LPR / Police DIY

Sous des airs de film d’action, le documentaire de Matthew Heineman, Cartel Land, mêle deux histoires de lutte contre les cartels mexicains, à moins que ce ne soit deux histoires d’auto-organisation… Mais dans la vie comme dans les bons films, si l’on croise parfois de vrais méchants, les vrais gentils sont plus rares.

Ce devait être le portrait d’un redneck : vétéran, ex-ouvrier galérien devenu leader de l’Arizona Border Recon, un groupe de volontaires nationalistes créé en 2011 pour perturber le passage des migrants illégaux puis celui de la drogue (les deux filières étant gérées par les mêmes orgas). Avec treillis, brêlage et fusil d’assaut, ils aident les gardes-frontières en menant dans le désert des missions de reconnaissance et de renseignement, parfois (en bons citoyens) en arrêtant passeurs ou migrants pour les remettre aux flics, plus rarement en faisant le coup de feu contre les narcos.

Mais rapidement Heineman traverse et rejoint l’État mexicain du Michoacán sur la côte pacifique. Une de ces zones où les cartels font la loi, littéralement, avec une rare violence (rapts, viols, torture, etc.). Par exemple lorsqu’un propriétaire terrien refuse de payer les taxes, on lui massacre une quinzaine d’ouvriers pour qu’il comprenne… les villageois (la main-d’œuvre) apprécient peu. La police étant absente, dépassée ou complice, la seule solution semble alors de se regrouper et de prendre un flingue. En février 2013, dans le village de Tepalcatepec, le médecin José Mireles devient le leader d’un mouvement visant à expulser manu militari les truands mais qui s’étend aux communes voisines et prend de l’ampleur. De centaines d’ouvriers, d’artisans, de pêcheurs ou de bûcherons, armés de M16 et de kalachnikov, se transforment en une véritable force militaire. L’enthousiasme et l’espoir sont grands, les résultats immédiats.

Font alors surface les intérêts particuliers, les possibilités de dérives pour des hommes en position de pouvoir, et les risques d’instrumentalisation par d’autres cartels. L’armée n’ayant pu contenir le mouvement (du fait de son soutien populaire), l’État propose la légalisation et la transformation en « police rurale » ou « communautaire » : faire la même chose mais avec un uniforme, une solde et, parfois, des ordres… comme de celui traquer leurs anciens collègues qui eux refusent une telle sujétion. Depuis juin 2014, Mireles croupit donc en prison pour port d’arme illégal.

Cet épisode est un exemple extrême et médiatisé d’un phénomène presque courant au Mexique, les autodefensas qui assurent la sécurité sur de vastes zones. L’État rétrocède ainsi par endroit une partie de son autorité aux communautés locales (surtout dans le Guerrero où la présence indienne est plus forte) ; aux aides sociales s’ajoutent alors les subsides pour le fonctionnement de la police communautaire. L’auto-organisation locale peut être perçue comme plus sympathique (tout comme la démocratie directe par rapport à la parlementaire) et la vie quotidienne plus agréable. Très bien. Les policiers, issus de la communauté, veillent au respect de l’ordre, des us et coutumes. D’où une certaine efficacité et une résistance accrue face à la violence ou la corruption, surtout dans les communauté indiennes (plus soudées). Les habitants sont en effet « chez eux » et défendent « leur terre » contre les « étrangers ».

Cartels et autodefensas naissent des faiblesses de l’État, voire y suppléent. L’État donne un cadre juridique et administratif aux territoires qu’il contrôle, formalisant ainsi l’exploitation des ressources et de la main-d’œuvre qui s’y trouvent. S’il n’en est pas capable, les populations peuvent alors en profiter pour s’auto-organiser (en fait elles n’ont pas le choix). Mais elles ne peuvent s’extraire du monde, et si leur territoire recèle quelques richesses des États voisins ou des groupes armés peuvent les convoiter.

C’est le cas au Mexique où ces zones périphériques sont riches, peuplés, et idéalement placées (aux portes des États-Unis). Le film n’évoque que la fabrication et le trafic de drogue mais l’activité des cartels est diversifiée : au Michoacán ils dominent la production de citrons et d’avocats, la coupe du bois, et l’extraction du fer (en 2013 l’armée les a tout de même expulsé du port via lequel ils exportaient le minerai vers la Chine).

Face aux meurtres, aux viols et aux vols que faire ? S’auto-organiser ? Mais sur quelles bases et dans quel but ? Retrouver des modes de fonctionnement et de résistance pré-capitalistes pour les adapter à ce monde ? Le documentaire aborde lui surtout la survie et l’éthique : un des protagonistes du film le dit « Il existe une frontière imaginaire entre la justice et l’injustice, le bien et le mal. Je crois que ce que je fais c’est le bien, et je pense que ce que je combat c’est le mal. ».

Si les prolétaires en restent là, on peut douter qu’ils y trouvent leur compte, car l’opposition du Bien et du Mal n’a jamais été un très bon guide dans la lutte sociale.

Tristan Leoni, mai 2017

 L’ARTICLE EN PDF

> Matthew Heineman, Cartel Land, 2015, 100 mn.

> Bien que nous n’en partagions pas les conclusions et interprétations, nous conseillons la lecture du dossier très documenté de Courant alternatif consacré à la question : « Face au Crime organisé, les communautés mexicaines du Michoacán s’organisent », Courant alternatif, n° 264, novembre 2016, p. 28-36.

> GD, « Entrepreneurs en violence (Sicile, mafia & capitalisme) », 2015.