés d’un sentiment de supériorité sur les autres groupes sociaux. Leur conscience de classe se traduit par la réaction nobiliaire qui vise à réactiver d’anciens droits féodaux afin de conserver un niveau de vie conforme à leur statut; à fermer l’accès de la noblesse aux bourgeois, ou à interdire à ces derniers l’accès à certaines fonctions (militaires, administratives). La réaction nobiliaire attise ainsi le conflit entre la noblesse et la bourgeoisie.
Il existe une classe bourgeoise, cependant tous ses membres ne sont pas conscients des transformations économiques en cours. Certains sont conscients d’occuper une place dominante dans les rapports économiques, ils sont dans les affaires ou proches de ses milieux. D’autres se limitent au souhait d’une reconnaissance sociale, comprenant que la société d’Ancien Régime est verrouillée, ils espèrent des réformes. Le conflit de classe entre la noblesse et la bourgeoisie est réel à la veille de la Révolution. Alors que la seconde veut faire tomber toutes les barrières qui contraignent l’économie et le développement des forces productives, réclame l’égalité juridique et fiscale, la première, agrippée à ses privilèges, entend reprendre le contrôle politique qu’elle a perdu à l’époque de Louis XIV.
Il existe aussi une large proportion de personnes vivant de leur travail. Ceux qui possèdent un petit moyen de production : les maîtres fabricants de la production artisanale et les petits producteurs agricoles qui possèdent en moyenne 1 hectare, ce qui n’est pas suffisant pour vivre. Même pour ces travailleurs indépendants, la hausse des prix constitue un problème. Dans la brochure, j’évoque la prolétarisation des travailleurs avec le développement de l’industrie manufacturière qui se caractérise par une concentration de la main d’œuvre, des moyens de production, des capitaux et par le fait qu’elle échappe à la réglementation du système corporatif qu’on retrouve dans la production artisanale. Dans ce dernier secteur, il y a des prolétaires, les compagnons et les apprentis qui certes possèdent un savoir-faire, un “métier”, mais dont les conditions de travail sont difficiles. Ce qui entraîne des conflits avec les maîtres, c’est à dire les patrons. En principe, ils peuvent s’élever socialement en devenant détenteur de leur moyen de production, mais pour cela il faut payer une charge dont le prix est trop cher. De plus le nombre de charges est limité, l’artisanat ne nécessite pas une nombreuse main d’œuvre car la qualité des produits prime sur la quantité. Nombre d’apprentis et de compagnons demeurent donc salariés.
Par ailleurs, la prolétarisation est à l’œuvre dans les campagnes où vivent 84% des habitants. Des paysans pour vivre, tissent à domicile pour le compte de marchands-fabricants, sur des métiers qui ne leur appartiennent pas. Dans les grandes régions de production agricole, comme le Bassin parisien, il existe un prolétariat agricole : les journaliers et les saisonniers. Aussi, face aux conditions de vie qui se dégradent, des paysans partent en ville chercher du travail ou vont s’employer dans des manufactures. Mais le taux de chômage élevé ne permet pas à tous de trouver un emploi, certains sont contraints d’errer sur les routes et recourent à la mendicité ou à l’illégalité pour survivre.
Il existe donc un prolétariat mais limité en nombre. Cependant, les paysans sans terre, les compagnons et apprentis aux perspectives bouchées, les travailleurs des manufactures se retrouvent dans un même rapport de production: le salariat. Enfin, les conflits capital-travail sont fréquents au XVIIIe siècle et augmentent à partir de 1774. Face aux bourgeois, des prolétaires commencent à se dresser en refusant la mécanisation, comme à Rouen en 1789, en réclamant de meilleurs salaires dans un contexte marqué par la hausse des prix, le chômage et la crise industrielle liée au manque de matières premières.
Tu écris que la philosophie des Lumières a contribué à forger une forme de conscience de classe chez la bourgeoisie. Sa diffusion était-elle si importante à la veille de 1789, y compris en province ?
La diffusion des Lumières est loin d’être négligeable à la fin du siècle, et se fait par le biais des académies, des loges maçonniques, des salons, des cafés et des livres. L’édition augmente considérablement au cours du XVIIIe siècle et la presse se développe. Les idées philosophiques se diffusent même dans les classes populaires, surtout en ville, grâce au recul de l’analphabétisme, et par le biais de petits livres de vulgarisation contestant la religion catholique, les normes morales et sexuelles qu’elle impose et le pouvoir absolu de la monarchie. Cependant, il y a des disparités régionales : Paris, le Nord, la Vallée du Rhône, la Provence sont très touchés par les idées des Lumières, alors que l’imprégnation est beaucoup moins forte en Bretagne, dans l’Ouest, le Centre, le Massif central et les Alpes. Aussi, les écrits colportés dans les campagnes traitent encore majoritairement de religion et de surnaturel. Il ne faut pas en rester à la seule diffusion des idées mais regarder quelles sont les pratiques. Par exemple, la pratique religieuse s’effondre parmi les professions libérales et dans la bourgeoisie négociante. Il y a aussi dans certaines régions une baisse de la ferveur au sein des classes populaires.
En ce qui concerne le monde rural, la classique vision, très sombre, de paysans affamés et surexploités par d’impitoyables seigneurs est, depuis quelques temps, contrebalancée par une sorte de nostalgie de communautés villageoises pré-capitalistes qui auraient été caractérisées par la solidarité, l’existence des communaux, etc. Où est la vérité ?
Cette nostalgie des sociétés pré-capitalistes qu’on rencontre dans certains milieux aujourd’hui est problématique et mériterait une critique développée. Elle oublie les intérêts divergents au sein de la paysannerie. Les paysans aisés qui possèdent assez de terres vont tirer profit de la Révolution en achetant des biens nationaux, mais l’essentiel de la paysannerie ne possède pas de terres ou pas assez pour vivre. Exploitée, elle doit donner une partie des récoltes au seigneur, une partie au clergé, la dîme. Elle paie des redevances au seigneur et doit lui fournir des journées de travail, évidemment non rémunérées. Ce dernier exerce sur la communauté villageoise des droits de police et de justice, ce qui n’avantage pas les paysans lorsqu’il y a des conflits, notamment sur la question des communaux. Lorsque Hazan écrit dans Une Histoire de la Révolution française que les paysans vivaient le communisme primitif, c’est complètement fantaisiste. L’existence des communaux permet aux paysans d’avoir accès à des ressources, de faire paître les troupeaux, mais les nobles qui voient leurs revenus diminuer, tentent de s’approprier ces terres pour les vendre. En 1761, un édit royal permet de clore les terres et les prés dans le Béarn, en Champagne, en Lorraine et en Bourgogne, ce qui entraîne de nombreux bris de clôture et de procès. Les paysans luttent pour conserver ces parcelles de terres, aidés par les forts liens de solidarité qui les unissent, mais à certains endroits il n’y a plus de communaux.
Aussi, la hausse des prix qui sévit dans les années précédant la Révolution aggrave les conditions de vie de nombreux paysans. L’accès aux subsistances devient problématique. Par ailleurs, comme je l’ai dit, il y a un début de prolétarisation dans les campagnes. Les conditions d’existence de la majorité des paysans dans les années 1780 n’ont vraiment rien d’idyllique ! Ainsi, dans les cahiers de doléances en 1788, ils réclament la fin de la dîme, des droits et de l’autorité du seigneur, l’abolition des droits féodaux et la conservation des communaux. Cette exaspération si grande débouche sur des révoltes au printemps 1789, qui reprennent à partir de l’été de la même année jusqu’à l’abolition totale et définitive des derniers vestiges du système féodal en juillet 1793.
Certains expliquent le mécontentement et les révoltes paysannes par la libéralisation croissante de l’économie à la fin de l’Ancien Régime. Un libéralisme qui pourtant triomphe avec la révolution. Qu’en penses-tu ?
Il y a un début de libéralisation de l’économie avant la Révolution, avec notamment la liberté sur le prix des grains décidé par Turgot ministre de Louis XVI. Cela engendre une montée en flèche des prix et une série d’émeutes connue sous le nom de Guerre des farines, en 1775. Mais le libéralisme économique ne réussit guère à s’appliquer dans la société d’Ancien régime marqué par la réglementation. Il ne sera vraiment mis en pratique qu’au début de la Révolution, avec l’arrivée au pouvoir de la bourgeoisie.
Il faut relativiser le poids du libéralisme économique dans le mécontentement des paysans. Ces derniers contestent en premier lieu les contraintes liées au mode d’exploitation féodal. Aussi, ils sont confrontés à la question fiscale. Ils doivent payer des redevances au seigneur, mais la pression fiscale de l’État monarchique est plus lourde. Elle concerne les impôts indirects tels que la gabelle (impôt sur le sel, produit de première nécessité permettant la conservation des aliments). On peut ajouter que les paysans paient une redevance à l’Église, la dîme. Enfin, la crise économique et son corollaire, la hausse des prix, devient très problématique pour la majorité des paysans. Ajoutée aux rendements agricoles bas de la période, dûs au manque de moyens dans l’agriculture, et au contexte météorologique défavorable comme en 1787-1789, les céréales, principale nourriture des travailleurs, atteignent alors des prix records.
En avril 1792, l’Assemblée déclare la guerre à l’Autriche : quel rapport entre lutte de classes et guerre ?
Une partie de la bourgeoisie, les Girondins, pousse à la guerre car elle permettra de détourner le mécontentement populaire sur une cible étrangère. Le nationalisme et la guerre sont de puissants moyens aux mains de la bourgeoisie pour casser les luttes des travailleurs. Les premiers temps du conflit, marqués par les défaites des armées françaises, modifient le rapport de force en faveur de ces derniers. Ils réclament des mesures pour défendre le pays et la capitale, alors que la bourgeoisie girondine, tiraillée entre sa peur des travailleurs et ses tergiversations au sujet des généraux nobles qui cessent l’offensive, car ils espèrent l’écrasement de la révolution. est incapable de mener la guerre.
Mais l’intensification du conflit en 1793 amène de nombreux jeunes travailleurs à partir aux armées. Les foyers du radicalisme révolutionnaire, comme Paris, sont alors privés de militants. Aussi, une partie de la production se tourne vers l’effort de guerre avec toutes les contraintes que cela induit pour les travailleurs. Ainsi, en 1793, le Comité de Salut public aux mains des Montagnards, tels que Saint-Just et Robespierre, centralise la production d’armes à Paris, dans le but de fournir un travail à 6 000 sans-culottes et de désarmer toute opposition du mouvement populaire. Des contraintes lourdes pèsent sur les travailleurs : critères de production élevés, interdiction de changer d’emploi sans l’accord d’un superviseur, obligation de travailler de 6 h à 20 h, et seulement un jour de repos tous les dix jours. Cette mesure va mettre un frein à l’activité politique des ouvriers, d’autant qu’il leur est interdit de se rassembler. Cependant, les travailleurs parisiens de l’armement se mettent en grève à partir de décembre 1793. A Nantes, où il y a des conflits du travail et des organisations ouvrières fortes, les travailleurs, requis pour aller fabriquer des souliers pour l’armée, ne cessent de demander des augmentations. Ces deux exemples montrent comment les conflits capital-travail viennent heurter les impératifs de défense nationale. Or, les prolétaires en faiblesse numérique à cette époque, ne peuvent pas imposer un réel rapport de force. De plus, la reprise en main militaire à partir de l’automne 1793 et les victoires aux frontières tournent en faveur de la bourgeoisie. Celle-ci a moins besoin de l’appui des travailleurs, ce qui permet aux Montagnards modérés, tels que Danton et Desmoulins, de réclamer la fin de la Terreur. A partir de décembre, la bourgeoisie montagnarde au pouvoir fait machine arrière sur les concessions accordées aux travailleurs. Si prête de la victoire finale sur les armées coalisées, elle ne veut surtout pas se laisser déborder, et met en place de puissants moyens d’encadrement des travailleurs et de répression. Ces derniers n’ont plus vraiment de liberté d’action sur le plan politique : les sections et les sociétés populaires tombent sous le contrôle du gouvernement. Cependant, la lutte pour de meilleurs salaires et l’accès aux subsistances continue, d’autant que les mesures sociales accordées par les Montagnards ne sont pas toutes appliquées. Il y a ainsi un véritable conflit de classe entre bourgeois montagnards et travailleurs. Mais la victoire de Fleurus en juin 1794 et la chute des robespierristes, le 9 thermidor (27 juillet 1794), amènent la bourgeoisie à liquider les sociétés populaires et ce qu’il reste de protection sociale. Enfin, la répression de l’insurrection parisienne de prairial (mai 1795) va lui permettre d’écraser définitivement le mouvement populaire.
Tu écris qu’un « nouveau jacobinisme » se manifeste depuis quelque temps dans la critique historique mais aussi en politique. De quoi s’agit-il ?
A partir de la fin des années 1970, une offensive idéologique, à la faveur du reflux des luttes, disqualifie l’idée de révolution et proclame la fin de la lutte des classes. Pour les historiens proches des analyses marxistes, plutôt jacobins, qui dominent alors le débat sur la Révolution française, c’est un coup dur. Par ailleurs, la social-démocratie qui arrive au pouvoir en 1981 entreprend une politique d’économie libérale et d’attaques contre les travailleurs. Au moment du Bicentenaire de la Révolution, elle entend se démarquer de ses « grands ancêtres », c’est-à-dire les Jacobins (Robespierre, Saint-Just…) compromis par la Terreur qu’elle condamne.
A partir du début des années 2000, les historiens jacobins retrouvent une audience: à l’université, mais aussi auprès d’un public et de médias politiquement à gauche du P.S. Ils ont une analyse sociale de la Révolution, mais pas de classe. Ils abordent la question de la violence révolutionnaire et de la Terreur, en enlevant tout le vernis stigmatisant qu’ont mis les historiens contre-révolutionnaires, et montrent que les classes populaires n’avaient pas d’autres choix pour lutter contre la réaction, ce qui est plutôt positif. Or ils oublient que la Terreur, une fois encadrée et institutionnalisée par les dirigeants montagnards et jacobins, a amorcé le processus contre-révolutionnaire en réprimant les luttes des travailleurs.
Ce « nouveau jacobinisme » est favorisé par le contexte de crise économique, le ras-le-bol face aux politiques d’austérité, qui passent par des attaques sur les conditions de travail et sur les services publics. On le retrouve dans des formations politiques tels que le Front de gauche, qui fait souvent référence à Robespierre et aux Jacobins, ou encore Syriza en Grèce. Ces nouveaux jacobins espèrent un capitalisme régulé, plus d’intervention de l’État dans le domaine économique, plus de démocratie, plus de social, plus de moyens dans les services publics, de meilleurs salaires. Leur programme coïncide avec les aspirations d’une partie de la petite bourgeoisie et peut séduire des travailleurs. Ils pensent rallier les intérêts contradictoires de la petite bourgeoisie et du prolétariat, avec notamment un élément sensé être fédérateur : le patriotisme. Ainsi, Tsipras, avant l’élection de son parti Syriza, a appelé à « une nouvelle alliance patriotique » et a promis que son parti garantirait l’ordre politique et social existant. Tout est dit.
Il semble qu’une caractéristique du « jacobinisme » soit de remplacer les rapports de classe ou de production par des prises de conscience individuelles des « injustices » de cette société. Certains membres des classes moyennes se rêvent-ils aujourd’hui en nouveaux jacobins, représentants du « peuple » contre « l’oligarchie » ?
Le jacobinisme d’aujourd’hui, tout comme celui des années 1790, ne remet pas en cause le rapport capital-travail, la propriété, l’exploitation. Le problème demeure dans les « abus » du capitalisme qui génèrent des « injustices ». Face à cela, des membres de la classe moyenne se posent en défenseurs du « peuple » qu’elle entend représenter. Pour les Jacobins, le “peuple” regroupe de façon contradictoire les travailleurs indépendants, les salariés… bref tous ceux dont les intérêts s’opposent au “grand capital”. On retrouve ce type de discours chez les Indignés: les 99 % contre le 1 %. Dans ce type d’analyse, il n’y a pas de place pour le prolétariat, notamment en tant que force autonome. En plus de vouloir perpétuer les contradictions du système capitaliste, le jacobinisme n’est nullement émancipateur.
En annexe, tu reproduis ta critique (sévère) du livre d’Eric Hazan, Une histoire de la Révolution française, paru en 2012. Que lui reproches-tu ? D’être partie prenante de ce nouveau jacobinisme ?
Le projet de capitalisme humanisé du nouveau jacobinisme est une illusion dangereuse pour le prolétariat qui a tout intérêt à combattre cette contre-révolution de gauche. Donc oui je reproche à Hazan d’être partie prenante de ce projet. De plus, il va plus loin que les historiens jacobins actuels en pourfendant sans nuance l’analyse marxiste et en niant l’existence des classes et de la lutte des classes.
Hazan évoque (lors d’interviews) une Révolution française ayant abattu l’Ancien Régime presque sans violence, en particulier grâce au retournement de la Garde nationale. Est-il dans le vrai ?
En juin 1789, les députés bourgeois des États généraux se proclament Assemblée nationale, décident de doter le pays d’une constitution, le pouvoir royal est mis en échec sans violence. Ce dernier s’apprête à répliquer en concentrant des troupes autour de Paris, renvoie le ministre Necker qui a la confiance de la bourgeoisie révolutionnaire, le ton monte ce qui débouche sur la Prise de la Bastille. Cette journée va permettre à la bourgeoisie de consolider ses acquis, mais l’assaut est violent : une centaine de morts du côté des assaillants. Certes les dégâts sont limités car les gardes françaises en poste dans la capitale refusent de réprimer les émeutiers. Mais l’Ancien régime n’est pas mort, sa structure économique perdure. Durant la nuit du 4 août, le système féodal est partiellement aboli, or ce sont les luttes des paysans qui vont amener à son abolition définitive. Durant les révoltes agraires de l’été 1789, la répression est sanglante, comme à Cluny, en Saône-et-Loire, où des paysans sont exécutés. Mais le combat pour l’abolition totale du féodalisme continue avec la guerre des châteaux. Les gardes nationaux, chargés de la répression, vont à partir de 1791, dans certaines régions, se retourner en faveur des paysans.
Que penses-tu du parallèle dressé par certains entre la France à la veille de 1789 et la situation actuelle, à cause notamment de l’endettement de l’Etat, du prétendu ras-le-bol fiscal, du « mécontentement » qui monte, etc. ?
C’est toujours très aventureux sur le plan de l’analyse de faire des analogies entre des situations passées et présentes. Aujourd’hui, comme en 1789, il y a une crise économique profonde, un système économique et social impossible à réformer, un ras-le-bol des institutions politiques, l’endettement de l’État, une aggravation des conditions de vie des travailleurs, le chômage etc. Or ce sont deux contextes très différents : en 1789, le mode d’exploitation capitaliste émerge mais une grande partie des activités économiques est encore tournée vers l’agriculture. La composition de classes de la société n’est pas la même. Surtout il y a une classe montante, la bourgeoisie, qui conteste les fondements sociaux, économiques et politiques de la société. Aujourd’hui, le prolétariat n’en est pas à faire vaciller les structures dominantes. Face à l’offensive du capital, des travailleurs sont en lutte, cependant, pour le moment, il n’y a pas de capacité à dépasser le rapport capital-travail, à imaginer autre chose. A la veille de la Révolution, les travailleurs avaient acquis des expériences de luttes et entrevoyaient un dépassement : la fin du mode d’exploitation féodal par exemple. Enfin, dans les premiers mois de 1789, la flambée des prix génère un nombre considérable d’émeutes dans tout le pays, autour de l’accès aux subsistances, aussi des châteaux sont pillés et incendiés comme en Provence. Nous ne connaissons pas aujourd’hui un tel niveau de conflits de classe en France et en Europe.
Ton étude s’arrête à la chute de la monarchie en 1792 : quand pourrons-nous lire la suite ?
Je ne sais pas encore. Je vais continuer cette synthèse entamée sur la Révolution jusqu’au coup d’État de Brumaire en 1799. Par la suite, je souhaite publier un livre couvrant toute la période, en reprenant ce que j’ai écrit dans la brochure. Aussi, j’aimerais approfondir certains points : la constitution du prolétariat à la fin du XVIIIe siècle, son implication dans la Révolution, son développement ultérieur jusqu’au début des années 1830, marquées par les grèves de canuts en 1831 et 1834. La question du communisme de Babeuf me semble aussi très intéressante, ainsi que celle de la nation, du nationalisme et de la guerre, problématiques toujours d’actualité.
Février 2015
La brochure est disponible sur classesenlutte1789.noblogs.org