Écologie / 06 / La fin du monde n’aura pas lieu

 

« L’apocalypse dont on vous parle n’est pas la vraie. »

Armand Robin, Poèmes indésirables, 1943-1944

Le catastrophisme a le vent en poupe, teinté parfois de marxisme comme on l’a vu au chapitre précédent : un monde en voie d’effondrement nous emporte avec lui, il est urgent d’agir… ou peut-être pas, s’il est déjà trop tard. Mais de quel effondrement s’agit-il ?

1 / EFFONDRÉ

L’effondrement est une image frappante : quelque chose ou quelqu’un s’écroule. Mais le dépérissement ou la disparition des sociétés est moins un choc ou un éclatement qu’un déclin généralement accompagné d’une transformation sur une longue durée, souvent plusieurs siècles, et il est rare que la décomposition se soit pas aussi recomposition. 

« Ce n’est pas parce que les « ressources » se raréfient et que (presque) toutes les activités vont se relocaliser radicalement, que les structures organisatrices actuelles de nos sociétés vont disparaître, que le productivisme va s’arrêter. Il y a à ce propos un défaut important dans la présentation du « pic » (qui est plutôt un plateau) de production des énergies fossiles. Il est sous-entendu, et parfois présenté de manière explicite, que la raréfaction de ces énergies provoquerait l’effondrement du capitalisme. La raréfaction ne provoque pas la fin de rapports de production (au contraire). Le productivisme ira jusqu’au bout, jusqu’à la dernière goutte, si on le laisse faire. Il n’y [aura] pas de fin du capitalisme mécanique […], il y aura « juste » une réallocation des « ressources » disponibles […] et une intensité accrue dans les rapports d’exploitation et dans l’extraction de matière. […] L’électricité ne va pas disparaître, les coupures se feront sporadiquement. Internet ne s’effondrera pas du jour au lendemain, une partie de la population s’en verra déconnectée avec des accès de plus en plus impayables. » (Jérémie Cravatte)

L’industrie nucléaire trouvera quelque pays pauvre pour servir de dépotoir à ses déchets toxiques. Les 3.800 morts de Bhopal en 1984 n’ont pas mis fin à l’industrie chimique indienne ni à Union Carbide. Des espèces peuvent disparaître et la mer d’Aral s’assécher sans que cessent de tourner la Terre ni le capital, qui n’a pas épuisé ses capacités régénératrices. Il semble que, comme l’écrivait il y a quarante ans Pierre Souyri « l’existence du capitalisme n’a d’autres limites que l’accomplissement des révolutions. »
Pour le moment, les forces réformatrices de type Green New Deal restent très minoritaires, mais les classes dominantes ne manquent pas de moyens pour pallier les effets du réchauffement, par les méthodes les plus « barbares » s’il le faut. Le XXe siècle nous a réservé des surprises, nazisme et stalinisme étant seulement les plus remarquées.
D’ailleurs, catastrophe pour qui ? Le 1 % privilégié s’en sortira : enclaves résidentielles « sécurisées » avec ses propres services publics (police privée incluse), ses générateurs de secours, ses portes anti-inondations… Le climat n’est pas « le grand égalisateur ». De plus, il faut se rendre compte que les prédictions des collapsologues n’ont un aspect catastrophique, apocalyptique, que pour les habitants des régions les plus « modernes » d’un point de vue capitaliste : plus de quatre humains sur cinq subissent déjà fréquemment une « sobriété » forcée et peu heureuse… En cas d’« effondrement » ou de changement climatique majeur, le plus probable est une forte dégradation des conditions de vie de la plus grande partie des populations, sans anéantissement de l’espèce humaine.

2 / PENSER PAR SYSTÈME

La collapsologie se veut nouvelle science interdisciplinaire, synthèse de toutes les autres, humaines, naturelles, de la vie… une pensée authentiquement systémique.
C’est sans doute Joseph Tainter, par sa démarche systématiquement systémique, qui en illustre le mieux les limites, dans son livre pionnier, L’Effondrement des sociétés complexes, publié en 1988, traduit en français en 2013 grâce à la mode effondrementiste. De l’étude des Romains, des Mayas et des Chacoans (de culture anasazi, au nord-ouest du Nouveau Mexique actuel), il conclut qu’une société risque le déséquilibre lorsqu’une de ses composantes fondamentales se développe excessivement au détriment des autres. Mais en fait, pour lui, la cause première de déséquilibre serait une baisse de la productivité, entraînant une production alimentaire insuffisante, donc une rupture de l’unité sociale, d’où perte de dynamisme, désagrégation, invasion…
Au fond, Tainter assimile la société à une machine assurant une fonction, mais qui serait condamnée à se détraquer. Avec un vocabulaire nouveau, cette « pensée complexe » renoue avec l’opposition ancienne entre ressources et besoins, entre production et consommation, thèse exposée il y a deux siècles par Ricardo (les rendements décroissants de la terre et du capital) ou Malthus (la surpopulation excédant la production). En termes savants et avec profusion de chiffres, Tainter nous fait savoir que la complexité socio-politique permet tout d’abord de régler les problèmes de la société mais, qu’avec le temps, elle a tendance à s’accroître, à devenir de plus en plus coûteuse et de moins en moins efficace : les grands systèmes comme l’empire romain perdant peu à peu l’énergie nécessaire à leur perpétuation, l’écroulement devient inévitable, suivi ou non d’une refondation.
Appliquant ce modèle au monde contemporain, Tainter établissait en 1988 un diagnostic pessimiste sans envisager de cure, car cette fois, pensait-il, le rendement négatif (à tous points de vue) ne peut être rattrapé, d’autant qu’à la différence de la Rome antique nous vivons dans une société mondiale, donc l’effondrement sera général, et l’auteur n’avait guère d’espoir en une « décroissance économique » :

« A l’heure où j’écris ce livre [1988], il est difficile de savoir si le monde industriel a déjà atteint le point où le rendement marginal de son modèle d’investissement a commencé à décliner. L’histoire récente montre que nous avons atteint des rendements décroissants pour notre dépendance vis-à-vis des combustibles fossiles et pour quelques matières premières. […] Nous ne disposons pas de l’option de retourner à un niveau économique plus faible, du moins pas en tant qu’option rationnelle. La concurrence entre régimes complexes conduit à plus de complexité et de consommation de ressources, peu importe les coûts, humains ou écologiques. L’effondrement, si et quand il arrivera à nouveau, sera cette fois mondial. »  

L’histoire nous est ici expliquée par la disproportion entre besoin et disponibilité, la création de richesses étant rendue impossible par ses propres conditions de production : plus on investit, moins on a de croissance. Comme Rome autrefois, mais avec la puissance destructrice de l’industrie et de l’énergie fossile. La pensée systémique de Tainter réécrit l’évidence bourgeoise de tous les temps et tous les gouvernements : « On ne peut pas dépenser plus d’argent que l’on en a », sauf qu’« argent » est remplacé par « ressources naturelles » (gérer en « bon père de famille », ironisait Bordiga en 1954).
Pouvons-nous échapper à ce que Tainter présente comme ce qui a tous les traits d’une « loi historique » fatale ? Non, car le systémiste est souvent un pessimiste : une fois encore, le « système » a été le plus fort, resterait à y vivre le moins mal possible, en essayant de nous adapter à ce que nous avons fait mais sommes incapables de défaire.

3 / PHYSIQUE SOCIALE

Le plus grave chez les collapsologues, ce ne sont pas les erreurs de prospective qui leur sont souvent reprochées : en plus d’un domaine, leurs prévisions ont malheureusement des chances d’être confirmées. Le problème est dans la démarche.
Le XIXe siècle avait inventé une physique sociale, qui étudierait les organisations humaines et les relations sociales et établiraient des lois de l’histoire avec la même objectivité que l’astronome étudiant les astres ou le biologiste les insectes. En particulier, Saint-Simon (1760-1825) proposait sa physiologie sociale, partie d’une physiologie générale étudiant le fonctionnement des collectivités. Mais c’est Auguste Comte qui appelle sociologie la physique sociale définie ainsi :

« la science qui a pour objet propre l’étude des phénomènes sociaux, considérés dans le même esprit que les phénomènes astronomiques, physiques, chimiques et physiologiques, c’est-à-dire assujettis à des lois naturelles invariables, dont la découverte est le but spécial de ses recherches. » (Opuscules de philosophie sociale, 1819-1826)

Auguste Comte prophétisait une ère nouvelle de progrès historique apporté par la science. Les collapsologues du XXIe siècle, qui croient la catastrophe imminente, cherchent eux aussi les « lois naturelles » des « phénomènes sociaux » et leur méthode est proche d’une physique sociale.
La collapsologie regarde le monde comme un véhicule dont elle démonte le moteur (l’ère de l’automation et du numérique obligeant à l’emploi de modèles mathématiques raffinés inconnus d’Auguste Comte). Ses analyses ont un certain mérite, notamment de réunir une grande variété de données, mais le défaut rédhibitoire de glisser constamment des sciences naturelles aux sciences sociales, mêlant indices boursiers, degrés de température, prix de l’essence et taux d’extinction comme s’ils se déterminaient les uns les autres.
Or, le capitalisme ne s’est pas formé, ni ne fonctionne comme une machine. On n’est pas passé au charbon, puis au pétrole, ensuite au nucléaire selon les critères d’un meilleur rendement énergétique. Les ingénieurs sont au service des bourgeois. Les calculs de productivité appliqués à l’énergie (le « mur thermodynamique ») expliquent très peu les flux et reflux de capitaux.
Croyant prendre en compte autant l’humain que le naturel, le catastrophisme amalgame les deux et naturalise les rapports sociaux. On ne peut parler sérieusement de « la « vie » d’une société, si l’on oublie qu’il s’agit d’une image, et qu’une société ne naît, n’évolue, ni ne meurt comme une rose ou un chat.
À tout mêler ainsi, on confond l’irréversible et le réversible. Comme le remarque J. Cravatte, il y a « des changements irréversibles – qu’on ne peut, en effet, que tenter de limiter et préparer (comme la destruction de la biodiversité et l’emballement climatique) » et « des changements totalement réversibles (comme la montée des fascismes, le transhumanisme ou la financiarisation du monde). »

4 / RÉSILIENCE

Les collapsologues pronostiquent un bouleversement inéluctable, et tout ce que nous y pourrions faire aujourd’hui, c’est nous préparer à ce qui nous attend demain : la mort, la barbarie, ou, à condition de le vouloir et d’en être capable, une vie obligatoirement raisonnable, à taille humaine. Et ils ne manquent pas d’idées et de programmes à mettre en œuvre en attendant : petite production, petit commerce, petite consommation, coopérative, vie locale, c’est-à-dire un retour – forcé mais bénéfique pour nous comme pour la nature – à un âge préindustriel, quoique certainement encore un peu « connecté ». Pas de voiture, mais des ordinateurs. Julien Wosnitza, collapsologue, 24 ans préconise de «  […] faire dans le zéro déchet et le recyclage local, […] essayer de faire le moins de mal possible à la vie et aux animaux autour de soi, de préserver l’échelon du local, […] cultiver ses légumes, […] préparer une communauté de compétences diverses, indépendantes, interdépendantes, et résilientes. Et surtout, surtout, on n’oublie pas de s’aimer. » (Pourquoi tout va s’effondrer, Les Liens qui libèrent, 2018)
Et, pour le moment, organiser une société parallèle (mais non antagonique à la société dominante), faite d’éco-villages et d’« ateliers de travail qui relie », membres d’« un immense corps vivant dont nous faisons partie » situé « déjà dans le monde d’après ».
Julien n’est pas le seul à nous inviter à la « résilience ». Mot à la mode depuis quelques années, qui donne l’impression de faire du neuf, et dont on oublie l’origine : employé en physique, il est devenu d’usage courant en psychologie et en psychiatrie, qui l’utilisent pour des personnes ayant subi un grave traumatisme : déportés survivants, enfants de la rue, orphelins, grands malades… : des catégories victimes, vulnérables, hors d’état d’agir sur la cause du traumatisme puisqu’il a déjà eu lieu, seulement sur ses effets, et ayant besoin de spécialistes pour le surmonter. Cette notion n’a donc rien de neutre quand elle est appliquée à des individus, des groupes ou des populations, ainsi vouées à un rôle passif. Dès maintenant, de petites communautés « résilientes » habitueraient à mieux supporter ce que nous serions incapables d’empêcher.
Avant, on nous sommait d’obéir à une tradition garantie par un passé millénaire. Maintenant, c’est à un avenir déjà présent que nous devrions nous soumettre.
Avant, on moquait l’irréalisme consistant à croire possible la révolution et donc à rejeter la réforme. Maintenant, on décrit le monde comme inréformable. Comparée aux partis politiques (Verts compris) qui s’affirment capables d’éviter une catastrophe, l’ambition collapsologique est mince : nous accommoder à l’inévitable, du moins pour ceux qui survivront.

5 / APOCALYPSE HEUREUSE

Tout autant que nouvelle transdiscipline scientifique, la collapsologie se veut démarche « spirituelle ». New Age de la mort d’un monde, religion sans dieu, elle n’annonce rien moins qu’une apocalypse. Dans son sens grec, il s’agit d’une révélation. L’Apocalypse de Jean dit une fin des temps : « Il y eut de la grêle et du feu mêlés de sang, qui furent jetés sur la terre, et le tiers de la terre brûla, le tiers des arbres brûlèrent, toute l’herbe verte brûla. » (chapitre 8, § 7). Mais cet achèvement inaugure un autre monde : « Alors j’ai vu un ciel nouveau et une terre nouvelle, car le premier ciel et la première terre s’en étaient allés et, de mer, il n’y en a plus. Et la Ville sainte, la Jérusalem nouvelle, je l’ai vue qui descendait du ciel […] » (chapitre 21, § 1 et 2)
Dans le texte attribué à « l’apôtre Jean », la mort du monde valait résurrection. Les collapsologues seraient plutôt dans la ligne des prophètes d’Israël promettant des malheurs au peuple juif s’il désobéissait.
Qu’elle s’inscrive dans la filiation de l’Ancien ou du Nouveau Testament, la collapsologie tient d’une vision religieuse : pour s’être abandonnée à l’hypertrophie technologique aux dépens de la nature, l’espèce humaine doit expier son péché. Si l’hubris désigne une conduite humaine considérée par les dieux comme démesure, l’humanité mérite d’être punie pour n’avoir pas su faire preuve de modération.
Faute originelle d’un homme victime consentante de son extravagance (vouloir tout connaître et croire pouvoir tout faire), chute, départ du jardin d’Eden (qu’il s’agit de retrouver, la décomposition de la civilisation industrielle forçant à une vie simple proche de la nature), fin du monde, rédemption, régénération par la catastrophe (salutaire, donc), création de communautés « de l’attente » avant le jour du Jugement pour des fautes écologiques qui sont en réalité des fautes d’orgueil… on est en plein dans le Do It Yourself religieux typique de notre temps.

6 / (SE) FAIRE PEUR

Un livre récent décrit La Terre inhabitable, où il nous faudrait très bientôt « vivre avec 4°C de plus ». Trop sombre et exagérément pessimiste pour les uns, réaliste et salutaire pour d’autres, en tout cas c’est un best-seller. David Wallace-Wells revendique son alarmisme : mieux vaut trop faire peur au public que pas assez. Bonne conseillère, la peur permettrait de poser une urgence devant laquelle tout devient secondaire.
Or, le spectacle de la crise et les scénarios catastrophiques renforcent l’impression d’impuissance. Ce que nous regardons se déroule hors de nous, frappe et échappe ; nous en sommes victimes, et les victimes subissent, se résignent ou réclament un protecteur. Plus on parle « du climat », moins on agit, sauf pour exiger que ceux qui ont le pouvoir agissent. Face à l’inéluctable, nous continuons à nous en remettre à d’autres, et nous nous confirmons dans l’incapacité à agir sur nos vies. La peur est une grande inhibitrice.
D’ailleurs, si le critère est la capacité de l’humanité de s’autodétruire, l’espèce humaine n’aurait dû cesser de trembler depuis le 16 juillet 1945, date de la première destruction atomique. Gunther Anders tirait un trait entre Auschwitz, Hiroshima et une modernité industrielle mortifère, pour lui manifestations d’une « obsolescence de l’homme » en voie d’avènement, voire déjà advenue.
Esthétiquement, la croyance en une fin du monde est source d’émotion, comme celle que l’on peut éprouver au château d’Angers en contemplant la Tenture de l’Apocalypse réalisée à la fin du XIVe siècle. Politiquement, le millénarisme de Thomas Münzer et de la Guerre des Paysans tentait de bouleverser l’ordre social pour accomplir ici-bas un paradis terrestre. Les apocalyptiques du XXIe siècle n’ambitionnent que de nous éviter un enfer.

G.D., mars 2021

LECTURES

Joseph Tainter, L’Effondrement des sociétés complexes, Ed. Le Retour aux sources, 2013.

Human Resource Use: Timing and Implications for Sustainability, 2009.

Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer, Seuil, 2015.

Très bonne critique de la collapsologie : Jérémie Cravatte, L’Effondrement, parlons-en… Les limites de la collapsologie. Bibliographie, glossaire détaillé.

David Wallace-Wells, La Terre inhabitable. Vivre avec 4°C de plus, Robert Laffont, 2019.

Sur la religion en notre temps : Le présent d’une illusion, 2006.

Collectif, Apocalypse : La Tenture de Louis d’Anjou, Editions du Patrimoine, 2015.

Sur le millénarisme : Guy Debord, La Société du Spectacle, 1967, thèse 138.

Et Yves Delhoysie & Georges Lapierre, L’Incendie millénariste, Os Cangacieros, 1987.

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