Écologie / 08 / Cause perdue ?

Cause perdue ?

«The ice age is coming, the sun is zooming in
Engines stop running, the wheat is growin’ thin
A nuclear error, but I have no fear.
»

The Clash, London Calling, 1979

Un militant syndicaliste espagnol disait en 1922 : « si seulement nous avions pu nous emparer des moyens de production lorsque le système était jeune et faible, nous aurions pu le développer lentement à notre avantage, en faisant de la machine l’esclave de l’homme. Chaque jour que nous attendons rend les choses plus difficiles. »
Cent ans ont passé. Sans inversion à bref délai des tendances actuelles, l’augmentation moyenne des températures dépassera 2° au cours de notre siècle, les conséquences en seront catastrophiques, et les gouvernants y répondront par un mélange de déni, de réforme dérisoire et de répression aggravée. Serait-il déjà trop tard ?

1 / PAS DE DÉTERMINISME CLIMATIQUE  

Un grand changement climatique, relativement proche, nous est assez bien connu, le « petit âge glaciaire », des XIVe au XIXe siècles, qui atteint son paroxysme entre 1570 et 1730 : calamité pour les récoltes, il aurait tué un tiers de l’humanité au XVIIe siècle (en France, 600 000 morts dans « le Grand Hiver » de 1708-1709).
Un enseignement de cette terrible expérience, c’est que le facteur décisif n’est pas le climat et ses conséquences, mais la capacité ou l’inaptitude des sociétés à y faire face. Le Japon, État dès cette époque unifié avec un système fiscal et des voies de communications alors inégalées, et reposant sur un « compromis social » entre la noblesse, la classe marchande et la paysannerie propriétaire, a voulu et pu faire des stocks alimentaires et les répartir, obliger à cultiver du riz, forcer à la sobriété, réduire le commerce extérieur, et profiter de son isolement géographique pour éviter des dépenses militaires. Il a ainsi limité les effets de la crise et les troubles qu’elle a entraînés.
Le XXIe siècle différera du XVIIe : le système capitaliste est devenu une force capable de bouleverser les équilibres nécessaires aux conditions matérielles de la vie sur Terre telle que nous la connaissons, et pas seulement par une guerre atomique dont nous serions naïfs de croire qu’elle n’aura jamais lieu. Notre « crise globale » sera d’une autre ampleur que celle du « petit âge glaciaire ».
Pour autant, pas plus qu’au XVIIe siècle, le changement climatique n’est un nouvel agent historique remplaçant l’action humaine comme facteur décisif. Ce que nous appelons « nature » ne joue un rôle que dans des dynamiques faites de situations et de contradictions sociales. Ni les causes ni les solutions ne sont d’abord physiques ou techniques.

2 / QUELLE LIMITE AU MODE DE PRODUCTION CAPITALISTE ?

La Guerre dans les airs, roman de H. G. Wells publié en 1907, imagine qu’une guerre mondiale menée par les flottes aériennes de tous les pays ravage la Terre et en deux décennies ramène l’humanité à un âge préindustriel.
Ce scénario est le moins vraisemblable. Quoi qu’il arrive, il semble sûr que la société industrielle continuera, autrement. Au chemin de fer du XIXsiècle et à l’autoroute du XXe s’ajouteront la digue géante, la plantation de capture du carbone et le champ de panneau solaire de 100 km2, plus le numérique partout : ce n’est pas demain que l’on cessera d’exploiter des Congolais pour extraire du coltan. L’écart se creusera entre riches et pauvres, le « surdéveloppement » ici engendrant « l’arriération » là (début XXIe siècle, un être humain sur trois n’utilise d’ailleurs aujourd’hui presque aucune énergie fossile, et les trois quarts des paysans du monde emploient un outillage uniquement manuel). L’Afrique de 2050 ne ressemblera pas à l’Europe actuelle ou même à celle de 1950 : à Lagos comme à Dakar, du 40e étage de leur gratte-ciel, les privilégiés distingueront à peine les bidonvilles bâtis quelques kilomètres plus loin.
La reproduction du mode de production capitaliste passe par la reproduction de l’espèce humaine et de la vie sur Terre et, tant qu’il existe, il les reproduira, à ses conditions, au prix de millions de morts maintenant, peut-être bientôt de centaines de millions. S’il ne s’agit que de détruire tout ou partie de la nature, le système en a vu d’autres, dégradant des conditions de vie, massacrant en masse par la guerre, le colonialisme et le génocide. Pour ce qui est des pollutions et de leurs ravages, on les dénonçait déjà dès le début du XIXe siècle et, en général, les bourgeois y échappaient, habitant loin des fumées toxiques. L’existence est déjà invivable pour des centaines de millions, peu vivable pour quelques milliards : que cette situation s’étende à des milliards d’autres n’est pas incompatible avec le système capitaliste, ni avec la perpétuation de sa classe dirigeante : « Le capitalisme ne mourra pas de mort naturelle » (Walter Benjamin, Le Livre des passages, 1927-39).
Le seul développement capitaliste durable est celui de la classe dirigeante qui, sous ses multiples formes, a toujours fait son possible pour durer, et à ce jour elle a réussi, sans cerveau collectif ni centre dirigeant international. Dans les années 1920 et 1930, la Société des Nations née du séisme de la guerre 14-18 (et contre l’ébranlement révolutionnaire) s’est montrée incapable de maintenir un ordre international qu’il a fallu une seconde guerre mondiale pour rétablir. Le capitalisme n’en est pas mort – au contraire.
La bourgeoisie répond aux crises selon le rapport de force – c’est-à-dire un rapport de classe. Fin XIXe siècle, elle a aménagé le rapport capital/travail en amorçant l’intégration des syndicats et l’acclimatation des partis socialistes. Après 1929 et 39-45, le travail organisé a mis un pied de plus dans les institutions, et la bourgeoisie s’est quelque peu auto-disciplinée. Actuellement, le maintien des conditions naturelles sont aussi nécessaires au capitalisme que celui des équilibres politiques au XXe siècle, mais les classes dirigeantes peuvent se perpétuer dans les désordres climatiques comme sous la guerre.
Et même (sur)vivre en pleine catastrophe. Ainsi que nous l’avions avancé il y a une douzaine d’années dans Demain, orage, il ne restera peut-être dans cent ans qu’un ou deux milliards d’humains, certains réfugiés sous terre, comme l’imaginait THX 1138 (film de George Lucas en 1971), mangeant une nourriture de synthèse, quelques restes d’humanité subsistant à la surface, à divers degrés de barbarie ou de survie communautaire. De notre temps déjà, la production de viande synthétique se fait jour et les insectes comestibles apparaissent dans les rayons des grandes surfaces. La Terre sera bientôt inhabitable, affirme David Wallace-Wells dans le livre du même titre. Mais que peut bien vouloir dire habitable ? « On apprend tout aux hommes… », écrivait Voltaire, précisant « la vertu, la religion » : nous ajouterons le dénuement, la dépossession, l’exil, la perte des illusions, ou bien encore de nouvelles idéologies mortifères…
Et en attendant les points-limite (ressemblant de près ou de loin à l’anticipation délibérément alarmiste de Wallace-Wells), le processus s’étalera ou s’accélérera sur des décennies. Il reste des réserves de gaz et de pétrole pour quelques dizaines d’années, et de charbon pour plus d’un siècle : leur exploitation est encore rentable, elle fournit les trois quarts de l’énergie consommée, et cette part baissera d’autant plus lentement que les multinationales du « fossile » comptent encore parmi les plus puissantes au monde. Nous risquons de subir un mélange de vraies et fausses réformes, une artificialisation accrue des modes de vie avec, en parallèle, l’essor de formes d’existences alternatives (palliatifs forcés à la dégradation des conditions climatiques autant que sociales), et d’autogestion de la misère sous la houlette d’une combinaison d’« État nounou » (nanny State), de crédit social et de surveillance omniprésente à la chinoise, et de régression nationale/ethnique, de montée des identités, etc.

3 / SUR LA CORONAPISTE

Il y a eu « le monde d’après » la chute du Mur de Berlin » ou « le monde d’après » le 11 septembre 2001 ; aujourd’hui, celui d’après la pandémie du Covid-19 annoncerait une ère nouvelle, heureuse ou désastreuse, voire – pour les plus radicaux, ou les plus optimistes – dévoilerait enfin la réalité mortifère du capitalisme.
Mais qu’est-ce qui change vraiment quand la mort frappe à une échelle si massive (au 15 mai 2021, plus de 3,3 millions d’êtres humains, selon worldometers) ? Et qu’indique son traitement étatique, politique, médiatique, etc. ?
Dans la réalité, cette pandémie révèle beaucoup de ce que l’on savait déjà, et modifie peu ce que les bourgeois (par leur fonction), et les prolétaires (de par leur écrasement présent), sont incapables de changer.
Les inégalités deviennent plus criantes devant une catastrophe qui les aggrave. En France, lors du « Grand hiver » de 1709, plusieurs centaines de milliers de pauvres meurent de froid et de faim tandis qu’à Versailles la Cour survit dans ses dentelles. Trois siècles et une révolution industrielle plus tard, un monde qui se croit riche prouve sa pauvreté sociale et humaine, et surtout sa logique profonde : maintenir l’essentiel de l’économie et de la production, même ralenties et, pour cela, continuer à envoyer les salariés travailler tout en prenant des mesures sanitaires élémentaires.
D’autres ont exposé la responsabilité du mode de production capitaliste dans l’épidémie : nous n’y insisterons pas. Depuis le début du XXe siècle, sur onze pandémies mondiales, cinq ont eu lieu au cours des vingt dernières années. La civilisation salariale et marchande n’a pas créé le Covid-19, mais elle a favorisé sa propagation, à travers la circulation toujours accrue des personnes et des biens, une concentration urbaine insalubre, la paupérisation de masses rurales déracinées, une agro-industrie favorable à la transmission de virus, un mode de vie et d’alimentation pathogène propice au surpoids, au diabète et à l’hypertension (qui touche en premier lieu les plus pauvres), et la dégradation des systèmes de sécurité sociale dans les pays dits développés.
Le capitalisme est co-morbide.
Aux maux qu’il contribue à créer, ses élites dirigeantes répondent conformément à ce qu’elles sont.
En 1916, Foch réclamait 100 000 obus par jour pour Verdun. Un siècle plus tard, malgré les moyens à leur disposition, aucun gouvernement n’a lancé un grand plan de construction d’hôpitaux (sauf en Chine, dit-on) ou de formation de personnel médical. Dans le même temps, rien n’a freiné le lancement vers Mars du robot Perseverance, « conçu pour découvrir les traces des anciens microbes qui grouillaient peut-être sur cette planète il y a trois milliards d’années », et l’on ouvrait de nouveaux centres commerciaux géants. La différence entre 1916 et 2020-21, entre un conflit européen et une pseudo-mobilisation générale sanitaire, c’est qu’une victoire allemande dans la première guerre mondiale aurait atteint la bourgeoisie française dans ses intérêts, et l’État français dans son pouvoir, alors que l’éclatement d’une pandémie mondiale depuis le début de 2020 ne menace pas les classes dirigeantes.
Le but d’une société n’est jamais de préserver le maximum de vies humaines, mais de se perpétuer. (D’ailleurs, si sauver des vies était une priorité, le cas échéant contre les désirs des populations, on interdirait le tabac, l’alcool, voire le sucre.) Le souci n° 1 des bourgeois, c’est que l’économie continue à tourner. Celui des États, c’est que les hôpitaux ne soient pas trop visiblement débordés : « c’est le niveau de pression sur les systèmes hospitaliers – plutôt que le nombre absolu de décès ou d’infections – qui allait être le facteur décisif dans l’adoption de mesures visant à limiter la mobilité des individus et, avec eux, la propagation du virus, par les États nationaux. » (Lato Cattivo)
Quoique la gestion du virus relève effectivement d’une « bio-politique » à échelle planétaire, celle-ci passe par une très capitaliste «économie de la santé », mêlant comptabilité et médecine, où la gestion de flux suit des logiques d’offre et de demande de soins. Quant aux entreprises du Big Pharma, elles n’ont aucune crainte d’être étatisées, ni de voir leurs vaccins devenir « biens communs ».
Que vaut la vie ? Notre épisode 3 rappelait que le World Wild Fund évalue le « patrimoine océanique » à 24 000 milliards de dollars, tandis que de savants calculs estiment le coût humain des catastrophes naturelles aggravées par le changement climatique entre 1980 et 2012 à 2,5 millions de personnes soit, selon ces statisticiens, l’équivalent de 3 800 milliards de dollars.
« La vie n’a pas de prix », dit-on. Au contraire : dans une société dominée par l’argent, la vie est un bien mesurable en argent, et, dans une société capitaliste régie par la baisse systématique des coûts de production, la vie s’apprécie selon un rapport coût/bénéfice.
Une année en bonne santé vaut paraît-il 80 000 euros aux Pays Bas. Pour déterminer la valeur pécuniaire d’une intervention ou d’un traitement, managers hospitaliers et assureurs raisonnent en QALYs (quality-adjusted life year), c’est-à-dire en année de vie évaluée en fonction de sa qualité : un an en «parfaite santé» vaut 1 QALY, être décédé vaut zéro QALY, et les autres états de santé se situent entre les deux. Au Canada, par exemple, une analyse coût/utilité du natalizumab a estimé le QALY obtenu grâce à ce médicament contre la sclérose en plaques à 68 600 dollars, comparé à « l’abstention thérapeutique ».
Pourquoi la médecine échapperait-elle plus que l’école ou l’industrie automobile à la marchandisation et aux impératifs de rentabilité ?
La pandémie révèle la fragilité d’un système capable de s’approfondir et de s’étendre, mais aussi sa capacité à durer. Pour les bourgeois, la crise sanitaire est autant une solution qu’un problème : elle accélère des tendances déjà à l’œuvre, tout en obligeant à quelques modestes concessions. Ainsi distribue-t-on un peu de revenu : l’argent dont on nous répétait en 2019 qu’il ne tombait pas du ciel en descend soudain sous forme de crédit. Mais il n’y aura pas plus de re-keynésianisme que l’élection du 46e président des États-Unis n’inaugure un changement de cap. Les couches bourgeoises dominantes – banque, finance, multinationales – gardent le pouvoir, et « la concurrence libre et non faussée » demeure la règle.
Écologiquement, tout au plus, en 2020, la planète aura gagné trois semaines : la décélération provisoire de la production aura reculé d’un petit mois le « Jour du Dépassement », date à laquelle l’humanité consomme toutes les ressources que les écosystèmes peuvent produire en une année.
Un « recul exceptionnel », avertissent les plus lucides. Aucune des causes du réchauffement climatique ne sortira diminuée du traitement d’une crise sanitaire qui fait partie de la crise environnementale. La contradiction s’aggrave entre le mode de production capitaliste et ses bases naturelles. Pollution, détérioration de la biodiversité, déforestation et monoculture persisteront, favorisant la venue de nouvelles pathologies.
Il n’y aura ni tournant ni « relance » écologique. Des esprits chagrins regrettent l’occasion ratée. Mais pourquoi et comment l’aurait-on saisie ? et qui est ce « on » ?
En dix ans, qu’a changé Fukushima ? Le nucléaire continue et même progresse dans certains pays, accepté de fait par les Verts, passés d’un refus de principe à la simple réclamation de normes plus sévères. Une opinion grandissante accorde même au nucléaire le mérite d’être « décarboné » et « décarbonant ». En parallèle, la croissance d’un numérique énergivore et l’évolution vers le tout-électrique se confirment. Nous n’en avons pas fini avec l’écocide.
La contestation sociale ou politique n’en sort guère raffermie.
Au sommet, les partis réformateurs affirment que leur future « planification écologique » aboutirait à 100 % d’énergies nouvelles en 2050… mais ils n’envisagent aucune véritable réduction de la production industrielle ni de la consommation d’énergie. Il est de moins en moins question d’agir sur les causes du changement climatique, seulement d’amortir ses effets. On ne cherche pas à économiser l’énergie, seulement à en produire autant (voire plus) mais autrement. Quant aux prévisibles catastrophes écologico-sanitaires, la revendication dominante est d’exiger une augmentation des budgets de santé. C’est réduire le problème à un manque de moyens – matériels et humains – comme si notre condition sanitaire dépendait de structures réparatrices : la société se contente de guérir ce qu’elle est incapable de prévenir.
A la base, les plus critiques attribuent bien une majeure partie de la responsabilité de la pandémie au capitalisme mais, pour eux, s’en émanciper passerait par la multiplication d’expérimentations sociales et de pratiques locales d’auto-autogouvernement dont l’extension rendrait progressivement inopérantes la logique du capital et le pouvoir de l’État. Un changement d’ampleur révolutionnaire donc… sans cette « vieillerie » qui a pour nom révolution.
On a baptisé « coronapistes » les aménagements cyclables créés en 2020 pour soulager les transports publics et favoriser les distances de sécurité tout en promouvant une « mobilité » non polluante. Les écologistes militent désormais pour que les coronapistes, conçues comme provisoires, soient maintenues et étendues.

4 / CE QUI DÉPEND DE NOUS

Le pire n’est certain que pour les prêcheurs de résignation. Par exemple, Yves Cochet (ministre de l’environnement autrefois, effondriste éminent aujourd’hui) nous annonce « un processus irréversible à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, etc.) ne seront plus fournis à la majorité de la population par des services encadrés par la loi. »
De tout temps, les défenseurs de l’ordre établi ont répété qu’exploitation, oppression, inégalité, guerre… étaient inévitables et ne pouvaient qu’être adoucies. Ils appliquent aujourd’hui ce discours au climat. Soit ils nient la catastrophe écologique, soit ils déclarent notre situation irrémédiable. L’idée d’un progrès, d’une humanité perfectible est inversée : l’histoire était censée avancer vers le meilleur, elle irait maintenant vers le pire. Le messianisme bourgeois – et socialiste – cède devant les prophéties du malheur. L’amélioration matérielle (et donc intellectuelle, affective, spirituelle…) était garantie par les lois de l’histoire, désormais seule la catastrophe est promise.
La morale politique, elle, reste inchangée. Au XIXe siècle puis au XXe, il fallait accepter la domination bourgeoise au nom de l’optimisme de la croissance, car quels que soient les problèmes, au capitalisme rien d’impossible. Au XXIe siècle, il faudrait l’accepter au nom du pessimisme d’un effondrement possible, car quels que soient les maux qui nous attendent, seuls le capitalisme et ses dirigeants les résoudront, plus ou moins bien ou mal, mais tout vaudra mieux que le chaos.
Pour la quasi-totalité de la population (bourgeois ou prolétaires), il est aujourd’hui plus facile d’imaginer la profonde dégradation de la Terre qu’une rupture d’avec le capitalisme.
Pourtant, que l’action humaine soit sans doute devenue un des principaux facteurs de l’évolution climatique, géologique… ne veut pas dire que ses conséquences seraient désormais irréversibles. Tout va dépendre de la capacité des prolétaires à faire la différence entre ce qui ne dépend pas d’eux, car produit de défaites passées et présentes, et ce qui en dépend, car modifiable par leur réaction.

5 / RÉVOLUTION

A Tarente, dans les Pouilles, fonctionnait la plus grande aciérie d’Europe (du groupe Ilva), premier employeur de la ville et responsable d’un taux exceptionnel de décès dus à la pollution des hauts-fourneaux.
Il y a une dizaine d’années, la crise mondiale de la sidérurgie conduit Ilva à fermer progressivement un site de moins en moins rentable, et les prolétaires se retrouvent coincés dans l’alternative : « Crever de faim » faute d’emploi, ou « crever du cancer » au travail. Le 2 août 2010, un meeting organisé par les syndicats et les autorités locales sur le mot d’ordre « Sauvons nos emplois » (prétendument la politique du moins pire) est perturbé par plusieurs centaines de personnes qui créent un « Comité de citoyens et d’ouvriers libres et conscients », exigeant à la fois la fermeture de l’aciérie et la prise en charge par Ilva de la réparation des dégâts humains et environnementaux qu’il a causés. Le Comité s’organise en autonomie par rapport aux appareils syndicaux et politiques. Selon le mot d’une Tarentaise : « C’est comme si nous avions repris possession de notre destin ». Quelques années plus tard, Arcelor-Mittal envisage de racheter l’usine (à condition que l’État italien paye la dépollution), y renonce, et le personnel est peu à peu licencié. Le comité survit, imagine des activités susceptibles de remplacer celle de l’usine (rénover la vieille ville, restaurer les ruines grecques antiques, relancer la pêche), projets qui pour aboutir supposerait que surgissent ailleurs des mobilisations d’un autre type, s’attaquant à la racine commune de situations différentes.
Dans plus d’un cas, la désertion de lieux de travail abrutissants a pour effet d’interrompre des productions nocives pour les exploités comme pour l’environnement. Dans l’Iran de 1979, en abandonnant massivement des industries humainement inutiles, les prolétaires avaient d’eux-mêmes amorcé une décroissance tant appelée par les écologistes radicaux. La vague de grèves avait même « changé […] un ciel rendu à lui-même », rapportait un témoin, « par l’arrêt de l’activité économique. La révolution a eu provisoirement raison de la pollution. »
Il surgit et va de de plus en plus surgir de luttes qualifiées d’ « écologiques », fréquemment défaites, victorieuses parfois, – qui sont aussi luttes sociales contre l’aggravation des conditions de travail et de vie : opposition d’un « Peuple de la forêt » brésilien au déboisement de l’Amazonie, Équatoriens refusant l’exploitation minière de leur territoire, révolte de cultivateurs birmans dépossédés par la construction d’un pipe-line, mobilisation d’un village en Chine contre une usine qui déverse ses déchets dans la mer, insurrection de paysans expropriés, « manifestations de la soif » au Maroc, blocage du transport de déchets nucléaires, émeute en Irak pour l’accès à l’eau potable… Autant de luttes qui tendent à dépasser la distinction entre « écologique » et « social ».
Ces actions de résistance sont défensives, et souvent tentent de restaurer une communauté de petits producteurs expropriés par les nouvelles « enclosures » contemporaines. Quand elles ont amorcé une réorganisation sociale, les expériences passées (la Commune de Paris et les révolutions russe et espagnole étant les plus connues) se sont emparé des ateliers, des usines, des trains, des terres… pour les remettre en marche en gestion plus ou moins collective. Mais on continuait à verser des salaires (parfois égalisés), et à mesurer la contribution productive – donc la productivité – de chacun en comptant son temps de travail, afin d’accroître la production. Cela allait de pair avec la persistance de la division en entreprises, chacune évaluée selon son bilan comptable. Le maintien du salariat et de l’entreprise – deux traits capitalistes caractéristiques – se voyait justifié par le besoin d’une efficacité productive indispensable face à une contre-révolution prête à tout. C’était là au contraire une cause d’échec : une révolution qui offre avant tout au prolétaire un rôle de travailleur, même « associé », défini par sa charge et sa contribution productives, est incapable d’entraîner vers elle les larges masses nécessaires (mais non suffisantes) à son extension puis son succès.
Aujourd’hui, ce n’est ni une mégamachine autonomisée ni une immodération inhérente aux êtres humains qui pousse au « développement (maximal) des forces productives », c’est la concurrence entre entreprises. En rompant à la fois avec la mesure de la contribution individuelle et avec l’existence de pôles de valeur rivaux, une insurrection communiste entamerait de fait une « transition écologique », notamment par la mise en place d’autres façons de produire et d’utiliser l’énergie. Il n’est pas utopique de penser que lorsqu’un peu partout hommes et femmes se seront emparé de leurs moyens d’existence, ils donneront la priorité à des sources et des formes d’énergie proches de là où ils vivent, et non à des infrastructures produites hors d’eux et échappant à leur maîtrise.
Nous n’en sommes pas là, mais on connaît des tentatives, non seulement pour produire et vivre sans argent, mais pour que l’activité productive ne soit plus uniquement productive (ce qu’elle est dans le travail, et qui le définit). Après la crise argentine de 2001, certains piqueteros avaient instauré des productions dont le produit n’était pas l’unique objectif. Dans une boulangerie, les pains sortant du four résultaient de nouvelles relations inter-personnelles qui, entre autres, avaient une activité boulangère, le lieu de production étant en même temps un lieu de vie.
Comme celui du chapitre précédent, ce détour théorique était nécessaire. La fin du productivisme et de l’hyperconsommation (d’« objets dont seuls les esclaves ont besoin », disait William Morris) est incompatible avec l’existence d’un monde où subsisteraient entreprise, salariat, marchandise et productivité (même tempérés et démocratisés). Quant à la « convergence » (politique) des « luttes », qui n’est qu’une mise en parallèle du Rouge et du Vert le temps d’une manif ou d’un programme électoral, cela n’a rien à voir avec la révolution mettant à bas les rapports sociaux capitalistes.

6 / …PAS UN MOTIF DE DÉSESPOIR

Nul ne sait si avant la fin du siècle la température moyenne aura augmenté de 2, de 3 ou de 5 degrés, ni où sera monté le niveau des mers en 2049.
Ce qui est sûr, c’est la responsabilité dans ces phénomènes d’une espèce humaine vivant depuis deux siècles sous le capitalisme industriel.
Comme il est sûr que les capitaux continueront à exploiter des réserves de charbon, de pétrole et de gaz, tant qu’elles restent économiquement rentables.
Nous savons surtout qu’aucun capitalisme vert, aucun éco-capitalisme aujourd’hui concevable ne mettra fin à l’hyperproduction, et donc à l’hyperconsommation, nécessaires à ce système de production. Ce qui s’annonce – entre autres la tendance à un tout-électrique géré par le tout-numérique – adoucira quelque peu les dévastations écologiques sans remédier à leurs causes.
L’enjeu n’est pas le degré d’exactitude des prévisions, mais les luttes et pratiques que mènent et mèneront les prolétaires face à ce monde.
Aujourd’hui, les résistances, les affrontements, les antagonismes de classe semblent loin de créer une situation favorable à un dépassement révolutionnaire du capitalisme.
Aujourd’hui, certainement. Mais ce qui nous importe, ce n’est pas de deviner s’il y a 1 chance sur 10 ou sur 100 qu’éclate une révolution et qu’elle soit victorieuse. Car s’il est vrai qu’« il y a quelque chose de dérisoire à parler de révolution […] tout le reste est bien plus dérisoire encore, puisqu’il s’agit de l’existant, et des diverses formes de son acceptation », disaient les situationnistes. La théorie communiste moderne a commencé à s’exprimer dans les années 1840, bientôt deux siècles, mais, affirmait Fourier vers 1816, « les retards ne sont pas un motif de désespoir ».

G. D, mai 2021

Cet article est le dernier épisode du feuilleton « Pommes de terre contre gratte-ciel. À propos d’écologie »

LECTURES

Citation du syndicaliste espagnol : Dos Passos, Rossinante reprend la route (1922), Grasset, 2005.

Sur le « petit âge glaciaire » : Geoffrey Parker, Global Crisis : War, Climate Change & Catastrophe in the 17th Century, Yale University Press, 2013. Une étude comparée détaillée des régions concernées sur toute la planète. Rapide compte-rendu ici.

H.G. Wells, La Guerre dans les airs (1907), Folio, 1984.

Troploin, Demain, orage. Essai sur une crise qui vient, 2007.

David Wallace-Wells, La Terre inhabitable. Vivre avec 4°C de plus, Robert Laffont, 2019.

Tristan Leoni et Céline Alkamar, Quoi qu’il en coûte. Le virus, l’État et nous, avril 2020.

G. D., Virus, le monde aujourd’hui, septembre 2020.

Lato Cattivo, Encore à propos de Covid-19 et au-delà, février 2121. Situation et évolution du capitalisme devant la pandémie, facteurs géopolitiques… une très bonne mise en perspective.
« Loin de visions hyper-subjectivistes déconnectées de tout principe de réalité, aucune concrétisation de la perspective communiste en Europe n’est possible sans une rupture des équilibres sociaux au sein de son noyau productif. » Noyau productif dont le texte montre que l’Allemagne est au centre.

Ernest Silva, Quelques réflexions sur la catastrophe en cours, avril 2021.

Pour un résumé de diverses illusions contemporaines promettant un bouleversement historique aussi total que pacifique : 2025, Après la révolution.
Manifs géantes, émeutes de la faim, extension de zones autonomes, krach boursier, effondrement bancaire, impuissance des gouvernements devant la pression populaire… mèneraient sans violence excessive à une démocratie directe, une autogestion généralisée, un municipalisme libertaire, et un Rojava étendu à tout le Moyen Orient. La crise de 1929 n’avait pas fait craquer un système mondial : une pandémie y suffira. Les auteurs ne manquent pas d’humour, généralement involontaire.

 

Sur l’aciérie de Tarente, An A to Z of Communisation, § « Ecology », 2015.

Sur l’Iran en 1979 : Tristan Leoni, La Révolution iranienne. Notes sur l’islam, les femmes et le prolétariat, Entremonde, 2019.

William Morris, La Société de l’avenir, 1887.

Sur ce que ferait une révolution communiste, nous renvoyons une fois encore à Bruno Astarian, Activité de crise et communisation, 2010.
Et notre De la crise à la communisation, Entremonde, 2017, chapitre « L’Insurrection créatrice ».

Citation de l’Internationale Situationniste extraite de l’article « Instructions pour une prise d’armes », n° 6, 1961.

Fourier, Le Nouveau monde amoureux, Les Presses du Réel, 2013.

Traduction de London Calling :

« L’âge de glace arrive, le soleil se rapproche,
Les machines s’arrêtent, les récoltes sont maigres,
Une erreur nucléaire, mais je n’ai pas peur.
 »

Et si la belle Venise disparaît sous les eaux ? Devant les ruines de la cathédrale de Reims bombardée, Felix Vallotton disait : « On fera autre chose, voilà tout, et qui les vaudra. » (Journal, 10 mars 1915)

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