« On ne va pas mourir pour un livre… »
Il ne s’agit que d’un roman. Certes. Mais alors, mis à part le plaisir de la lecture, que ne procurent que rarement les livres politiques ou théoriques, à quoi peut bien servir un tel ouvrage pour un « révolutionnaire », un militant anarchiste ou un prolétaire qui cherche à comprendre le monde pour mieux participer à sa destruction ? À rien si l’on en croit les plus austères, à perdre un temps précieux pour les tièdes qui ne feuillettent que ces romans engagés (de gauche) fort « utiles » mais avec lesquels on ne risque pas trop de sortir des clous… activité pourtant fort appréciable. La littérature offre justement ce genre de possibilités, celle du pas de côté qui dévoile un angle de vue inédit, celle de l’irruption de questions incongrues, obscènes ou dérangeantes que la théorie critique ne peut croiser (et auxquelles, éventuellement, l’auteur n’aurait pas pensé). Davantage de questions que de réponses, voilà qui est stimulant, et voilà ce que nous offre Vivonne en surplus d’un récit fort bien ficelé et attirant1.
On pourrait présenter le nouveau livre de Jérôme Leroy comme une œuvre d’anticipation politique, pré-apocalyptique et partiellement post-apocalyptique, publié en une période où l’idée d’effondrement est à la mode. Il y décrit une France de la fin des années 2020 quelque temps après l’arrivée au pouvoir des « Dingues », un territoire en proie à de catastrophiques dérèglements climatiques, aux affrontements (et parfois aux alliances) entre milices d’extrême droite et d’extrême gauche, forces loyalistes et katibas islamistes, et où cette série télé dont l’héroïne est une femme flic sourde et muette a probablement été annulée. Les horreurs et les aberrations d’une guerre civile ont cours dans un décor familier, le nôtre, qui a « l’allure d’un asile de fous », avec une foultitude de détails parfois bien trouvés. Au contexte politique et social – détricotage des lois sur les minorités sexuelles, destruction du Code du travail, rues débaptisées et statues déboulonnées, lois sécuritaires, port d’arme autorisé, cigarette interdite, remigration, chauffeurs-gardes du corps Uber, etc. – se mêlent les conséquences d’un effondrement partiel de l’État et de ses infrastructures… raréfaction d’internet et des télécommunications et, tout bonnement, de l’électricité et de ce qui va avec (si ce n’est les drones et les hackers), le recours aux groupes électrogènes, la question de l’hygiène et de la médecine (des hôpitaux hors-service et une pénurie de médicaments), des flux de marchandises très perturbés, etc. Rien de très original dans une Europe coincée entre libanisation et « balkanisation climatique », dans un Occident au bord de l’effondrement.
Mais Vivonne ce n’est pas que ça, c’est aussi le parcours d’un éditeur parisien dépressif lancé à la quête de son Graal, l’un de ses auteurs et ami d’enfance, le solaire Adrien Vivonne, introuvable depuis des années… un objectif partagé, en parallèle, par une bibliothécaire limousine et une milicienne païenne (appartenant à un groupe particulièrement féroce mais néanmoins trans-friendly). C’est que les livres de Vivonne, ses poèmes, relèvent du « phénomène de société » et ont des effets secondaires assez surprenants sur les lecteurs qui, parfois regroupés en communautés, y trouvent force et espoir et semblent les partisans d’une sorte de communisme, la Douceur. Mais l’effondrement est-il vraiment le bon moment pour tenter de « faire » la révolution ? Sans doute davantage celui pour fuir ce monde, de l’éviter en un retrait stratégique fort peu offensif…. C’est rageant. Mais alors, direz-vous, quid de la lutte des classes ? Il faut reconnaître qu’on ne la perçoit guère dans Vivonne ; les conditions objectives n’y aident pas lorsque la principale préoccupation de tout un chacun est de trouver de l’eau, de la nourriture, de l’électricité et une connexion internet… Le roman évoque aussi, lointainement, ces militants qui considèrent que la révolution est toujours possible et qu’accentuer le chaos permettra de réveiller une masse de prolétaires qu’ils jugent trop apathiques ou qui, du moins, vont subir un juste châtiment lorsque l’apocalypse établira des bases plus saines… Mais l’auteur nous parle-t-il vraiment de la révolution ? Des processus susceptibles d’y mener ?2
Jérôme Leroy était connu pour laisser affleurer dans ses ouvrages la nostalgie de ce « monde d’avant » qui a aujourd’hui presque disparu, celui « où l’on disait réclame, transistor, amour » ; mais dans Vivonne, c’est le monde qui l’a dévoré et lui a succédé, cette société spectaculaire marchande accomplie à l’individualisme forcené, aux identités fantasmées et à la virtualité numérique, qui s’effondre à son tour3. Ce qui importe désormais, c’est le monde d’après – si toutefois il en existe un – ; il en esquisse d’ailleurs quelques brèves et agréables images pour décrire ce que pourrait être la Douceur, convoquant parfois les œuvres de Puvis de Chavannes ou de Signac, le soleil des Cyclades ou les échos d’une Grèce très archaïque, et questionnant au passage sur la profondeur de la « table rase » qui sera nécessaire.
Philip K. Dick expliquait que si l’on n’appréciait pas ce monde, il suffisait d’en essayer un autre.
Oui mais comment ? Est-il réellement possible de fuir ce monde ? Où est le passage ? Où est la porte au fonds du jardin qu’évoque le poète ?
Face à la violence du monde, croire en la possibilité d’une fuite est certainement fort agréable ; pour les personnages de Vivonne, trouver le passage semble forcément lié à une quête individuelle, une recherche spirituelle intérieure proche de l’errance odysséenne. Difficile pour autant d’y voir une apologie du développement personnel ou du détachement par rapport au réel. Certains y verront celle du repli dans les marges du système, dans ces zones délaissées par le pouvoir où une nouvelle élite croit pouvoir vivre libre alors que la majorité se complairait dans l’exploitation et la soumission. Pour en sortir demain ? Avec pour seul espoir de vivre un communisme à la Mad Max dans les ruines radioactives de ce monde (et une fois sa population réduite à presque rien) ?
La clef réside-telle dans la poésie, dans ces « poches de lumières », ce personnage central de Vivonne ? On sait depuis longtemps qu’elle doit être faite par tous si l’on veut changer la vie et transformer le monde. On sait que, par exemple, les Gilets jaunes en ont produit davantage, dans la rue, que les éditions Gallimard et les organisations révolutionnaires réunies. La poésie « comme secret du temps et comme vérité du monde » ne fera certes pas le Grand soir, mais elle lui sera pourtant indispensable…
On l’aura compris, Vivonne ne délivre pas la solution – c’est heureux –, mais aborde au contraire une kyrielle de thèmes problématiques et propices à la réflexion : le pouvoir du livre (forcément en version papier ce qui sera pratique après le grand black-out), la naissance de la religion, la bigoterie New Age, la drogue, le militantisme en fonction de la mode, la dépendance à la technologie ou bien encore la théorie des cordes et des multivers (celles de Philip K. Dick nous semblent toutefois plus abordables). Il y a donc de l’espoir, non ? Pour Jérôme Leroy c’est évident : puisque nous vivons au cœur de la dystopie, l’utopie (au sens positif) est forcément pour demain4. Vivonne livre du plaisir, ce qui est déjà beaucoup.
Laissons ici le dernier mot à la jeune milicienne philosophe qui, à sa manière, répond à certaines des questions posées au début de ce texte : « Seuls les idiots croient que la réalité apprend plus de chose que les romans. Les romans sont les Guides du Routard de l’existence. En mieux écrits et avec des personnages qui nous ressemblent, même s’ils ne nous plaisent pas, surtout s’ils ne nous plaisent pas. »
Tristan Leoni, mars 2021
1Jerôme Leroy, Vivonne, La Table ronde, 2020, 416 p. Devenu écrivain après vingt ans d’enseignement dans les ZEP entre Roubaix et Valencienne, Jérôme Leroy est surtout connu pour des romans noirs tels que Monnaie bleue ou Le Bloc (mal adapté au cinéma par Lucas Belvaux). Écrire de temps à autre un roman antifasciste l’autorise à contribuer aux pages littéraires de périodiques aussi bien progressistes que conservateurs. Aux suspicieux qui le lui reprochent il répond que « l’époque est plus policière que policée.Au lieu de lire les écrivains, on leur demande leurs papiers.» Cf. Jean-Claude Raspiengeas, «Jérôme Leroy, franc-tireur mélancolique», La Croix, 19 janvier 2017. À noter que Jérôme Leroy a livré au site leslibraires.fr une liste d’une dizaine d’ouvrages « qui font sens, qui créent des liens avec son roman », c’est ici.
2Certes la combinaison du texte poétique à succès, des références religieuses, des vertus du retrait stratégique et du plateau de Millevache n’est pas sans évoquer des idéologies autrefois à la mode mais, si c’est volontaire, Leroy ne gâche pas tout en plaquant dans son roman des morceaux de discours (comme le fait malheureusement Alain Damasio dans Les Furtifs).
3L’un des personnages (né en 1964 à Rouen tout comme l’auteur) se rend compte « d’une chose désespérante » : qu’il appartient « à l’ultime génération qui avait connu sa première fois avant d’avoir été exposée à la pornographie ». Pourtant, à la question « C’était mieux avant ? » Jérôme Leroy répond «Non. C’est pire maintenant. ». Cf. Jean-Claude Raspiengeas, op. cit.
4Voir sur Youtube, l’interview de Jérôme Leroy pour la librairie Mollat, 20 février 2020.