Homo 13 / 1 / « Anthropolesbos », entretien avec Alix

Avant d’aborder le chapitre final de la série Homo, il nous a paru utile de publier la transcription d’entretiens réalisés avec une infirmière et un ouvrier qui, tous deux, ont des pratiques homosexuelles. Nés à la fin du XXsiècle, comment ces prolétaires vivent-ils aujourd’hui leur sexualité et, notamment au travail, ces catégories de gay et lesbienne ? Quid du mariage pour tous, de la PMA et de la GPA ? Nous n’avons pas choisi Alix et Fabrice parce qu’ils nous paraîtraient « représentatifs » mais, tout simplement, parce que ce sont des amis.

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 Famille, travail, psychiatrie

D’abord le mot. Les hétéros, on ne leur demande pas s’ils sont hétéros, puisque c’est « la norme ». Toi, s’il fallait te définir ?

Je me définirais comme lesbienne si on me le demandait. Lesbienne n’a rien de péjoratif. C’est un mot parmi d’autres, un joli mot d’ailleurs. Et puis, les étiquettes…

Lesbienne, est-ce que ç’a été un problème dans la famille ? ou la question ne s’est même pas posée…

Non.

Tu n’en as pas souffert.

Non.

Et parmi les amis de la famille ? Si on a une fille avec un conjoint et des enfants, on la voit avec son conjoint et ses enfants. Mais une fille comme toi qui n’a ni compagnon ni enfant…

La seule chose qui peut m’embêter un peu, c’est un silence autour de ma sexualité. Personne ne me dit : « Alors, ça va avec ta copine en ce moment ? » Mais je sens une espèce de chape de plomb qui me renvoie une image déformée où je ne me reconnais pas : la femme sans copain, sans enfants, qui aurait loupé quelque chose dans sa vie… Je pourrais prendre la parole, mais je n’en ai pas envie, ça ressemblerait à une justification.

Et au travail ? Tu es infirmière en psychiatrie.

Une profession qui compte pas mal de gays et de lesbiennes.

Pourquoi ?

À partir du moment où tu es homosexuel(le), tu te décales un peu par rapport à la société, tu fais ce léger pas de côté qui va avoir une répercussion profonde sur ta façon de te positionner dans ce monde. Tu es obligé de te construire en dehors de certaines normes, et je pense que ça ouvre à une tolérance au hors-norme, avec parfois un goût pour le hors-norme. Aussi parce qu’on est dans une quête identitaire : chez beaucoup d’homos, l’adolescence n’a pas été facile… des troubles psychiques pour certains… des relations compliquées avec les parents. Une fois qu’on a réussi à résoudre ses problèmes, on peut être poussé à vouloir aider les autres.

S’il y a beaucoup de gays et de lesbiennes en milieu hospitalier, comment est-ce vécu ? Les autres membres du personnel le savent ?

Cela dépend. Il y a des gays et des lesbiennes qui vont s’outer.

Tu t’es outée ?

Moi, il y a dix ans, je ne disais rien. Je ne le cachais pas non plus. Aujourd’hui, il me paraît important de ne pas taire et plus encore de ne pas cacher son homosexualité. Pour moi, c’est une forme essentielle de militantisme, et le plus accessible, en tout cas dans notre pays. Je n’arrive pas dans un nouveau lieu de travail en disant : « Bonjour, je suis lesbienne », mais, dans le fil de la conversation, je ne tairai plus jamais que j’aime les femmes. Mais je connais encore plein de gens autour de moi qui ne s’affichent pas.

Comment l’institution traite-t-elle l’homosexualité à notre époque ?

L’homosexualité prend de moins en moins d’importance en psychiatrie, ça devient une donnée comme les autres. D’un certain côté, c’est dommage.

Pourquoi ?

Parce que la sexualité fait partie de l’histoire du patient. C’est le problème de la psychiatrie aujourd’hui : elle occulte ce qui est social, familial, pour ne traiter que le symptôme, donc l’histoire personnelle ; et l’homosexualité, s’il y en a, est absente. Aujourd’hui, je ne sais pas si c’est une bonne ou une mauvaise chose, en tout cas, l’homosexualité, on n’en parle pas.

Tu veux dire qu’un patient qui vous arrive et qui est gay, c’est une donnée comme le fait qu’il soit divorcé par exemple, ou que ses parents soient morts.

Dans l’ensemble, oui.

« Ghetto » ?

Ça, c’est le monde du travail. Mais dans la rue ? Récemment, dans le centre de Paris, j’ai vu deux jeunes femmes qui se tenaient par le cou et se sont embrassées comme des amoureuses, pas en copines. Ce que je ne vois quasiment jamais. Ni non plus beaucoup d’hommes main dans la main. Ils se feraient remarquer. C’est une preuve que l’homosexualité reste mal acceptée.

Oui.

Est-ce qu’il y a des quartiers dans Paris, ou ailleurs, où tu peux te promener main dans la main avec la femme que tu aimes ?

Oui et non, c’est pour ça qu’on a ces ghettos comme le Marais. Tous ces bars et les alentours, où on peut s’autoriser une franche proximité, être soi-même. Après, c’est à chacun et chacune de s’affranchir des regards éventuellement malveillants… ou pires, de prendre le risque d’être d’agressé, risque qui existe bel et bien, comme on a pu le voir pendant la période du débat autour du mariage pour tous.

À Berlin, ville de la liberté sexuelle, j’ai croisé très peu de couples de même sexe qui s’autorisaient cette proximité. Toi qui connais Berlin, tu en as vu ?

Non, pas beaucoup. Ça reste effectivement une prise de risque, aujourd’hui. Après, même s’il me semble important d’être « visible » quand on veut où on veut, tout le monde n’est pas particulièrement démonstratif dans l’espace public… Là où j’aurais plus tendance à m’afficher, c’est quand je sens une certaine hostilité. Je refuse d’intérioriser le moindre sentiment de peur ou d’illégitimité, et si je les sens poindre je tâche de trouver un terrain de discussion ou de renvoyer la violence qui m’est faite, histoire de ne rien en garder.

Tu as employé le mot « ghetto ». Dans notre entretien avec Lola 1, elle raconte comment, vers 1970, elle allait avec ses amis devant les boîtes gays en disant « Sortez du ghetto ! Ne restez pas dans votre boîte pour homos ! Ne nous cachons plus, et vivons librement notre sexualité différente. » Le ghetto, c’était ça. Toi aussi, tu emploies le mot. Tu as l’impression que les gays et les lesbiennes sont encore dans un ghetto ? Même à Paris ?

Ce n’est pas du tout comme avant. C’est vrai qu’il y a des endroits, des villes entières qui permettent a priori de vivre librement son homosexualité, mais ça donne une impression de liberté un peu fictive, ça reste difficile de ne pas se sentir sur le qui-vive, prête à recevoir l’insulte, la petite remarque qui va te pourrir le moral.

Pour les gays, il y a le Marais à Paris, Castro à San Francisco : les lesbiennes n’ont rien d’équivalent.

Pour elles, c’est beaucoup plus souterrain. Il y a pas mal de soirées, quelques bars à Paris, des réseaux, c’est ramifié, plein de microcosmes travaillés par une vraie culture lesbienne.

Qu’est-ce que tu appelles « culture » ? Ce n’est pas un mode de vie différent.

Non, c’est plutôt un monde de signes, de codes culturels. Certaines séries, par exemple. On a toutes vu L Word : une série américaine entre 2004 et 2009. On suit le quotidien d’un groupe de lesbiennes à Los Angeles, plutôt bourgeoises ; c’était la première fois qu’on le montrait à l’écran, ça a fait date, c’est le précurseur de toutes ces séries comme Orange Is the New Black. Alors que L Word restait cantonné à des lesbiennes socialement favorisées, Orange Is the New Black se passe dans une prison de femmes aux États-Unis, avec des histoires lesbiennes assez crues. Cette série a eu une reconnaissance mondiale, elle donne une image cool et bigarrée des lesbiennes… il y a de tout, des butchs, des fems, des Latinos, des Noires, des grosses, des minces, des moches, des toxicos…

Quand même… il y a cinq minutes, on était d’accord sur le fait que le lesbianisme, on ne le montre pas. Ou très peu. Maintenant tu m’expliques qu’il est très visible… dans le domaine de la culture. Comme le prouve le succès du film Carol2.

Parce que ce ne sont que des représentations. On aura beau respecter les quotas, mettre plus de lesbiennes à la télé, la réalité ne suit pas. La culture, ça n’est pas tout : elle émancipe surtout les classes aisées. Le succès de ces séries n’est pas du tout garant de plus de tolérance.

Les femmes dont tu parles dans ces bars et ces soirées à Paris, quelle est leur origine sociale ? Est-ce que tu y rencontres aussi bien une femme de ménage, une factrice, une prof ?

Le public reste quand même relativement aisé. Avec aussi des étudiantes, de jeunes provinciales qui débarquent à Paris. Et puis, cette réalité du « milieu » ― tu entends souvent dire : « Je traîne dans le milieu… » D’un autre côté, il y a une vraie aspiration aujourd’hui chez pas mal de lesbiennes à s’installer, avec leurs mômes…

Ce qui est normal.

Ce qui est normal, oui.

Ce n’est pas l’avis de ceux, comme Hocquenghem autrefois, qui disent : « L’homosexualité, c’est révolutionnaire. » L’homosexuel étant réprimé à cause de sa sexualité, il serait porteur d’un potentiel de subversion, de transformation radicale.

C’est très présomptueux. Effectivement, à cause de la sexualité, ton regard est dévié de la norme, ça peut t’apporter une richesse et une tolérance, mais de là à être révolutionnaire ! Ou alors on a juste loupé le coche, toute tentative de subversion dissoute dans le technocapitalisme… On ne peut pas dire qu’il y ait du révolutionnaire dans les aspirations homosexuelles au mariage, à la PMA, à la GPA. Toute l’énergie mise dans ces combats, c’est important, mais tellement secondaire par rapport à ce qui nous attend… Il ne faut pas qu’une sexualité minoritaire devienne le moteur unique de nos vies, et surtout pas aujourd’hui où toute l’énergie des bonnes volontés prêtes à s’atteler à changer notre trajectoire est aussi précieuse. Je ne veux pas dire qu’il faudrait « choisir » ses combats, mais ce qui arrive à l’espèce humaine est sans précédent, on est quelque part obligé de chercher très rapidement de la cohésion, au-delà de toute considération de genre ou de sexualité ; en gros, on doit faire très vite de très gros efforts de sensibilité, de justesse, et d’abnégation quelque part, ce qui n’est pas tellement notre fort, à tous…

Tu vas à la Gay Pride ?

J’y vais, mais l’élan du début n’y est plus. Depuis quelques années, des collectifs ont créé une Gay Pride de nuit parce qu’ils trouvaient que la Gay Pride avait été récupérée et avait perdu son côté militant. C’est la soirée avant la Gay Pride, ça finit vers minuit et ça réunit beaucoup moins de gens, avec quand même, au fil des années, de plus en plus de participants. La Gay Pride cette année, sur quatre-vingts chars, un seul était spécifiquement lesbien, celui de Lesbotruck, une initiative qui survit d’année en année essentiellement grâce à des collectes de dons et du bénévolat.

Un seul char ? On a pourtant l’impression que les associations lesbiennes sont assez nombreuses.

Oui, mais l’événement qui réunit aujourd’hui le plus de lesbiennes à Paris, c’est la soirée « Wet For Me », qui existe je crois depuis cinq ans, avec mille personnes réunies pour faire la fête, avec DJs, musique… ce n’est pas l’aspect militant qui les anime.

Wet comme « mouillé » ?

Oui, l’allusion sexuelle est évidente. On peut voir une émancipation féminine dans le fait de pouvoir aujourd’hui parler de sexe, de désir, de jouissance dans les termes les plus crus. On peut aussi y voir une panne des sens, du sentiment ou de l’inspiration.

PMA, GPA, etc.

Tu faisais allusion à la PMA et à la GPA : qu’est-ce que tu en penses ?

Tout ce qui doit faire appel à des techniques, à un appareillage technologique, ça me dérange. Je ne pense pas du tout que ce soit une avancée réelle pour les lesbiennes, ça ne va pas favoriser l’acceptation.

Pourquoi ça te gêne, le recours à des techniques de pointe ? Un argument de beaucoup de lesbiennes et de gays, c’est : « Puisque ça existe, et que c’est pour nous une possibilité qu’avant nous n’avions pas, on la veut et on y a droit. »

Justement, c’est ce à quoi nous pousse cette société : « Puisqu’on PEUT le faire, faisons-le. » Ce n’est pas du tout une manifestation philanthropique, un pas en avant ou un progrès spirituel, c’est la technologie qui impose ce qui doit être moralement juste et désirable. On croit penser librement, vouloir ceci ou cela, mais c’est la société qui nous pense. Je ne comprends pas qu’on puisse y voir une avancée pour les lesbiennes. Aller à l’hôpital comme si on était souffrante, subir toute une batterie d’examens, rencontrer des psychologues… Moi je suis pour qu’on arrive à avoir des enfants sans passer par un appareillage technologique et médical. On vit dans ce délire que tous nos désirs devraient être assouvis. On passe par une banque de sperme. Banque, tu te rends compte du mot ! Être lesbienne, pourtant, c’est aussi le fait qu’effectivement, entre deux femmes, avoir des enfants c’est un peu plus compliqué, c’est une réalité. Aujourd’hui on nous propose des détours techniques. Mais il existe des moyens artisanaux assez simples, qui pourraient être vendus en pharmacie… et qui ne le sont pas.

Explique…

Un homme est d’accord pour donner son sperme, tu le récupères, c’est relativement facile, et tu choisis, en calculant bien la période d’ovulation, de faire une insémination tranquillement chez toi, avec ta copine et peu de matos. Il faut se mettre d’accord avec un homme, évidemment. Ça se fait.

Et après, l’homme n’a pas de relation spéciale avec l’enfant ?

Pas forcément, mais ça dépend. Pour moi, ce genre de pratique est plus riche et peut-être plus conflictuel, comparé à la neutralité clinique de la banque de sperme. Les relations avec le père peuvent être distantes, comme elles peuvent être proches, parfois compliquées, mais ça fait partie de l’existence.

Ce que tu dis me fait penser à l’écoféminisme.

Qui recouvre différentes tendances. Dont une qui recommande de se responsabiliser en tant que femme et de ne pas saturer le monde en ajoutant des enfants à un monde déjà saturé. Pour certaines femmes, c’est relativement facile parce qu’elles n’ont pas spécialement envie d’enfants. Pour d’autres, c’est une vraie décision à la fois très intime et politique.

Tu te vois le faire, toi ?

Sans doute, ça a du sens. Pourquoi est-ce que je mettrais au monde un enfant aujourd’hui ? Faire le choix de ne pas avoir d’enfants parce qu’on a toutes les raisons de croire qu’on aura du mal à lui procurer le nécessaire pour vivre bien, je trouve ça responsable et courageux. Et ce n’est pas comme si on manquait d’enfants qui ont besoin d’attention et de soutien…

Tu as l’impression que les organisations LGBT traitent les questions comme celles de la PMA et de la GPA en faisant confiance aux techniques de pointe ?

Pour la PMA, majoritairement, oui. La GPA, c’est encore un autre débat, mais qui demeure dans l’ombre du débat sur la PMA, comme s’il suffisait de penser l’un séparément de l’autre, pour ne pas avoir affronter les contradictions absolues posées par la GPA à n’importe quelle féministe.

Communauté

Est-ce que tu crois à l’existence d’une « communauté » lesbienne, gay, homosexuelle… ?

Elle avait peut-être encore un sens il y a trente, quarante ans… Aujourd’hui, avec internet, la communauté est éclatée, disséminée, traversée par des luttes et des aspirations contradictoires. S’il y a « communauté », elle est aujourd’hui constituée des êtres humains du XXIsiècle, massivement angoissés par l’avenir qui se profile et massivement sourds à cette angoisse. En gros, le déni de réalité frappe tout et tout le monde, et les revendications communautaires perpétuent quelque part l’idée d’un monde supposé progresser en matière de liberté et de tolérance : la réalité, c’est que le monde du XXIsiècle est injuste, froidement cruel et que son existence repose sur les pires inégalités !

Communauté, ça veut dire quelque chose de commun. Est-ce que les lesbiennes partagent autre chose qu’une sexualité minoritaire ? Ou est-ce que la sexualité suffit à faire une communauté ?

Je me demande si ce n’est pas tant notre sexualité minoritaire qui fait communauté aujourd’hui que le besoin de faire face ensemble, et le plaisir de retrouver une certaine solidarité.

Pourquoi ?

Parce que les combats qui ont animé la communauté homosexuelle d’hier ne sont pas les mêmes qu’aujourd’hui, et que les luttes actuelles, pour le mariage gay, contre l’homophobie, la transphobie, etc…. aussi justifiées soient-elles, s’accordent mal avec les urgences auxquelles l’humanité doit faire face. Je parle de lutte pour maintenir un environnement vivable. Chacun pressent quelque part, de façon plus ou moins consciente, cette nécessité, non ? Et on retrouve peut-être dans un « réseau solidaire » un sentiment d’unité ou de cohérence dans un monde complètement taré.

Est-ce que cette solidarité fait une communauté ?

Non, mais ça y ressemble. Une communauté à la fois effective… et virtuelle. Le milieu gay et lesbien est gagné, sapé par tout ce qui est dé-réalisation, représentation, société du spectacle… On n’a jamais vu autant d’images de gays sur écran, au détriment de ce qu’il pourrait rester des combats qui ont été menés, d’une réelle mobilisation.

Changer de corps / changer de système

Mais, si on lutte pour se faire accepter, plus on est accepté, moins on lutte, c’est logique. Les questions que tu posais tout à l’heure, avoir des enfants ou pas, banque du sperme ou pas, ce ne sont pas des questions que des couples d’hommes ou des couples de femmes pouvaient se poser il y a cinquante ans. Maintenant c’est possible, alors on se mobilise pour ça. Et les trans ? Toi qui te méfies des techniques de pointe, transitionner suppose la chirurgie, les hormones… une technologie lourde.

Comme je te disais, ce qui m’interpelle aujourd’hui, c’est l’influence et la domination de la technologie dans l’orientation de nos choix. La transidentité a toujours existé et, dès l’Antiquité, des sociétés ont utilisé des opérations primitives de réattribution de sexe, donc c’est compliqué de critiquer des techniques qui permettent de transitionner sans danger… Mais il y avait à la même époque d’autres sociétés où le sexe physique ne définissait ni le genre ni le rôle de la personne. Il y a des trans et des personnes intersexes qui essayent aujourd’hui de faire en sorte que leur identité soit reconnue sans forcément passer par une réattribution de sexe, et beaucoup d’entre elles expliquent que leurs difficultés viennent avant tout des conditions sociales et culturelles. Changer de sexe aujourd’hui, c’est passer par toute une batterie d’examens médico-psychologiques, des consultations, des interventions chirurgicales lourdes et une dépendance aux grands labos pharmaceutiques, ça n’est pas rien, même si pour certaines personnes c’est parfois la seule alternative au suicide.

Malgré tout, je me demande dans quelle mesure, et à quel degré de conscience, la toute-puissance technicienne travaille-t-elle à supprimer ce travail psychique, de plaisir et de douleur, qui est de vivre dans son corps, dans un corps, quel qu’il soit… Il y a ce paradoxe au sein de la question du genre et du transgenre : si le genre est une construction sociale et les sexes égaux, qu’est-ce que ça change que j’aie un pénis, un vagin, les deux ? Qu’est-ce qui fait que je ne peux pas vivre avec l’un ou l’autre ? On doit continuer à travailler sur les inégalités entre hommes et femmes et sur le contexte social, d’autant plus qu’il est instable, que l’ouverture et la tolérance supposées de nos sociétés peuvent basculer très rapidement et que, de façon très pragmatique, on va dans les années à venir vers une pénurie de matières premières qui touchera tous les secteurs, technologique, chirurgical et pharmaceutique entre autres.

Pourquoi as-tu choisi comme titre à cet entretien « Anthropolesbos » ? L’idée d’anthropocène, c’est que maintenant les êtres humains transforment tellement leurs conditions de vie sur Terre qu’ils en viennent à rendre leur planète invivable.

C’est là le point fondamental : on continue à entretenir le mythe du progrès alors qu’on est assis sur des bombes écologiques, climatiques, informatiques… J’entends tout le temps dire autour de moi : « On ne va quand même pas retourner à l’époque des cavernes ! », mais c’est paradoxalement là où on va retourner si on n’agit pas rapidement en modifiant radicalement nos modes de vie, que ça nous plaise ou non d’ailleurs, on n’a hélas plus le temps ni le luxe de choisir. Ce qui supposera d’agir en dehors du système technicien, pour retrouver tout un territoire mental et physique.

Tu participes aussi aux mouvements sociaux, tu vas aux manifs, à celles des infirmières, mais aussi à celles contre la loi Travail : quel lien fais-tu entre ce type de lutte et l’action pour la liberté sexuelle ?

Je suis lesbienne et si je suis poussée à devoir revendiquer la possibilité de l’être sans qu’on me fasse chier, je le ferai encore et encore. Mais il y a tellement de raisons aujourd’hui pour étouffer d’indignation que, d’une certaine façon et au vu de mes limites, j’ai tendance à me focaliser sur ce qui nous concerne tous et toutes. C’est sans doute aussi grâce aux combats des minorités d’hier que je peux dire ce genre de choses aujourd’hui, et j’ai beaucoup de gratitude pour les gens qui ont œuvré pour la cause des femmes, trans, homosexuel(le)s.

Novembre 2017

2 « Une lesbienne et ses doubles : Patricia Highsmith », juin 2017.

Le second entretien (avec Fabrice) :
« Aujourd’hui y a plus moyen !
».

 

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Les deux entretiens en PDF