Chantal Mouffe, L’illusion du consensus, Albin, Michel, 2016, 200 p.
C’est en avril 2016, pour la promotion de ce livre, que Chantal Mouffe a fait irruption dans les médias français. Jusqu’ici peu traduite, la philosophe poursuit l’œuvre de son compagnon Ernest Laclau (1935-2014), un universitaire argentin, ancien militant péroniste de gauche, considéré comme le théoricien du « populisme de gauche » et dont le titre de gloire est d’être l’inspirateur théorique des dirigeants de Podemos.
Extrémisme, désillusion et abstentionnisme, une démocratie européenne en crise, menacée, et avec elle toute « la société », le constat que dresse l’auteure est banal : consensus néo-libéral et brouillage gauche/droite (PS et LR en France), règne des experts, politique « non partisane » faite de mesures techniques « inévitables » en ces temps de crise, absence d’un réel débat démocratique et, en réaction, montée du populisme de droite.
Le but de la démocratie n’est pourtant pas d’atteindre un consensus. La confrontation, régulée, est au contraire sa condition d’existence : d’une forme antagonistique (dangereuse car opposant des ennemis à éradiquer) le conflit prend avec elle une forme agonistique (on peut « s’opposer sans se massacrer » selon Marcel Mauss). C’est cette dernière forme qu’il s’agit pour Chantal Mouffe de retrouver pour sauver la démocratie. Mais, au contraire des versions altermondialistes du consensus (mode bisounours, Hardt/Negri ou Holloway dénoncées dans le livre), elle pose la question du conflit et du pouvoir. Et « la gauche » ? Le couple Laclau-Mouffe a souvent été critiqué pour le flou de son analyse du capitalisme et de son projet alternatif que reflète bien le programme Podemos. Et si l’auteure ne croit plus au rétablissement d’une classique frontière droite/gauche (la social-démocratie est irrécupérable), elle trouve la période idéale pour que naisse… un populisme de gauche : car après la classe ouvrière, ce sont les classes moyennes qui sont victimes du néo-libéralisme et se « révoltent ». C’est donc entre « peuple » et élites néo-libérales que doit s’établir la frontière. Le programme importe alors assez peu (critique des structures transnationales, des banques, etc.)*, à peine le fait de se différencier d’un populisme « de droite »**. Ce qui compte c’est l’élan vers l’alternative, l’identification collective, le parti (pourquoi pas issu de Nuit Debout) et ce leader qui doit savoir, comme on le fait si bien à droite, « mobiliser les affects » (dans ce rôle, pour la France, notre auteure ne voit que Jean-Luc Mélenchon).
Ce que Chantal Mouffe se refuse à dire c’est que « la société » qu’elle souhaite préserver n’est autre que le capitalisme, et les conflits qui la menacent les conséquences des rapports de classes et d’exploitation. C’est que pour elle, depuis la chute du mur de Berlin, « there is no alternative » au capitalisme, d’où l’application des schémas qu’elle dénonce et en premier lieu le consensus : ici autour de la démocratie, cadre indépassable où les « ennemis légitimes » choisissent de s’affronter (les forces politiques, populisme de gauche compris).
Ceux qui refusent le jeu démocratique s’excluent d’eux-mêmes, ils sont pour Chantal Mouffe « l’extérieur constituant », les barbares, cet « eux » contre « nous » : non pas l’extrême droite qui, elle au moins, accepte les règles, mais diverses forces politiques ou sociales marginales (anarchistes, ultra-gauches, « vrais » fascistes ou djihadistes) et surtout cette masse abstentionniste, ce prolétariat refusant toute médiation qu’il serait prudent de ramener vers les urnes. Car il faut adhérer à la démocratie (notre auteure dit même y avoir fait « allégeance ») sinon, le cas échéant, être détruit par elle.
Avec le mouvement contre la Loi Travail, on a pu « apprécier » ce qu’était la répression par un pouvoir social-démocate, gageons que, menée par un gouvernement « populiste de gauche » elle aurait été… différente ? Plus exotique ? Le tonfa a parfois des nuances que le manifestant matraqué ignore. Il s’agira donc d’y être attentif car « l’alternative » que certains*** nous promettent aura, si nécessaire, ce type de rugosité pour les prolétaires en lutte.
Tristan Leoni, août 2016
* / Un programme qui, en cas de victoire, ne sera pas appliqué, mais doit néanmoins satisfaire ces diverses couches révoltées de la population qu’il s’agit d’agglomérer pour construire « le peuple ».
** / Méditant sans doute sur l’adage « qui se ressemble s’assemble », Chantal Mouffe refuse de stigmatiser le populisme de droite par l’usage du terme « extrême-droite » et se gausse de sa « condamnation morale » par « les bons démocrates ».
*** / L’attrait qu’exerce le couple Mouffe-Laclau sur certains maîtres d’œuvre de Nuit Debout, à commencer par François Ruffin et Frédéric Lordon, n’étonnera personne.