Marx à table (à propos du « Karl Marx » d’Otto Rühle)

02 Marx à table Otto RhüleComparé aux flots de commentaires sur Marx, il existe relativement peu de biographies, encore moins écrites par des marxistes, et rarement par des marxistes « hérétiques » comme ceux de la Gauche Communiste, « germano-hollandaise » ou « italienne ». Aussi, quand les éditions Entremonde (Genève) republient en 2011 le Karl Marx d’Otto Rühle paru initialement en 1928, notre intérêt est tout de suite en éveil. Mais une surprise nous attend.

Né en 1874, député du SPD hostile dès 1914 à l’Union Sacrée, spartakiste, un des fondateurs du KPD fin 1918, animateur de sa tendance anti-parlementaire, membre du KAPD quand le PC exclut son opposition de gauche, auteur en 1920 du classique La Révolution n’est pas une affaire de parti, Otto Rühle quitte le KAPD en 1921 par refus d’une organisation politique séparée de l’auto-organisation ouvrière, et jusqu’à sa mort en 1943 son activité s’inscrit dans le communisme de conseils.

Le livre se découpe en quatre parties : Préparation, Clarification, L’Epreuve (autour de 1848), Réalisation (l’AIT, 1871, Le Capital…), suivies d’Appréciation (elle-même divisée en L’Homme et L’Œuvre). Plus de 80 ans après sa rédaction, l’analyse mérite encore d’être lue.

Mais il y a davantage.

Rühle expose ainsi sa méthode :

« Si le matérialisme historique donne la méthode d’explication qu’impose notre temps pour les événements du monde, elle doit s’appliquer non seulement aux masses qui accomplissent les événements mais aux individus qui incarnent les aspirations de ces foules. » (327)

Excellent principe. Mais la façon dont l’auteur l’applique à Marx a de quoi surprendre.

Dans « L’Homme » Marx, Otto Rühle distingue trois caractéristiques : « mauvais état de santé », « origine juive, ressentie comme une tare sociale », et « rôle d’aîné ».

Pour O. Rühle, « Le programme général de la vie est de passer de l’incertitude à la sécurité. » Le capitalisme généralisant l’inquiétude, il favorise chez celui qui se sent inférieur une tendance à s’affirmer, à tel point que « le pendule compensateur finit par dépasser son but. » C’est le cas chez Marx, qui compenserait un « sentiment d’infériorité poussé à un degré extrême » (334) par des comportements excessifs, c’est le moins qu’on puisse dire :

« Sans discipline alimentaire, mangeant peu, irrégulièrement et sans ressentir d’appétit, mais excitant constamment son estomac à coups de pickles, de cornichons, de caviar et d’épices, il était également sans règle et sans mesure dans son travail et ses relations. Les mauvais mangeurs sont de mauvais ouvriers et de mauvais camarades. […] il surchargeait son estomac intellectuel de mixed pickles littéraires et philosophiques. » (335-6) [1]

Refus d’un métier régulier, inaptitude à subvenir aux besoins de sa famille, alternance de mois d’inactivité et de travail frénétique accouchant d’une montagne de notes, extrême difficulté à achever un manuscrit, quête permanente de louanges… Marx a eu vraiment de la chance de rencontrer Engels, seule personne avec qui il ait jamais pu collaborer, Engels qui se contenta d’un rôle de fidèle second tout en envoyant sans cesse de l’argent.

Le portrait dressé par O. Rühle est aussi noir que celui répandu par les ennemis de Marx (336-9) : « Il détestait toute fréquentation des hommes ; il ne buvait qu’avec des gens qui le louaient et l’admiraient ; toute expression d’un sentiment un peu profond le rendait cynique. »

Le « besoin constant de perfection et d’idéal » le poussait aussi à être le meilleur, le premier, à dénigrer et calomnier (Bakounine en particulier : 271-2) : « La clairvoyance générale de Marx faisait faux bon toutes les fois que l’apparition d’un rival à sa taille troublait la paix de son esprit. [..] Marx n’était pas un joueur d’équipe. » (215)

Un lecteur ignorant tout du biographe, ou qui se bornerait à la dernière partie, pourrait croire lire un adversaire de Marx et du communisme.

Les anti-marxistes s’en amuseront.

Les marxistes fronceront le sourcil devant ce qu’ils jugeront une pénible dérive psychologisante chez Otto Rühle. Pourtant, que la philosophie d’un philosophe soit aussi dans sa vie, comme disait Nietzsche, il ne devrait y avoir là rien de nouveau ni de choquant pour des gens qui se veulent matérialistes. Sauf si la vie est étudiée avec la sévérité dont fait preuve Otto Rühle : le grand homme, le père fondateur méritait quand même un minimum d’indulgence.

Mais ce qui gêne ici les marxistes a une cause plus profonde. Ils ont un problème avec les biographes : puisque les masses font l’histoire, et non pas les individus, la biographie passe pour genre suspect.

Pareille réticence devant l’individu est d’ailleurs contradictoire, comme le prouvent les notices nécrologiques publiées quand meurt un vieux militant. Au sein de son groupe, et même à l’extérieur, tout en se gardant de faire son éloge, que le défunt aurait lui-même refusé, nous assure-t-on, tant il détestait le culte bourgeois de l’individu, sa nécrologie le présente sous le meilleur jour, irréductible, fidèle au prolétariat, un modèle, quasiment. Peut-être faut-il voir dans cette contradiction un aveu détourné : la société que nous voulons ne fondrait pas l’individu dans la masse.

On comprend ainsi mieux le malaise du milieu radical devant les biographies, surtout critiques, et celle d’O. Rühle a tout pour dérouter : la tentation est donc grande de rejeter (ou d’excuser, ce qui est plutôt pire) cette partie du livre comme l’expression d’une déplorable manie psychiatrisante. [2]

Mais pourquoi un communiste, non pas un apostat, mais un communiste jusqu’au bout, comme le montrent ses derniers textes [3] , éprouve-t-il le besoin de compléter l’analyse de l’œuvre marxienne par une psycho-biographie si dure pour l’individu Marx ?

En vérité, ce n’est pas la personnalité de Marx qu’étudie Otto Rühle, c’est son époque.

Marx serait « le fils typique de son temps », celui d’un « âge bourgeois […] caractérisé […] par le grand déploiement de l’individualisme » (273) et par la volonté de démontrer la supériorité de la raison. L’originalité de Marx n’est guère communiste: « il appliqua pour la première fois à l’évolution historique les méthodes du rationalisme bourgeois » (275). [4]

« C’en est fini de l’imagination. Rien n’a plus cours ici de communément humain. […] Le socialisme devient ainsi le dernier maillon d’une chaîne de preuves dont les différents éléments se succèdent suivant les lois de la logique […] » (275)

Ce que critique O. Rühle chez Marx, c’est que l’auteur du Capital se soit attelé à une étude « scientifique » du capitalisme afin d’expliquer l’histoire par des « lois » comparables à celles qu’établit le géologue ou le chimiste, comme si la réalité existait indépendamment de l’analyse et de l’action, comme si les faits sociaux étaient extérieurs aux classes et aux individus, et qu’on puisse les comprendre en dehors des intentions et des motivations. Le Marx du Capital aurait ainsi oublié ce qu’il écrivait lui-même en 1845 :

« Le principal défaut, jusqu’ici, du matérialisme de tous les philosophes […] est que l’objet, la réalité, le monde sensible n’y sont saisis que sous la forme d’objet ou d’intuition, mais non en tant qu’activité humaine concrète, en tant que pratique […] » (Première des Thèses sur Feuerbach)

Le reproche n’est pas nouveau : non-marxistes, anti-marxistes et même des marxistes ont critiqué ce qu’ils ont appelé l’objectivisme de Marx.

Or, généralement, cette critique va de pair avec un rejet de ce qu’il y a de fondamental chez Marx. Tel n’est pas le but d’O. Rühle : il garde et défend la théorie marxienne de la révolution en la dégageant d’un objectivisme qu’il juge inévitable et même nécessaire au 19e siècle. Pour dépasser les rêves utopiques autant que les réformes bourgeoises, « [Marx] dut fonder un nouveau socialisme à l’aide de l’histoire et de l’économie, pour remplacer le socialisme des esthètes et des moralistes. » (282)

Devant un mouvement ouvrier alors incapable d’agir par lui-même, qui « ne se sentait pas encore les forces suffisantes pour les exigences de son temps » (346), seul le « fanatisme d’un possédé » (346) pouvait stimuler le prolétariat, le persuader que le capitalisme devait disparaître, et parler en prophète : « L’évolution […] est avec toi. Le capitalisme, dont le succès s’explique par les lois de l’histoire, disparaîtra du fait des mêmes lois. […] le socialisme est déjà en puissance dans l’essence du capitalisme. Il succèdera nécessairement à celui-ci.» (346-7)

D’où l’effort de Marx pour apporter au prolétariat « un élixir tonique », « un breuvage magique » (346): au 19e siècle, écrit Rühle, proclamer la condamnation historique du capitalisme était susceptible de modifier la pratique des prolétaires et de faire advenir ce qui était prédit : la révolution. Du moins l’espérait-on…

Rühle affirme (il écrit à la veille de la crise de 1929) que l’évolution historique a confirmé l’essentiel du marxisme, mais le prolétariat n’a plus besoin de croire le socialisme inévitable : « Le marxisme vulgarisé qui accorde au mécanisme automatique des choses le rôle le plus important dans le jeu de l’évolution, doit céder le pas à un marxisme évolué, approfondi, qui donne la part prépondérante à l’action directe des hommes. » (349) Ce qu’Otto Rühle nomme action directe implique une auto-éducation et une auto-organisation impossibles au 19e siècle.

Otto Rühle a publié son Karl Marx en 1928. Début 21e siècle, avec ou sans mixed pickles, la tentation demeure d’annoncer la mort prochaine et programmée du capitalisme.

Nous pensons plutôt qu’au contraire d’autres événements comme la guerre ou la crise économique, la révolution sociale a justement pour caractéristique de ne pas pouvoir fonctionner comme une prophétie auto-réalisatrice.

Le communisme est inscrit dans l’histoire non comme une inéluctabilité, mais comme une possibilité. Ce n’est déjà pas mal. [5]

 

G.D.

 

[1]              Que Marx buvait beaucoup, c’est (parmi une foule d’autres choses) ce qui ressort de la lecture de Mary Gabriel, Love & Capital. Karl & Jenny Marx & the Birth of a Revolution (2011). Un livre documenté consacré d’abord à la famille Marx (y compris le destin des trois filles), sans négliger pour autant l’œuvre pratique et théorique de Karl. Avis aux éditeurs !

[2]              Il serait d’ailleurs commode (et superficiel) d’évacuer ce que la démarche du biographe a de dérangeant en l’attribuant à l’intérêt (jugé excessif) d’O. Rühle pour la psychologie. En 1925, dans La Psychologie de l’enfant prolétarien, il écrit: « Le socialisme, c’est la communauté, et la communauté est aux antipodes de la domination, de l’autorité et de la violence. C’est en se tenant le plus loin possible de l’autorité qu’on s’approche au plus près du socialisme. » Son épouse, Alice Rühle-Gerstel, était l’auteur d’un grand nombre de livres de psychologie. Elle s’est suicidée le lendemain de la mort d’Otto.

[3]              Notamment face à la seconde guerre mondiale : La lutte contre le fascisme commence par la lutte contre le bolchévisme, 1939, réédité par Entremonde, 2010.

[4]              On pourrait comparer cette critique à celle d’Anton Pannekoek dix ans plus tard : Lénine philosophe montre que dans sa polémique contre l’idéalisme, Lénine adopte un matérialisme bourgeois qui reflète la nature finalement capitaliste de la révolution russe. Mais Rühle analyse chez Marx une contradiction, une tension due à l’immaturité des conditions révolutionnaires au 19e siècle, là où Pannekoek perçoit une adéquation entre la philosophie (bourgeoise) léniniste et la pratique bolchévik.

[5] Pour compléter la biographie de Marx par Otto Rühle : celle du socialiste puis spartakiste Franz Mehring (1918 ; réédition, Bartillat, 2009).