Alors que la France s’est dotée en juillet 1972 d’une législation punissant les propos, injures et discriminations racistes, elle connaît l’été suivant une flambée de violence raciste, notamment en Provence. Paradoxe ? Quoique publiés il y a plus de quarante ans, Les dossiers noirs du racisme dans le Midi de la France n’éclairent pas seulement cet épisode, mais aussi indirectement notre présent.
Notons tout d’abord que cette épisode n’est que le point extrême d’une vague de racisme plus profonde qui touche la France à partir des années 1970 et se conclut symboliquement par un meurtre qui provoque un émoi national et médiatique, celui d’un Algérien par trois candidats légionnaires dans le train Bordeaux–Vintimille en 1983.
Immigration et émigration sont au cœur de la question puisque ce sont des travailleurs algériens qui sont visés. Depuis 1964, les États français et algérien organisaient en effet leur transfert pour le plus grand profit du patronat français et d’une économie algérienne trop heureuse de se débarrasser de prolétaires surnuméraires peu qualifiés qui, en retour, envoient de l’argent au bled. Leur nombre a doublé dans l’Hexagone en dix ans pour atteindre 700 000 en 1973.
Dans les années 1970, il est des lieux de France où l’immigré maghrébin (arabe ou kabyle) doit raser les murs lorsque, après le boulot, il rejoint un foyer, un bidonville ou un garni miteux : risque d’être renversé par une voiture, tabassé à mort ou tiré au fusil comme à la chasse, tout est possible. On ne compte d’ailleurs pas les blessés ni les « ratonnades » (expéditions « punitives » collectives menées par des groupes d’habitants ou des milices de voisins). Au printemps 1973, Ordre Nouveau, qui vient de créer le Front national, lance un nouveau thème politique, la lutte contre « l’immigration sauvage ». En août, suite au meurtre d’un traminot par un Algérien, et alors qu’une partie de la presse locale et nationale appelle quasiment au pogrom, huit Maghrébins sont assassinés en une semaine dans la région de Marseille. L’impunité des meurtriers est assurée par la police et la justice à coup de non-lieux.
Ces événements déclenchent plusieurs grèves de travailleurs arabes, spontanées comme au chantier naval de la Ciotat, ou initiées par le Mouvement des Travailleurs Arabes : malgré l’opposition de l’Amicale des Algériens aux ordres d’Alger, entre 18 000 et 30 000 ouvriers de la région marseillaise participent en septembre à une journée de grève générale.
Cette poussée raciste est-elle orchestrée par l’État ou le capital ? Ou serait-ce la résurgence d’un racisme atavique provençal faisant de Marseille une capitale du racisme où le Maghrébin doit vivre dans la peur ? Dans la ligne du journalisme judiciaire d’extrême gauche attaché à remonter des filières pour dénicher des coupables, l’ouvrage cherche l’explication du côté des nostalgiques de d’Algérie française.
Certes, dix ans après la fin de la guerre d’Algérie, la région reste très marquée par une forte présence de rapatriés – les Pieds noirs réputés pour leur racisme, ce qui est effectivement le cas d’une minorité politisée – mais aussi de Harkis, deux groupes qui durant cette période mènent un bras de fer avec l’État pour des revendications économiques et sociales.
Pourtant la rancœur n’explique pas tout. Bien des « crimes racistes » de cette année-là ne relèvent d’ailleurs pas du coup de sang aviné et haineux. Les lieux fréquentés par les Maghrébins (bar, restaurant, cinéma) sont en 1973 visés par une série d’attentats qui culmine lorsqu’une bombe explose dans le hall du consulat d’Algérie à Marseille, faisant quatre morts et vingt blessés. Sans être fréquents, des plastiquages de ce type ponctueront toutefois l’actualité jusqu’au début des années 1980, visant par exemple des foyers Sonacotra, et étant parfois revendiqués par des groupes de lutte armée d’extrême droite, plus ou moins héritiers de l’OAS, certains constitués de Harkis. Ce n’est pas verser dans le conspirationnisme que d’y voir un nid à barbouzes, magouilles et manips, d’autant qu’y frayent les services de plusieurs pays (le GAL espagnol naîtra dans ce cloaque). On est d’ailleurs dans une période de tension entre les gouvernements français et algérien, due surtout à la nationalisation du secteur pétrolier en 1971.
Autre fait majeur, depuis la fin des années 1960, le ralentissement économique et la montée du chômage préfigurent la crise de 1973 – rappelons que la vague d’émeutes anti-italiennes dans le sud de la France à la fin du XIXe siècle coïncidait avec une crise économique et des tensions diplomatiques entre les deux pays. Depuis 1972, la France a d’ailleurs restreint l’attribution de cartes de séjour, provoquant manifestations et grèves de la faim de travailleurs maghrébins. Les expulsions se multiplient. Le livre décrit d’ailleurs la prison clandestine d’Arenc sur le port de Marseille, où sont illégalement enfermés des travailleurs immigrés (européens ou nord-africains) avant leur expulsion sauvage. La gestion de la main-d’œuvre immigrée devient un enjeu, les crimes racistes également. Se pose alors la question de leur définition ; suffit-il que la victime soit arabe? Le régime algérien tient lui sa propre comptabilité, recensant jusqu’à 50 tués et 300 blessés en 1973, ce qui lui offre un prétexte pour arrêter unilatéralement l’émigration. Quelques mois plus tard, c’est la France qui met officiellement fin à l’immigration de travail qu’elle avait encouragée depuis le début des années 1950. Devant l’impossibilité de faire l’aller-retour entre les deux pays, une partie des travailleurs immigrés choisissent par conséquent de s’installer durablement en France et d’y accueillir leur famille (le « regroupement familial » sera institutionnalisé en 1976).
La haine n’est pas suffisante pour expliquer des phénomènes qu’on ne peut renvoyer à des sentiments ou des opinions aussi variables que la météo. C’est surtout avec la crise et le chômage qu’immigration et racisme deviennent des thèmes de société, des thèmes politiques. L’année 1973 marque un tournant vers cette décennie 1980 où l’on change de paradigme : dans l’imaginaire social, l’ouvrier maghrébin (dont la présence n’est que provisoire) va laisser la place au beur, le meurtre du « travailleur arabe » (généralement commis par un civil) au « jeune de banlieue » abattu par la police. Nous y sommes encore.
Tristan Leoni, août 2017
François Noël Bernardi, Jean Dissler, Alain Dugrand, Alex Panzani, Les dossiers noirs du racisme dans le Midi de la France, Paris, Seuil, 1976, 208 p.
Lectures complémentaires :
Mathieu Léonard, « 1973 : un été raciste », CQFD, n° 115, octobre 2013
Yvan Gastaut, « La flambée raciste de 1973 en France », Revue européenne des migrations internationales, n° 2, Vol. IX, 1993.
Abdellali Hajjat, « Le MTA et la « grève générale » contre le racisme de 1973 », Plein Droit, n° 67, décembre 2005.
« Rengainez, on arrive ! », entretien avec Mogniss H. Abdallah, Combat syndicaliste, n° 375, janvier 2013.
« Belle époque et xénophobie. Chasse à l’Italien en Vaucluse », Traits noirs, n° 9, janvier 2003.