LPR / Elle est lui et lui est elle (Éros japonais)

Samouraï, hara-kiri (mais la personne cultivée dit seppuku), geisha, kimono, yakusa, manga, sushi… autant de clichés exotiques. Quant à l’économie, le Japon a beau être la troisième puissance mondiale, pour ce qui concerne l’Asie, c’est la Chine qui domine l’imaginaire occidental contemporain. Bref, le Japon reste mal connu. Un livre récent de Philippe Pons et Pierre-François Souyri aide à en savoir davantage : non seulement L’Esprit de plaisir. Une Histoire de la sexualité et de l’érotisme au Japon (XVIIe-XXe siècles) traite fort bien ce qu’annonce son titre, mais il offre aussi une histoire sociale du Japon des quatre derniers siècles.

Samouraïs et marchands

A partir du XVIIe siècle, le Japon unifié connaît une paix civile et se ferme aux étrangers (un seul port est autorisé à commercer avec l’extérieur). Le pays est divisé en 260 seigneuries, régies par une caste aristocratique organisée en une pyramide hiérarchique avec à son sommet la cour impériale. Au début du XVIIIe siècle, Tokyo (appelé Edo jusqu’en 1868) compte un million d’habitants : la moitié sont des guerriers et leurs familles. Mais en raison de l’absence de troubles internes et de conflits extérieurs (jusqu’à l’attaque japonaise contre la Chine fin XIXe siècle), ces guerriers ne font plus la guerre, exercent un rôle administratif et de police sans rapport direct avec leur fonction et leur image originelles, et beaucoup s’appauvrissent.
Parallèlement, la prospérité marchande et une civilisation de plus en plus urbaine favorisent l’ascension d’une riche classe commerçante. Privé de pouvoir politique, ce groupe est porteur d’une « nouvelle culture » tendant à s’émanciper des normes aristocratiques strictes (Pons et Souyri, p. 187-189 ; sauf indication contraire, toutes les citations sont extraites de leur ouvrage). Dans le même temps, progressent la lecture et la diffusion des livres, sous la surveillance du pouvoir impérial : s’il réussit à bannir toute critique politique, il contrôle mal l’édition, et moins encore les mœurs de la vie quotidienne.
Par réaction à sa perte de fonction et de revenu, la caste des samouraïs se replie sur ses valeurs viriles et minorise plus encore la place des femmes (celles de l’élite cessent d’écrire ou de faire connaître leurs écrits).

Montrer et dire le corps

Une des différences entre l’Europe et le Japon, c’est la très faible influence du judéo-christianisme dans ce pays.
La Bible fonde sa morale, ses normes et ses interdits sur une Loi d’origine divine, extérieure au monde sensible, Loi dont le principe est d’échapper aux êtres humains, puisqu’ils ont perdu le Paradis pour avoir osé vouloir connaître la différence entre le Bien et le Mal. Par ailleurs, quoique le texte de la Genèse ne le dise pas, l’interprétation abusive mais la plus courante attribue la responsabilité de ce qu’il est convenu d’appeler « la Chute » à Ève, c’est-à-dire à une femme, et finalement à la sexualité. (Le catholicisme va plus loin encore dans ce sens avec le culte marial de la mère-vierge.) De plus, mis à part le toujours cité Cantique des cantiques, la Bible célèbre bien peu le corps.
Le confucianisme, lui, introduit au Japon à partir du Ve siècle, met au premier plan l’impératif d’établir et maintenir l’équilibre social en ce bas-monde. Le souverain (l’élite dirigeante) doit veiller au bien public : en échange, le peuple doit respecter l’ordre. Norme, interdit et culpabilité sont beaucoup plus directement sociaux, et d’origine humaine, que religieux.
Contrairement à la « transcendance » caractéristique des trois grands monothéismes – juif, chrétien et musulman –, cette vision « immanente » ne renvoie pas à un autre monde qui par essence nous dépasserait.
Si le respect des hiérarchies va de soi, rien n’empêche donc de considérer la sexualité comme positive, dicible, représentable, et même de la mettre en spectacle à condition qu’elle contribue à la prospérité de la « maisonnée » (p. 43-45) et de la société en général. Au Japon, les « manuels de plaisir » étaient plus répandus qu’en Occident, on participait à des fêtes de fécondité, on vénérait des statues de phallus et de vulve, et il se pratiquait des danses érotiques dans le culte shinto (ensemble de croyances populaires voisines de l’animisme et du chamanisme, idolâtrant les forces de la nature sous forme d’une multitude de divinités locales).
Certes, le christianisme ne manque pas d’images charnelles, voire « obscènes », ajoutant parfois des pénis aux gargouilles de ses églises, mais cela reste marginal, hérétique, l’exception confirmant la règle, loin de la large popularité des représentations ouvertement sexuelles visibles et acceptées dans une grande partie de l’Orient. En matière de sexualité, ce qui peut être dit et exposé, publiquement et culturellement, dans les arts élitaires comme sous des formes populaires, était infiniment plus étendu au Japon qu’en Europe ou aux États-Unis.
Certes, la contrainte et l’auto-censure morale pesait plus sur les samouraïs que dans le peuple, car il leur fallait assurer une lignée, donc contrôler étroitement les épouses, avant le mariage (virginité nécessaire) comme après. Dans le même temps, les hommes d’armes vivaient entre eux dans un monde masculin, et pratiquaient l’« amour des garçons » (nanshoku), fréquent surtout jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, reconnu, admis et répandu, le rapport maître/élève, ou homme mûr/adolescent ou homme jeune, rappelant quelque peu la relation d’apprentissage et de dépendance entre l’éraste et l’éromène en Grèce antique. Il n’était également pas rare d’habiller en fille un adolescent.
Par ailleurs, le bouddhisme, venu au Japon à la même époque que le confucianisme, affirme l’impermanence et l’irréalité du monde, la futilité de tout, et prône le détachement : « alors autant jouir de l’éphémère du pur bonheur, des sens sans dessus dessous, des désordres de la chair » (François Lachaud : cf. « A lire & à voir »)
À la différence des comportements alors dominants en Europe, les Japonais avaient une moindre crainte, et une plus forte tendance, à montrer le corps et à le dire. La nudité des bains publics mixtes étonnait les voyageurs occidentaux. Ainsi que dans le naturisme occidental, cette pratique peut d’ailleurs relever simplement de l’hygiénisme, et perdre sa charge érotique : au Japon, « la nudité est vue mais n’est pas regardée », observait un Anglais au XIXe siècle.
De même la natation, devenue tardivement populaire en Europe, est une tradition millénaire au Japon, à la fois sport et activité populaire. Il arrivait que des familles entières traversent un lac, nues, parfois sur des kilomètres, pour atteindre une petite île, un sac de pique-nique accroché à la tête, quand beaucoup d’Européens ne savaient pas nager, et qu’il faudra attendre le XVIIIe siècle pour que naissent le goût et la fascination des plages de la Manche ou de la mer du Nord.

Théâtre androgyne

Longtemps chanteuses et danseuses ont pratiqué leur art habillées en hommes. Les costumes de Cour eux-mêmes reflétaient une « ambiguïté de genre ». En 1629, les femmes furent bannies de la scène, et leurs rôles dès lors tenus par des hommes, très jeunes et d’allure supposée « féminine ». Au milieu du siècle, ce sont des acteurs masculins adultes qui jouent tous les rôles, certains spécialisés dans un registre féminin, et souvent adulés par le public. Les femmes ne monteront à nouveau sur les planches qu’en 1877.
Dans tout cela, « L’androgynie n’était en rien perçue comme un désordre mental mais comme un privilège sacré. La fusion des deux beautés, masculine et féminine, était appréciée au plus haut point. » (p. 101)
Jusqu’au début du XVIIe siècle, le théâtre était « fortement érotisé » (p. 104), ensuite la censure s’est efforcée d’y mettre fin, mais la répétition des interdits et des décrets indique leur efficacité très relative. La répression des mœurs qui sévit de la fin du XVIIIe siècle au milieu du XIXe n’entravait pas la circulation et la vente au grand jour de ce qui a nom aujourd’hui « pornographie » et « jouets sexuels ». Les quartiers dits de plaisir, en fait foyers de domination masculine, comportaient un quartier des garçons, mais ce type de lieu décline mi-XVIIIe siècle comme espace de sociabilité.
Quant à la geisha, son sens moderne n’apparaît qu’au XVIIIe siècle. À l’origine, le mot désignait une personne, homme ou femme, qui pratique un art, puis au XVIIe siècle il s’applique à un homme, ensuite de plus en plus sinon exclusivement à une femme. Dans les premiers temps, elle n’assurait de service sexuel qu’occasionnellement, après la performance artistique qui était l’objet de sa prestation (musique, danse, récitation de poésie). Le mythe de la geisha idéalise une réalité peu raffinée, soumise à l’argent et à la contrainte (hiérarchie, domination masculine…), entre autres par la pratique de la défloration ritualisée et tarifée.

1868-1918 : discipliner

En 1853, Nagasaki était l’unique port ouvert aux étrangers. Cette année-là, en venant mouiller sans invitation dans la baie de Tokyo… et en menaçant rien moins que de bombarder la ville, des navires de guerre américains démontrent l’infériorité d’un pays bientôt forcé de s’ouvrir au commerce international. En réaction, le Japon va s’industrialiser et moderniser son système politique et administratif, voie que ne voulaient ni ne pouvaient suivre tous les pays aux prises avec les impérialismes occidentaux.
L’ère Meiji (« éclairée »), qui officiellement se déroule de 1868 à 1912, va réglementer les usages et les mentalités. L’élite rénovée reprend le traditionalisme hérité du confucianisme, et forge une morale « nationale » avec encadrement militaire de la jeunesse et redécouverte de l’image sublimée et héroïsée du guerrier. Une certaine « liberté des mœurs » passe à la semi-clandestinité.
« L’art érotique et la permissivité des mœurs avaient fait pousser de hauts cris aux premiers Occidentaux à se rendre au Japon après son ouverture. Les États impérialistes de l’époque trouvaient au demeurant dans ces mœurs « barbares » un argument supplémentaire justifiant que le Japon fût maintenu dans une situation de subordination par les « traités inégaux ». Aussi le nouveau pouvoir s’empressa-t-il de condamner les pratiques sexuelles héritées de l’Histoire pour élever le puritanisme de la bourgeoisie occidentale au rang de vertu publique. »(p. 224)
Les juristes japonais empruntent alors au Code Pénal français, les militaires bénéficient des exemples américain, britannique, allemand et français, les moralistes imitent le « victorianisme » anglais, et les psychologues s’inspirent des concepts et des techniques de la toute récente science occidentale de la « sexualité », qui distingue le normal du pathologique et le sain du pervers à l’aide de catégories comme « homosexualité », « hétérosexualité », « bisexualité »… Des mots comme sei (sexe dans le sens scientifique) ou seiyoku (libido) […] évincèrent des notions riches comme iro (plaisir) » (p. 248).
« Les nouvelles normes médico-légales s’imposèrent lentement dans les couches populaires tandis qu’une prostitution non contrôlée débordait les enclaves des quartiers réservés et qu’apparaissait un florissant marché pornographique clandestin. Bien des pratiques condamnées se firent en outre simplement plus discrètes. » (p. 248-249)
Ainsi convergent des valeurs familiales héritées du conservatisme confucéen, la promotion de la natalité, la procréation au service de l’État (produire des travailleurs et des soldats), l’hygiénisme, l’eugénisme…
À ce pôle positif, s’oppose le waisetsu, que l’on pourrait traduire par « obscénité » : jusque-là réservé à ce qui troublait l’équilibre social, mais pas spécialement les mœurs sexuelles, il s’applique maintenant plus particulièrement à ce qui choque la pudeur, la respectabilité et la bienséance. Notion très élastique, elle légitime la condamnation de l’allaitement dans la rue au regard de tous, la fermeture des bains publics mixtes, l’interdiction (respectée ou non) du travestissement, le remplacement de « la coutume des rencontres de groupes de jeunes des deux sexes […] par des associations patronnées par les autorités », la désapprobation du tatouage, la sacralisation de la virginité et de la chasteté de la femme (« ce qui n’avait jamais été le cas auparavant dans les couches populaires »), ou l’encouragement apporté aux mariages arrangés par la famille, jusque-là pratique courante de l’élite, notamment aristocratique, mais relativement rare dans le petit peuple. (240-242)
En un mot, une tendance à la moralisation des classes populaires, « comme si modernisation, intériorisation (autocensure) et interdiction fonctionnaient de concert. » (p. 120) On voulait la femme travailleuse hors du foyer (et en cela « moderne »), mais aussi épouse soumise et bonne mère.
« En rompant avec l’ars erotica […], l’État entendait corseter les mœurs en régulant les pulsions et en réprimant les sexualités disparates pour canaliser les énergies vers la procréation et la production. […] En se modernisant, l’archipel se trouva de fait confronté [à la] recomposition des classes sociales au fil d’une prolétarisation d’une partie de la paysannerie venue grossir les rangs d’une plèbe urbaine qu’il fallait contrôler et mettre au travail. Avec des variantes tenant au contexte socioculturel, la volonté d’assujettissement releva au Japon comme en Europe d’une même volonté de discipliner un prolétariat naissant. Comme leurs homologues européens, les dirigeants de Meiji comprirent rapidement que le travail et le plaisir étaient antinomiques dans la civilisation industrielle » (p. 230)
Refusant la perte de leurs privilèges, une minorité des samouraïs s’était lancée dans une révolte écrasée en 1877, mais beaucoup se reconvertirent en cadres du nouveau système politique et militaire. De plus, dans son évolution vers une monarchie constitutionnelle autoritaire, le Japon promeut une « samouraïsation », réinventant sa mythologie guerrière passée pour la mettre au service d’un État nationaliste et expansionniste (occupation de régions chinoises, guerre contre la Russie, et colonisation de la Corée).
Dans l’armée japonaise moderne, le rôle d’encadrement de jeunes hommes par des samouraïs adultes décline, et avec lui le goût des garçons/adolescents, aussi le samouraï se tourne davantage vers les femmes. « L’homosexualité » devient une pratique et une catégorie à part : le nanshoku (goût des garçons) cède la place au dôseiai (amour entre personnes de même sexe).
Tout ne se calque pourtant pas sur le modèle occidental. Après la victoire contre la Russie en 1905, sur une estampe anonyme mais célèbre, un soldat japonais sodomise un ennemi russe. Ce trait homophobique n’a rien de spécifiquement nippon, mais ce qui resterait en France ou en Allemagne une blague grossière difficilement exprimable en public (« On les encule ! ») circule au Soleil levant sous forme d’une œuvre artistique largement diffusée. Par comparaison, sur une carte postale anglaise de la même époque traitant des mêmes événements (la prise Port-Arthur), les têtes des soldats japonais sont remplacées par des fesses nues, qui utilisent leurs pets comme armes en guise de fusil : humour raciste plus scatologique qu’érotique.
Comme on l’a vu, les mœurs et les contraintes sexuelles variaient considérablement selon le milieu social, et la « découverte » des amours féminines n’y échappe pas : « Les amours entre filles dans les couches populaires – comme leur sort – n’attiraient guère l’attention. En revanche, l’homosexualité chez les collégiennes, dont la presse estimait en 1911 qu’elle était plus répandue que chez les garçons, perturbait l’ordre social bourgeois par l’autonomie que celles-ci s’arrogeaient (en matière de sentiments et d’émotions intimes). » (p. 347)
En résumé, l’époque est marquée par l’éclipse de l’érotisme devant un « amour romantique » sublimé mais désincarné, par la censure de l’art érotique (qui n’en disparaît pas pour autant) au profit d’« une science sexuelle », et par la muséification de l’homo-érotisme du guerrier.
En parallèle, la geisha mythifiée, élevée à la hauteur d’emblème « d’une érotique raffinée », passe pour l’« incarnation sublimée de la féminité japonaise » (p. 276). Dans la réalité, la prostitution légale et illégale prolifère, aggravant le sort des femmes amenées à s’y livrer.

Années 1920 : érotique, grotesque, absurde et Engels girl

Au Japon, la décennie qui suit 1918 n’est pas sans rapport avec les « années folles » aux États-Unis ou les « années dorées » dans l’Allemagne de Weimar : essor des « grands magasins », vêtements occidentaux, apparente libération des mœurs, publicité tapageuse, néologismes dérivés de l’anglais (shop girl, office girl, gasoline girl – pompiste – et même Engels girl – politisée)… En fait, expliquent Pons et Souyri, il s’agit au mieux d’« une émancipation trébuchante »: les femmes « entrées sur le marché du travail – et participant pour une petite minorité aux luttes ouvrières – […] pèsent surtout dans la culture de masse en tant que consommatrices » (p. 322).
C’est l’époque de l’ero-guro-nansensu (érotique, grotesque, et absurde ou nonsens), « phénomène social autant que culturel », et son goût du grinçant, du bizarre, du morbide, voire de l’atroce et du sado-masochisme. Mais aussi de la modan gâru (modern girl), image célèbre mais minoritaire, censée cultiver le « brouillage des genres : « Elle est lui et lui est elle » (p. 351-356). Agitation des mœurs plus que révolution, le phénomène restera sans lendemain – et ne refera surface qu’après-guerre.

Années 1930 : Mobilisation nationaliste et scandale

La crise de 1929 entraîne la fermeture des marchés étrangers, un manque de matières premières, et une chute de la production industrielle : celle-ci ne se relève qu’avec la montée des dépenses d’armement dues à la militarisation d’un pays qui résout ses conflits dans une fuite en avant impérialiste. À la crise économique s’ajoute en effet le déséquilibre social et politique : émeutes, répression du mouvement ouvrier, division de la classe dirigeante, instabilité gouvernementale, assassinat du premier ministre en 1932, tentative de coup d’État en 1936, aboutissant à la confiscation du pouvoir civil par l’état-major. De 1931 (invasion de la Mandchourie) et plus encore à partir de 1937 (début du conflit total avec la Chine), jusqu’en 1945, le Japon vivra en guerre permanente.
« Mobilisation spirituelle » nationaliste et développement de la prostitution, légale ou non, font bon ménage, jusqu’aux bordels militaires, dont les pensionnaires sont en majorité coréennes mais parfois aussi japonaises.
En 1936, un fait-divers sanglant hors-norme fait sensation, perturbant le conformisme moral, ou plutôt le complétant car tout scandale fonctionne à la fois comme révélateur social et comme catharsis :
Une prostituée de 31 ans, Abe Sada, et un de ses clients devenu son amant partagent une passion si violente que la femme, dans un jeu d’étranglement érotique, tue son partenaire, tranche son pénis, l’emporte, avant de se laisser arrêter par la police deux jours plus tard. On a pu voir dans son acte « l’expression d’une forme de résistance non politique à une société oppressive qui ne pouvait concevoir le désir sexuel féminin que sur le mode pathologique » (p. 371) Condamnée à six ans de prison, libérée en 1941, elle écrit son autobiographie et se met plus tard elle-même en scène dans un spectacle de bar. L’écho de l’événement se perpétue jusqu’à nos jours, donnant lieu à une succession de livres, de documentaires, à plusieurs films de fiction (le plus récent en 2011), des pièces de théâtre, des chansons… Ade Sada reste interprétée en tous sens : femme « venimeuse », héroïne de l’amour fou, rebelle anti-totalitariste, féministe en lutte contre le patriarcat… Elle illustre la force irrépressible du désir, mais aussi sa spectacularisation. Comme l’écrira un de ses biographes : « L’image que l’on avait construite d’elle était devenue une prison sans mur ».
Avant de s’effacer : « Un jour, elle partit avec ses économies et pour tout bagage un kimono d’été. Personne ne sait ce qu’elle devint. » (p. 373)

Après 1945 : eroduction et censure

Au lendemain de sa défaite, le Japon se transforme en démocratie parlementaire (y compris en accordant le droit de vote aux femmes) fermement encadrée (le Parti Libéral-Démocrate, principale force conservatrice, monopolisera le pouvoir pendant plusieurs décennies).
Les États-Unis sont maîtres du pays jusqu’en 1952 : « l’occupant encourageait les trois « S » (sport, spectacle et sexe) comme dérivatif » (p. 387). On ne pouvait montrer à l’écran ni soldats ni orphelins, les films patriotiques et impérialistes réalisés avant 1945 étaient interdits, une dose excessive de nudité aussi, mais la « romance » était encouragée.
C’est ensuite l’essor du « sexe-spectacle » (p. 398-402), entre autres des exhibitions de femmes nues, et d’une presse « érotico-pornographique » florissante, alors quasi-clandestine aux États-Unis. En 1958, le proxénétisme de ce qu’on appelait en France les filles « en maison » est déclaré illégal, obligeant la prostitution organisée à évoluer vers plus de discrétion. A la fois censurée et prospère, la sexualité marchande donne naissance à une « littérature de la chair » et à l’« eroduction » (production cinématographique érotique). Dans les années 1960, la moitié des films japonais relèvent du genre pink eiga (cinéma rose), certains adoptant d’ailleurs une esthétique d’avant-garde, voire flirtant avec une critique politique d’extrême gauche. Dans les salles pour spectateurs adultes, masculins pour leur immense majorité, consumérisme sexuel et imagerie patriarcale vont de pair, avec cette particularité qu’au Japon « une industrie du sexe parmi les plus prolifiques du monde » voisine avec la « traque frénétique de l’apparition d’organes sexuels et de la pilosité pubienne sur les écrans de cinéma ou les photographies » (p. 412).
La censure n’est pas inactive.
Elle condamne en 1951 le roman L’Amant de Lady Chatterley, seulement autorisé à la vente quarante-cinq ans plus tard (œuvre interdite en Angleterre et au Canada jusqu’en 1960, et ailleurs longtemps aussi, en Irlande, en Chine, en Inde, en Pologne, en Australie, aux États-Unis jusqu’en 1959…).
Concernant la violence, par contre, le Japon fait preuve d’une tolérance impensable en Europe ou aux États-Unis : viol et torture demeurent des «figures imposées aujourd’hui encore dans les mangas, les films de gangsters et d’horreur où le « sadisme » est omniprésent » (François Lachaud). Au contraire d’autres pays, la France par exemple, qui réunit sexe et violence dans une même catégorie avec sa notion de « films à caractère pornographique et d’incitation à la violence ».

XXIe siècle : All sex, No sex, etc.

Chaque société construit les mœurs qui lui conviennent, et fait évoluer ses normes selon ses logiques et ses besoins. Et cela plus encore dans les sociétés où règne le capitalisme : il n’y a pas une morale capitaliste unique.
Le Japon a longtemps produit une des cultures érotiques sans doute les plus élaborées que nous connaissions, et répandue de manières diverses dans toutes les couches sociales.
Le consumérisme érotico-porno des dernières décennies du XXe siècle prouve que travail et plaisir, « antinomiques » à l’ère de l’industrialisation, cessent de l’être quand le capitalisme a assez pénétré les pratiques et les mentalités pour ne plus reposer que sur ses propres fondamentaux (domination du rapport salarial et tendance à la marchandisation de tout). Il devient alors possible d’accorder un espace beaucoup plus large aux minorités sexuelles, aux déviances, voire à la transgression… pourvu que soient respectés État et capital. Il est probable que le mariage pour tous soit bientôt légalisé au Japon, pays par ailleurs encore très patriarcal où la domination masculine reste très présente.
Philippe Pons et Pierre-François Souyri arrêtent leur étude à la fin du XXe siècle, à l’aube de la coexistence des morales et d’une prolifération des codes, jusque et y compris la vogue du «  No Sex », où l’a-sexualité devient un refuge, une affirmation de soi, voire un positionnement politique. Cette catégorie nouvelle (et sans doute pas la dernière) permet non plus de vivre librement la sexualité, mais plus simplement d’en sortir.
Comme nous l’écrivions autrefois : « À la culpabilité (hantise de violer un tabou) se juxtapose l’angoisse (sentiment d’un manque de repères devant les « choix » à faire). À la névrose et à l’hystérie antérieures succèdent le narcissisme et la schizophrénie comme maladies historiques. »
Qu’en est-il au Japon ? Et qu’en adviendra-t-il dans le monde ?…

G. D., mai 2021

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A lire et à voir

Philippe Pons & Pierre-François Souyri, L’Esprit de plaisir. Une Histoire de la sexualité et de l’érotisme au Japon (XVIIe-XXe siècles), Payot, 2020, 522 p. Étude très détaillée dont il est impossible en quelques pages de montrer toute la richesse. Nombreuses illustrations.

Sur l’invention au XIXe siècle de la « sexualité » comme sphère sociale et savoir scientifique spécialisés : « Naissance d’une « question sexuelle » ».

Charles Sprawson, Héros et nageurs, Nevicata, 2019 (1992), chapitre 8 sur le Japon.

La carte postale anglaise scatologique sur la guerre russo-japonaise est reproduite dans Liza S. Sigel, Governing Pleasures. Pornography & Social Change in England, 1815-1914, Rutgers U.P., 2002.

Rana Mitter, China’s War with Japan, 1937-1945, Penguin, 2014.

« Histoire et condition de la classe ouvrière japonaise dans le second après-guerre », Programme Communiste, septembre 1988.

François Lachaud, « D’un procès l’autre, Sade au Japon », Le Portique, n° 34, 2014.

« Obscenity and Article 175 of the Japanese Penal Code: A Short Introduction to Japanese Censorship ».

Edogawa Ranpo (1894-1965) : Le Lézard noir, Picquier, 2000 (1934), roman mettant en scène un(e) criminel(le) travesti(e). En 1968, Yukio Mishima joue un petit rôle dans le film qui s’en inspire. Et La Bête aveugle, Picquier, 1999 (1931), adapté au cinéma sous ce titre par Masumura (1969). Ranpo avait collaboré à des études sur l’homosexualité dans les années 1933-1940.

Jun’ichirō Tanizaki, La Confession impudique, Gallimard, 1963 (1956) ; et Journal d’un vieux fou, Gallimard, 1968 (1961).

Yukio Mishima, Confession d’un masque, Gallimard, 1971 (1949) ; et Les Amours interdites, Gallimard, 1989 (1951), où le narrateur nous fait savoir que, pour le samouraï comme pour l’homosexuel, la féminité est le pire des vices. Bisexuel, misogyne, ultra-nationaliste, masochiste, marqué à la fois par la tradition japonaise et l’art occidental (Sade inclus : il a même écrit une pièce intitulée Madame de Sade), et metteur en scène de son propre suicide en 1970, Mishima mêle assez d’éléments pour que chacun puisse y projeter son fantasme et sa culture.

Biographie au cinéma : Mishima, A Life in Four Chapters, Paul Schrader, 1985.

Yasuzō Masumura, L’Ange rouge, 1966.

Koji Wakamatsu : Les secrets derrière le mur (1965) ; Quand l’embryon part braconner (1966) ; Les Anges violés (1967) ; et Va va vierge pour la deuxième fois (1969). Auteur en 2008 d’un « docu-fiction » sur l’Armée Rouge Unifiée, groupe d’extrême-gauche armé japonais, actif dans les années 1970 et au-delà.

Noboru Tanaka : Le Marché sexuel des filles (1974) ; La Véritable histoire dAbe Sada, (1975) ; et La Maison des perversités (1976).

Également inspiré d’Abe Sada : L’Empire des sens, Nagisa Oshima (1932-2013), 1976 (titre japonais : « Corrida d’amour »). Le film a connu de grandes difficultés de diffusion dans divers pays, et il est souvent projeté avec des coupes. « En ce monde, faire un film est un acte criminel », déclarait Oshima en 1966. Pour ce qui le concerne, en tout cas, un livre contenant des photos de L’Empire des sens lui valut un interminable procès pour obscénité, sans condamnation finale, mais le film reste quasiment invisible au Japon.

Oshima affirmait avoir rencontré Abe Sada âgée, recluse dans un couvent isolé, mais rien ne prouve que le cinéaste ait dit vrai.

L’homosexualité est au cœur de plusieurs films d’Oshima, notamment Furyo (1983) et Tabou (1999). Max mon amour (1986) décrit un triangle amoureux, où l’un des trois partenaires est un singe : « le chimpanzé est aussi humain que moi », déclara par la suite Charlotte Rampling, l’actrice principale, qui plus d’une fois a incarné des sexualités hors-norme, notamment dans le célèbre Portier de nuit (1973), mais aussi dans On ne meurt que deux fois (1985).

Christophe Bier, Dictionnaire des films français pornographiques & érotiques de longs métrages en 16 et 35 mm, Serious Publishing, 2011. Nous espérons revenir un jour sur ce sujet.

« Pour un monde sans morale », La Banquise, n°1, 1983.