Si l’art nous instruit sur la réalité sociale, c’est de façon fragmentée et déformée. Dans l’œuvre de Patricia Highsmith, une orientation sexuelle réprimée par l’époque a trouvé une expression littéraire sous forme de dédoublements, et par un déplacement de genre, les amours féminines que l’auteur ne pouvait représenter étant transposées entre hommes, sauf dans l’unique roman où elle a levé – partiellement – le masque. La production de Patricia Highsmith a aussi pour nous cet avantage de s’étendre sur une période assez longue pour que sa conception et sa réception témoignent de l’évolution des mœurs, des années cinquante à nos jours.
« Suis-je une psychopathe ? Oui, mais pourquoi pas » (1943)
Ceci n’est pas un essai littéraire ou biographique. Nous ne chercherons pas à expliquer la vie par les textes ou vice-versa, mais un minimum de faits seront utiles pour aborder une romancière que l’on connaît d’autant mieux qu’elle a laissé 8 000 pages de journal intime et de carnets de notes (d’où, sauf indication contraire, nos citations sont extraites).
Née aux États-Unis, Patricia Highsmith (1921-1995) a surtout vécu en Europe, longtemps en France et en Suisse. De l’avis quasi unanime de ses proches, elle était extrêmement difficile à vivre, maniaque, alcoolique, inhospitalière, intéressée par l’argent (et riche à sa mort de plusieurs millions de dollars), « la personne la plus égocentrique que j’aie connue » dira d’elle l’homme quelque temps son amant et fiancé, mais elle était aussi misanthrope, hostile au féminisme (le titre de son recueil Little Tales of Misogyny est à prendre à la lettre), volontiers raciste et antisémite. Ajoutons une profonde culpabilité à forte coloration religieuse.
A côté de rares relations masculines insatisfaisantes, Patricia Highsmith a pendant plusieurs décennies multiplié les amours féminines, à travers crises, ruptures et réconciliations, sa manie des listes la conduisant en 1945 à dresser le tableau comparatif de ses amantes. Elle adoptait une allure volontairement masculine : une de ses compagnes la décrit comme « butch »1.
Déménageant et voyageant sans cesse, elle a mené une vie de passage, d’un lieu et d’une partenaire à l’autre. « Je ferai comme si j’habitais ici », lit-on au début de son premier roman, en 1943, resté inachevé. En 1988, aussitôt entrée dans la maison construite selon ses désirs, lumineuse à l’intérieur et peu ouverte sur l’extérieur, elle éprouve le désir d’en partir. Aussi capable de séduire quand elle en avait envie, et de gérer sa carrière, que de faire le vide autour de sa personne, elle a fini sa vie dans l’isolement d’un village d’une centaine d’habitants, trouvant des défauts à tout et tous et ne s’aimant pas elle-même. « Si j’ai de la compassion pour la race humaine, elle s’adresse aux malades mentaux et aux criminels », car les gens normaux « m’ennuient » : « normal » et « moyen » lui semblaient les mots les plus ridicules, le plus beau étant « transcender ». « La perversion est ce qui m’intéresse le plus et c’est cette obscurité qui me guide », écrit-elle à 21 ans.
Quoique classés dans la catégorie « polar », ses romans n’ont pas grand-chose de policier, détective et policiers y tenant un rôle de figurants dans une intrigue qu’ils ne maîtrisent pas. D’ailleurs, l’identité du criminel est secondaire, la romancière inter-changeant même volontiers victime et coupable en cours de rédaction, l’essentiel étant la relation qui les unit, et si l’un est tué par l’autre, il aurait pu aussi l’assassiner. Malgré une vingtaine de romans publiés et de nombreuses nouvelles, une personne si douée pour déplaire avait régulièrement du mal à se faire éditer et à satisfaire un public souvent déconcerté. « Qui veut s’identifier à un personnage dans un roman de Highsmith ? », demandait un de ses éditeurs.
Bruno & Guy
Patricia Highsmith publie en 1950 son premier roman, L’Inconnu du Nord Express, titre français moins expressif que Strangers on a Train. Ce sont en effet deux étrangers qui vont échanger leurs désirs de meurtre, et chacun réaliser pour l’autre un crime en théorie parfait. Bruno propose à Guy de tuer son épouse qui refuse le divorce. En contrepartie, Guy débarrasserait Bruno d’un père encombrant. Ce qui n’était qu’un jeu devient réalité quand Bruno prend l’initiative d’étrangler l’épouse récalcitrante, et exige de Guy qu’il respecte sa part du « contrat ». Malgré ses résistances, Guy finira par tuer le père de Bruno, sous la pression, mais pourquoi y cède-t-il ? La séduction mutuelle unissant ces deux hommes aux personnalités opposées est au cœur du récit, d’autant plus forte qu’elle reste implicite.
Les allusions pourtant ne manquent pas : le père de Bruno fabrique des gadgets AC-DC (mot signifiant entre autres « bisexuel » en anglais), et son yacht s’appelle The Fairy Prince, fairy étant synonyme d’homosexuel. Patricia Highsmith voulait d’ailleurs dédicacer l’ouvrage « To all the Virginias », Virginia étant une de ses amantes, formule remplacée par « To all the Virginians », c’est-à-dire les habitants de l’État de Virginie. « Virginias » revient lors de la parution en poche et dans les éditions ultérieures. En 1950, le livre est un succès, et inspire l’année suivante à Hitchcock le film qui établit la réputation de la romancière.
Carol & Thérèse (1)
Fin 1948, L’Inconnu du Nord Express n’est pas encore paru et son auteur travaille quelques semaines dans un grand magasin new-yorkais. Un jour, elle prend la commande d’une cliente, bourgeoise distinguée et séduisante, Kathleen Senn. À cette unique rencontre qui n’a pas duré plus de trois minutes, Patricia Highsmith va inventer un prolongement romanesque. Cette fiction, la seule de toute son œuvre sans mort violente, imagine que la jeune vendeuse (Thérèse) revoit la cliente (Carol) et que se noue entre elles une intense relation amicale et amoureuse. Mais Carol est en instance de divorce et « l’immoralité » de sa conduite sert au mari d’argument pour obtenir la garde de leur fille. Sommée de choisir entre son amour pour Thérèse et son enfant, Carol choisira Thérèse, à l’encontre des mœurs dominantes à l’époque… et à la nôtre.
Le jour où elle achève la première version du livre, Patricia Highsmith va regarder la maison de Kathleen Senn dont elle avait noté l’adresse en prenant la commande, et y retournera six mois plus tard sans y entrer, préférant le souvenir et l’image à la réalité de celle qui l’a émue et inspirée : « si je la voyais, mon livre serait gâché ! J’en serais inhibée ! », écrit-elle en juin 1950. La romancière ne s’intéressait pas à l’existence réelle de Kathleen Senn : jamais elle n’a su que cette femme active, pilote d’avion et championne de golf, mais également alcoolique et dépressive, s’était suicidée en 1951.
Intitulé The Price of Salt, le livre est publié par un autre éditeur que celui de L’Inconnu du Nord Express et, après beaucoup d’hésitations, Patricia Highsmith adopte le pseudonyme de Claire Morgan, pour ne pas être étiquetée comme auteur de « littérature lesbienne », expliquera-t-elle plus tard, et pour éviter d’être elle-même traitée de lesbienne.
The Price of Salt est bien reçu par la critique, et son édition « populaire » se vendra à près d’un million d’exemplaires, profitant de la mode de la lesbian pulp, catégorie parmi d’autres (western, gangstérisme, drogue…) de la pulp fiction, littérature à sensation imprimée sur papier bon marché, tirant parfois à des millions d’exemplaires, mais plus vendue en gare qu’en librairie. Loin de se limiter à une clientèle lesbienne, la lesbian pulp alléchait un public masculin en exhibant des filles dévêtues sur ses couvertures.
A la grande différence de la plupart des romans qualifiables de lesbiens, classiques comme Le Puits de Solitude (1928) de Radclyffe Hall, interdit vingt ans en Angleterre, ou « populaires » comme Spring Fire (1952, 1 million et demi d’exemplaires vendus) de Marijane Meaker, un temps amante de Patricia Highsmith, The Price of Salt est un des rares à connaître une fin heureuse, du moins pour le couple féminin.
Longtemps Patricia Highsmith cachera en être l’auteur. La crainte d’être dévoilée comme lesbienne, mêlée d’une culpabilité évidente dans son journal intime, s’exprimait chez elle en un jeu de double auquel elle n’a jamais complètement renoncé. En réalité, dans le milieu éditorial et journalistique, ainsi que dans les cercles lesbiens new yorkais, tout le monde « savait », et elle en était consciente : « Je crois que tout le monde est au courant. On me traite de gouine. » (Journal, 4 novembre 1950). La sexualité « hors norme » de Patricia Highsmith n’était un secret que pour le grand public, comme le voulait une époque qui forçait gays et lesbiennes à rester « au placard ».
Au bout de quelques années, le livre étant épuisé, Naiad Press, maison spécialisée dans la littérature lesbienne populaire, propose en 1983 à Patricia Highsmith une avance de 5 000 dollars pour une republication sous son nom, ou de 2 000 sous pseudonyme. L’autrice préfère la seconde solution et l’ouvrage reparaît l’année suivante avec le nom de Claire Morgan. Il en ira même en France où le livre est alors intitulé Les Eaux dérobées (aucune édition française n’a jusqu’à présent repris le titre originel). De plus en plus éventé, le secret est rompu en 1989 avec la sortie de Carol (titre faible comparé au « Prix du sel ») en anglais, signé Patricia Highsmith, qui rédige une postface expliquant la genèse du livre, et justifie le recours au pseudonyme par le désir de ne pas être cataloguée « auteur de livres lesbiens » : « J’essaye d’éviter les étiquettes. » La postface n’équivaut pas à un coming out, Patricia Highsmith refusant jusqu’au bout d’évoquer publiquement ses amours féminines. De l’avis de l’éditrice de Naiad Press, elle « souffrait d’une intériorisation de l’homophobie ». En 1993, elle demandera que le Contemporary Lesbian Writers, ouvrage de référence des auteurs lesbiennes, n’inclue pas d’essai bio-biographique sur elle.
Le corps de l’autre
The Price of Salt n’est pas encore paru que Patricia Highsmith confie à son journal : « Comme je suis finalement reconnaissante […] de ne pas gâcher mon meilleur thème en le transposant dans de fausses relations homme-femme » (décembre 1949). Aussi envisage-t-elle une suite, inspirée là encore de ses expériences, où une femme mariée raconterait son passé lesbien, afin de « dépeindre la femme mûre (dans tous les sens du mot) qui ne peut s’empêcher de pratiquer l’homosexualité » (février 1961). Mais elle n’en écrit que 95 pages et persistera à déplacer le rapport femme-femme en un lien ambigu entre deux hommes, dont les aventures de Ripley sont l’incarnation la plus marquante et la plus célèbre.
En 1955, Le Talentueux Monsieur Ripley raconte comment Tom Ripley, jusque-là petit escroc, rencontre et tue Dickie, fils d’une riche famille, prend sa place, capte son héritage, commet un second meurtre, et échappe à la police en passant successivement de la personne de Dickie à la sienne. Excellent imitateur, Ripley n’est jamais autant lui-même que dans la peau d’un alter ego.
Le déclic qui précipite le drame survient lorsque Ripley profite de l’absence de Dickie pour enfiler les vêtements de celui-ci, contrefaisant devant un miroir sa voix et ses gestes. Surpris par Dickie, Ripley ressent une honte, fracture qu’il ne pourra se résoudre qu’en devenant Dickie. En septembre 1940, Patricia Highsmith avait rencontré un couple composé d’un gay et d’une lesbienne mariés pour donner le change, et où chacun mettait les vêtements de l’autre : « Chacun aurait aimé avoir le corps de l’autre à la place du sien pour porter ses habits ». Mettre le vêtement d’autrui, c’est aller au plus près de son corps, et quasiment coller à lui sans le toucher.
Travaillant sur Le Talentueux Monsieur Ripley, Patricia Highsmith se donnait une consigne qui, écrit-elle, s’appliquait aussi bien à Ripley qu’à Dickie : « Comme Bruno [de L’Inconnu du Nord Express], il ne doit jamais être tout à fait homo [queer] – seulement capable d’en jouer le rôle » (mars 1954).
De 1970 à 1992, Ripley apparaîtra dans quatre autres romans, auteur chaque fois de nouveaux meurtres, certains commis pour pallier les conséquences du premier, mais l’habile et troublant psychopathe se sort de toutes les situations.
« Mon obsession de la dualité me sauve de beaucoup d’autres obsessions » (5 octobre 1948)
Un thème récurrent chez Patricia Highsmith, c’est la rencontre de deux hommes, dont l’un à la fois apprécie et déteste l’autre, qui est à la fois dominé et séduit par le premier. Chacun est attiré par l’autre, et le tue ou veut le tuer, et il y aura crime, pas forcément contre l’un des deux protagonistes : l’important n’est pas qui meurt, ni l’enquête, encore moins la punition sociale, mais l’ambivalence de ce qui équivaut à un rapport de couple. Dans Ripley s’amuse (1974, connu aussi comme L’Ami américain depuis le film qu’en a tiré Wim Wenders), blessé par des propos méprisants de Jonathan, Ripley l’entraîne dans une série de meurtres où Jonathan, captivé, se laisse glisser jusqu’à la mort.
Sur les pas de Riley (1980) amorce un changement. Si le héros favori de la romancière est toujours expert en déguisement, quand il se travestit en femme dans un bar berlinois, ce n’est plus pour préparer ou couvrir un méfait, mais pour une bonne cause, délivrer Billy, jeune homme de 16 ans kidnappé par une bande de branquignols à mille lieues des dangereux mafiosi éliminés par Ripley dans L’Ami américain.
L’évolution se précise avec Une Créature de rêve (1983). Un portefeuille trouvé dans la rue met en relation une série de personnages dont Patricia Highsmith disait que la moitié était « gays ou à demi gays ». Hommes et femmes, la plupart sont en effet gays ou bisexuel(le)s sans que cette orientation joue un rôle spécial dans l’intrigue : il importe peu que la meurtrière soit lesbienne, car son acte s’explique par la jalousie et la drogue. La dualité est toujours présente : un personnage imagine qu’on écrive un récit avec « des vies doubles, les unes réelles, d’autres imaginaires. Des gens qui auraient une vraie deuxième famille, un vrai deuxième travail dans une autre ville ». Exactement ce que faisait le héros de Ce mal étrange (1960), mais David finissait par se jeter du haut d’un immeuble, alors qu’ici le dédoublement est vivable et bénéfique : au lieu d’enfermer deux individus, le couple s’ouvre à des relations multiples et croisées. Comme si s’effaçait la violence interne due à la stigmatisation sociale et à l’auto-répression.
L’intrigue a été jugée mince pour un récit criminel, et elle n’était certainement pas à la hauteur des enjeux « sociétaux » contemporains de la montée du mouvement gay : à sa publication aux États-Unis en 1988, le premier tirage du roman ne se vend qu’à 5 000 exemplaires.
Idylle estivale
Small g. Une idylle d’été, paraît en 1995, quelques mois après le décès de l’auteur. « Small g » (g minuscule) désigne un lieu dont la clientèle mêle homos et hétéros, à la différence d’établissements « G majuscule » fréquentés en majorité par des gays. « Chez Jacob » est un bar-restaurant « small g » dans un quartier mal famé et multiculturel de Zurich. Sur la couverture de l’édition originale, une femme décolletée porte un loup, suggérant une ambiance de carnaval ou de bal masqué. Le double a cessé d’être maléfique.
La fête commence pourtant par la mort d’un gay, Peter, qu’assassinent des drogués jamais identifiés, mais là n’est pas le but de l’intrigue, qui débute six mois plus tard. Pour la première fois, chez Patricia Highsmith, la coupure est nette entre des pôles négatif et positif. D’un côté, Renata, autoritaire, puritaine, homophobe à la sexualité refoulée, affectée d’un pied bot, et son adjuvant, Willi, un brin simple d’esprit. En face, les personnages sympathiques : un artiste gay, Rickie ; la très jeune Luisa ; Teddie, journaliste, attiré par les deux précédents ; Dorrie, lesbienne qui aimerait plaire à Luisa ; et Freddie, policier marié mais avec un penchant pour Rickie. Quoique présent, le sida n’apporte pas le malheur : Freddie et Rickie que l’on croyait séropositifs ne le sont pas. Eliminée grâce à une farce qui tourne mal, l’antipathique Renata lègue à Luisa son atelier de couture. La tragédie finit en comédie de mœurs au terme d’une intrigue qui, au lieu de se centrer sur un personnage égocentrique, gravite autour d’un lieu où chacun se socialise dans la tolérance.
Refusé par l’éditeur habituel de Patricia Highsmith, le livre déçoit également l’éditeur et le traducteur français par son contenu et son style. En fait, le roman résume implicitement les thèmes chers à Patricia Highsmith, mais sans les dramatiser : le double s’est démultiplié, le moi déchiré s’est réconcilié – dans la fiction.
Carol & Thérèse (2)
Une romancière qui a écrit « l’art n’est pas toujours sain, et pourquoi devrait-il l’être ? », ne pouvait s’attendre à jouir d’une bonne réputation. Elle semble pourtant bénéficier depuis quelques années d’une respectabilité posthume. Un livre initialement surtout diffusé comme produit sous-culturel destiné à un milieu semi-clandestin, inspire soixante ans plus tard un film grand public qui s’avère une réussite commerciale et critique. L’homosexualité n’est plus transgressive – du moins au cinéma. Du temps de Garbo et de Dietrich (ou d’ailleurs de Gary Grant), on n’évoquait qu’à mi-voix la bisexualité des stars2. L’actrice vedette de Carol n’en fait pas mystère, c’est même un argument de vente, et l’on s’en réjouit comme d’une libération des mœurs.
Quel chemin parcouru… mais sur quel plan ? Et pour qui ? Très peu pour les ouvrières lesbiennes dont traitait notre précédent chapitre3. Les amours féminines font un « grand » film : le culturel ne fait pas la vie sociale. Sur l’écran, on accepte que le prix à payer pour un amour entre femmes soit l’abandon d’un enfant, ce que l’on n’accepterait jamais dans la vie, pas plus en 2017 qu’en 1952.
« Je veux explorer les maladies causées par la répression sexuelle » (1957)
L’œuvre de Patricia Highsmith coïncide avec cinquante ans d’évolution de la sexualité occidentale : « Ma maladie et mon mal-être personnels ne sont que ceux de ma propre génération = de mon époque, aggravés » (octobre 1950). Jeune, elle aura vécu la relative libération des mœurs des années de guerre puis, devenu adulte, subi le conformisme qui s’en est suivi. Sa maturité est contemporaine de « la libération sexuelle » des années 1960-1970, et sa vie s’achève quand gays et lesbiennes commencent à avoir droit de cité, à créer une « communauté » et à obtenir des droits légaux. Ni militante ni signatrice de pétitions, Patricia Highsmith ne s’intéressait guère à ces avancées, et « le personnel est politique » n’avait aucun sens pour elle, qui n’a osé ou voulu s’exprimer à la première personne que dans des ébauches de romans lesbiens inachevés. Le coming out difficilement concevable en 1950, Patricia Highsmith s’y est refusée quand il était devenu possible quarante ans plus tard.
C’est ce porte-à-faux qui l’a poussée à faire une fiction à la fois indirecte et extrême de la « condition homosexuelle » telle qu’elle existait jusqu’au milieu du XXe siècle, quand gays et lesbiennes étaient contraints à une vie double, l’une publique et visible, l’autre privée et dissimulée, l’hostilité de la société extérieure créant en chacun des conflits intérieurs :
« Je suis un exemple vivant de […] garçon dans un corps de fille », écrivait Patricia en juillet 1950, qui déjà s’était posé la question deux ans plus tôt : « Je veux changer de sexe. Est-ce possible ? ».
Quand la contradiction devient invivable, elle ne peut être résolue que par l’autodestruction (à quoi aboutissent la plupart de ses héros), ou comme Ripley en reportant la mort sur d’autres : à défaut d’un acte sexuel interdit, il vole une personnalité, voire tue une personne.
Patricia Highsmith n’aura raconté qu’un seul « amour heureux », celui entre Carol et Thérèse, dans un roman qu’elle a eu un très grand mal à assumer, préférant détourner le thème des amours entre femmes sur le terrain des rapports entre hommes. Il en est résulté une des plus singulières descriptions d’un homoérotisme masculin qui commande le comportement de personnages condamnés au déchirement de leur ego, conduits à ne trouver de solution que dans un alter ego destructeur. Il faut attendre le terme de son œuvre pour que l’identité cesse d’y apparaître refoulée et négative. Identité réprimée… revendiquée… en éclats… « Et pourquoi se donner la peine de tout définir ? », se demandait Thérèse.
G. D.
A lire et à voir
Andrew Wilson, Beautiful Shadow. A Life of Patricia Highsmith, New York, Bloomsbury, 2003, 250 pages.
Joan Schenkar, The Talented Miss Highsmith. The Secret Life & Serious Art of Patricia Highsmith, Saint Martin’s Press, 2009.
Le cinéma s’est beaucoup inspiré de Patricia Highsmith, souvent en gommant le trouble et le tranchant de ses romans. Dans L’Inconnu du Nord Express (1951), Guy ne tue pas le père de Bruno, il pourra donc vivre heureux avec son épouse.
A la fin des deux films à ce jour tirés du premier roman de la série des Ripley – Plein soleil (1960) et Le Talentueux Monsieur Ripley (1999) – Ripley va être arrêté.
La morale est sauve.
1 Sur butch et fem, voir notre « Butch et fem à Buffalo », avril 2017.
2 Antoine Sire, Hollywood, la Cité des Femmes 1930-1955, Actes Sud, 2016, 1266 p.
3 « Homosexualité sidérurgiste », mai 2017.