Isratine : Israël, la guerre sans fin ?

 

 

Isratine : Israël, la guerre sans fin ?

 

« Mais que faire avec les Arabes ? Les Juifs vont-ils accepter d’être des étrangers parmi les Arabes, ou bien voudront-ils faire des Arabes des étrangers chez eux ? »  (Ilya Rubanovich, 1886)

« La guerre de Gaza sera suivie de nouvelles violences jusqu’à ce qu’Israéliens et Palestiniens créent un État appelé Isratine où ils pourront vivre ensemble en paix, a déclaré le dirigeant libyen Mouammar Kadhafi dans des propos rendus publics jeudi. » (Agence Reuters, 22 janvier 2009)

Utopie réalisée, contradiction permanente

Quoique le mieux approprié à l’imaginaire et au programme politique fondateurs de l’État d’Israël, l’espace géographique situé entre le Jourdain et la Méditerranée portait en lui les germes d’un insoluble conflit, pour la simple raison que ce lieu était déjà habité. Le projet sioniste initial retenait d’ailleurs d’autres hypothèses. Theodor Herzl, auteur en 1896 du livre pionnier L’État des Juifs, ayant pour priorité de trouver un pays refuge, n’excluait pas l’Ouganda, option (proposée par les Britanniques) adoptée en 1903 au VIe congrès sioniste, controversée, et rejetée au congrès suivant. D’autres projets ont vu le jour, par exemple en 1936 celui d’un territoire juif dans l’Éthiopie alors occupée par l’Italie, idée soutenue un temps par Roosevelt et refusée par Mussolini, mais à cette époque, la solution d’un foyer juif au cœur du Moyen Orient s’était définitivement imposée.
Le sionisme présente la particularité, probablement unique, d’être né (et de demeurer) à la fois un mouvement national et un mouvement colonial. Il y a là une contradiction historique, qui un jour peut-être aura une solution l’histoire est riche en surprises ce n’est pas pour demain.

Les fondateurs d’Israël n’étaient pas naïfs au point de croire établir un « peuple sans terre » sur une « terre sans peuple ». Ils ne niaient pas le droit à l’existence des Arabes palestiniens, mais jamais sur un pied d’égalité avec les Juifs.

En particulier, à la différence avec la plupart des colonisateurs, qui faisaient travailler (et si besoin mourir à la tâche) les « indigènes » sur les plantations, dans les mines, à la construction de voies ferrées…, se réservant les métiers qualifiés, la direction et l’administration, le sionisme visait beaucoup plus que l’exploitation d’un pays, et rien moins que la création d’une société, mais séparée. Notamment par le développement du « travail juif », privilégiant l’emploi de Juifs dans les fermes et les kibboutz. Le sionisme portait l’utopie d’une réconciliation juive du capital et du travail. Appuyé par des bourgeois et acceptant la propriété privée, mais animé par des dirigeants issus du socialisme réformiste, le sionisme de la première moitié du XXe siècle mettait en avant des idéaux progressistes (Herzl promettant une journée de travail de 7 heures) et revendiquait des droits pour les travailleurs – pourvu qu’ils soient juifs. Lorsqu’en 2018 la Knesset a défini Israël comme « foyer national du peuple juif », elle réaffirmait simplement la réalité fondamentale de ce pays.

Sur le territoire israélien, les citoyens arabes (aujourd’hui environ 20 % de la population, proportion jugée autrefois acceptable par Ben Gourion) peuvent vivre, travailler, bénéficier de droits sociaux et politiques, élire leurs propres députés, etc., à condition d’accepter qu’Israël soit avant tout la patrie juive, c’est-à-dire une démocratie ethnique, où l’on ne mène pas la même vie selon que l’on est juif, arabe, ou druze. Où qu’il soit dans le monde, un Juif est potentiellement citoyen d’Israël de plein droit. Inversement, à l’intérieur d’Israël, un Arabe n’est jamais vraiment « chez lui », et tout Arabe habitant en Palestine à l’extérieur des frontières (mouvantes) d’Israël pourra se voir dépossédé de tout ce qui permet de vivre (terre, maison, moyens de travail…). Comme l’expliquait un Israélien : « Je ne veux plus vivre dans un pays où j’appartiens à une minorité. » Telle est la logique fondatrice du sionisme, applicable – différemment à des zones qui ne faisaient pas partie du territoire israélien en 1948 : la Cisjordanie, le plateau du Golan, éventuellement des portions du sud du Liban, de Gaza… Un Juif londonien ou milanais a davantage droit à s’installer en Israël qu’un non-Juif dont la famille y vit depuis trois siècles. Pour cette raison, Shlomo Sand, lui-même citoyen israélien, déclare avoir « cessé d’être Juif », car il souhaite que son pays devienne celui de tous ses citoyens, non celui de tous les Juifs du monde.

De bons esprits déplorent qu’en Israël la prééminence travailliste originelle ait cédé la place en 1977 à une alliance entre nationalistes et religieux. C’est oublier que depuis 1948, chaque gouvernement israélien, de gauche comme de droite, applique la politique du fait accompli, surtout en 1967 avec l’occupation de la totalité de Jérusalem et de la Cisjordanie (où, après les accords d’Oslo en 1993, le nombre des colons et l’accaparement des terres n’ont cessé d’augmenter). Cette expansion ne fait qu’aggraver le problème : plus Israël s’étend, moins la population juive est majoritaire, au point qu’aujourd’hui, « entre la mer et le Jourdain », environ 7 millions de Juifs coexistent avec environ 7 millions d’Arabes (musulmans et chrétiens).

Jusqu’à présent, aucun mouvement, aucun soulèvement pacifique et/ou violent n’a réussi à obtenir pour les Arabes de la région un minimum de conditions de vie décentes, et, quel que soit le nombre d’Arabes déplacés ou tués, on voit mal comment l’État israélien se débarrasserait de son trop-plein humain. L’Égypte, la Jordanie et d’autres pays arabes accueilleront peut-être quelques centaines de milliers de Palestiniens (comme le XXe siècle, le XXIe abonde en transferts de populations et en exodes), certainement pas deux millions. De plus, en Cisjordanie, la soi-disant Autorité nationale palestinienne n’a jamais exercé d’autorité réelle sur son proto-État – addition de localités isolées au milieu de zones juives, et sous contrôle militaire israélien. Ainsi, avant comme après 2022, la solution binationale et la solution de deux États (proposées par un éventail de forces politiques, de droite, de gauche et d’extrême gauche, et officiellement par certains pays, dont la Grande-Bretagne et la France) étaient l’une et l’autre dénuées de réalité.

« Mytherritoire »

A l’intérieur de ses frontières, Israël fait coexister sa majorité juive avec une minorité in-intégrable (parce que discriminée en raison de la logique sioniste) et, à l’extérieur, avec une population arabe nombreuse, susceptible d’être dépossédée par l’extension progressive de l’espace juif, et pour cette raison toujours perçue comme dangereuse.

S’agissant des premiers, les Palestiniens restés en Israël ont toujours été traités « avec autant de respect pour les normes démocratiques que cela était compatible avec les considérations de sécurité » (Joel Beinin) de l’État israélien, qui les a soumis à un régime militaire jusqu’en 1966.

Quant aux seconds, dont plusieurs centaines de milliers, 700 000 peut-être, ont été chassés du pays en 1948, leur reconnaître un droit au retour, ou en accorder un à leurs descendants, serait contradictoire avec celui des Juifs du monde entier sur lequel est fondé Israël.

D’où pression, coercition, et guerre si nécessaire, avec attaques préventives et représailles massives. Pour l’État d’Israël, vivre en paix, intérieure et extérieure, signifie « le maintien d’une suprématie militaire absolue sur ses voisins et le droit d’opposer son veto à tout développement régional qu’il définit comme menaçant » (J. Beinin.) Et cela, non par une politique expansionniste et militariste propre à l’extrême-droite, mais en raison de la logique même du sionisme : la politique d’Israël n’était pas substantiellement différente trente ans après sa fondation quand le pays était dirigé par des gouvernements de gauche et un parti membre de l’Internationale Socialiste.

Qu’est-ce qu’être « israélien » ?

Israël a été conçu et créé comme un pays ethno-religieux, et chacune des deux composants du mot compte. Peu importe qu’un grand nombre, voire la majorité des Israéliens juifs soient ou non « croyants ». Il ne s’agit pas de foi, mais de naissance. Est considéré et traité comme Juif toute personne née dans une famille juive. On est juif parce qu’on naît juif, et on le reste. Tautologie ? oui, mais qui tient sa cohérence d’un minimum de pratique religieuse unifiante. Quoi de commun en 1890 ou 1930 entre un Juif lituanien et un Juif marocain, qui au quotidien ne partageaient ni la même langue, ni la même culture, sinon les rites de naissance, de mariage et de décès, les règles alimentaires, et l’emploi de l’hébreu à la synagogue ?

Ce qui était lien religieux est devenu lieu national, aboutissant à un « mytherritoire [où] la Bible acquit la forme nouvelle d’un livre national » (Shlomo Sand).

Entre État et religion, les relations sont rarement simples, y compris dans les pays dits modernes : la laïcité française n’est pas le cas le plus général, et il a fallu attendre 1829 pour que la très démocratique Angleterre cesse d’interdire à un catholique d’être élu aux Communes.

En Israël, il était inévitable car nécessaire que la religion joue un rôle essentiel, incarné par des partis explicitement religieux. Une minorité ultra-orthodoxe (estimée à 10% de la population) ne reconnaît pas l’existence d’un État juif (que, selon elle, seul pourrait re-créer un nouveau messie), elle vit en marge de la société, et jusqu’à présent la plupart de ses membres restent même exemptés de service militaire – paradoxe inséparable de la création et de la perpétuation de l’État d’Israël.

Fuite en avant militaire

Au début du XXe siècle, bien peu prévoyaient un avenir au sionisme, pourtant il a réussi, et pas seulement parce que le génocide perpétré par les nazis lui a donné une nécessité, un sens, une légitimité, mais au moins autant parce qu’il s’est inscrit dans l’interaction des impérialismes autrefois, et actuellement.

Pragmatique, Herzl s’adressait à tous les dirigeants (roi d’Italie, empereur allemand, sultan ottoman, ministres russes et britanniques, etc.) susceptibles de trouver dans un foyer national juif un contrepoids à leurs rivaux, voire un pays allié. Après 1945, quand le peuplement juif prenait de plus en plus d’ampleur, le sionisme obtient en 1948 le soutien militaire de l’URSS souhaitant réduire l’influence anglaise dans la région, puis en 1956 de la France et de la Grande-Bretagne contre les pays arabes, ensuite l’appui de l’Iran du Chah (jusqu’en 1979, l’un des meilleurs amis d’Israël), durablement celui des États-Unis…

Pays juif entouré de voisins arabes, Israël est obligé de se donner si possible des alliés, mais aussi des voisins neutralisés, des États tampons comme la Jordanie ayant avec Israël au moins provisoirement des ennemis communs (le mouvement palestinien en 1970-71, aboutissant à l’expulsion de l’OLP), et luttant contre les Palestiniens radicaux.

Aujourd’hui, le danger nucléaire iranien est présenté comme un absolu (quelques missiles suffisant en effet à ravager le territoire israélien), ce qui justifie et justifiera tout. L’Iran pouvant reprendre ses efforts pour se doter de l’arme nucléaire, rien n’interdira à Israël et à son allié étasunien d’attaquer à nouveau l’Iran dans 2, 3 ou 5 ans. Rappelons qu’à ce jour le seul pays à avoir utilisé à deux reprises en août 1945 l’arme nucléaire était une démocratie héritière du New Deal progressiste, alors dirigée par Truman, vice-président de Roosevelt devenu président lui-même quelques mois plus tôt.

Chaque fois qu’Israël supprime ou neutralise un ennemi, il en surgit un autre: la Ligue Arabe, Nasser, le Fatah, l’OLP, les Palestiniens marxisants ou gauchisants (FPLP, FDPLP), le Hamas, le Hezbollah, et ses coups portent de plus en plus loin (après le Liban, le Yémen, l’Iran, le Qatar). Aux victoires face à des États (1948, 1956, 1967, 1973), s’ajoutent les conflits avec des forces infra-étatiques (1982, 2006, 2008-2009). D’autant plus qu’ « Israël a le droit de se défendre », déclarent par la voix du G7 les grandes puissances occidentales le 17 juin 2025. Y compris, s’il le faut, le droit « d’anéantir de fond en comble l’armée syrienne » (radio de Tsahal, décembre 2024). En effet, un État ethnique, reposant sur une base fragile, doit choisir entre risquer d’être soit victime de ses voisins (voire de sa propre minorité discriminée), soit agresseur. A défaut de voisins alliés, il les veut faibles, ce qu’en juin 2025 un ministre israélien appelait « élargir le cercle de paix et de normalisation ». Israël est très rationnellement amené à attaquer pour se défendre, mais pour stabiliser la région à son avantage, il y accroît ou développe de nouveaux déséquilibres.

« Il y a un an, j’ai dit quelque chose de simple : nous allons changer la face du Moyen-Orient, et c’est ce que nous faisons. La Syrie n’est plus la même Syrie. Le Liban n’est plus le même Liban. Gaza n’est plus la même Gaza. Et la tête de l’axe, l’Iran, n’est plus le même Iran ; il a lui aussi ressenti la puissance de notre bras. » (Netanyahou, 15 décembre 2024)

Israël doit élargir le champ de ses ripostes et avec lui le cercle des cibles, civiles incluses. Peut-être un jour sera-t-il jugé nécessaire d’effectuer « une frappe » en Turquie, puissance de plus en plus dominante dans la région, et elle aussi menace potentielle.

Le vertige de toute-puissance se nourrit de celui de la technique, de l’infiniment petit à l’énormément lourd. A un bout de la chaîne, les bipeurs explosifs à 150 dollars ; à l’autre bout, la super-bombe GBU-57 de l’allié étasunien, lancée par un B2 Spirit coûtant 2 milliards de dollars. La bunker buster peut même, paraît-il, raser une montagne : dans Star Wars, l’Empire détruisait une planète entière. Tsahal, le Mossad, la CIA, les satellites-espions, l’intelligence artificielle désignant leurs cibles aux drones, la vidéo filmant le chef du Hamas blessé à mort… Impressionnant, mais comme dit la formule attribuée à Talleyrand, « on peut tout faire avec une baïonnette, sauf s’asseoir dessus». La Palestine n’était pas en 1948 une « terre sans peuple » (lire, sans Arabes), elle ne l’est toujours pas, et aucun paroxysme de violence militaire ne suffira à en effacer la réalité.

Aucune armée n’est d’ailleurs éternellement victorieuse. Une défaite n’avait pas trop de gravité pour l’US Army forcée d’évacuer d’urgence Saïgon ou Kaboul (quitte à revenir quelques décennies plus tard dans un Vietnam maintenant engagé dans un « Partenariat stratégique global » et lié économiquement et diplomatiquement aux États-Unis). Israël, lui, se bat sur et pour son territoire – un territoire à géométrie variable.

Comme les grandes puissances impérialistes, mais à son échelle plus modeste, Israël joue sur les clivages au sein des pays qu’il cherche à dominer, et le cas échéant il encourage leurs divisions internes, mais la désunion entretient le désordre, obligeant à intervenir pour réparer les dommages. En 1982, l’invasion du Liban permet d’en expulser l’OLP, mais aggrave la cassure du pays qui amènera la création du Hezbollah chiite en 1985. En 1987-1993, la répression de la première intifada parvient à maîtriser le soulèvement, mais bientôt contribue à la progression d’un Hamas issu des Frères Musulmans soutenus par l’Arabie Saoudite et par Israël afin de faire pièce à l’OLP : « l’ennemi de mon ennemi… » L’appui américain aux freedom fighters afghans anti-russes ambitionnait aussi d’utiliser la religion en rempart contre le communisme. Nul besoin d’être un géo-stratège pour prévoir dès le début du XXIe siècle que ce seraient davantage « des groupes de type Hamas que ceux comme l’OLP qui profiteraient d’une invasion américaine de l’Irak. » (L’Appel du vide, 2003) Pour y faire face, Israël assassine à Gaza, au Liban, en Iran, au Qatar, les uns après les autres, dirigeants politiques, chefs militaires, savants atomistes… Israël a mené depuis 1948 plus d’une douzaine d’interventions à Gaza, toujours présentées comme victorieuses. Depuis octobre 2023, son armée aurait éliminé des milliers de combattants du Hamas (au prix de dizaines de milliers de morts civils) mais l’organisation, bien que très affaiblie, résiste encore et, sans doute, remplace ses pertes grâce à l’afflux de jeunes volontaires. À supposer même « l’éradication » du Hamas, et sauf réel accord de paix, dans la prochaine décennie une nouvelle résistance palestinienne (armée ?) prendra la relève.

Israël ne peut se protéger à l’intérieur de ses frontières (mouvantes) qu’en allant frapper au-delà. Le sionisme n’a atteint son objectif, « un État à tout prix », comme dit le titre d’une biographie de Ben Gourion, qu’en livrant une guerre permanente où temps de paix, de crise et d’affrontement se mêlent et se chevauchent. On le sait, les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts. Plus encore que les autres, l’État israélien ne peut entretenir avec ses voisins que des relations d’inégalité, et il lui faut à ses frontières des pays subordonnés : vaincu militairement (Égypte), faible (Jordanie), divisé (Liban, Irak), déchiré (Syrie)… Les partenariats diplomatiques et stratégiques noués avec certains États (Égypte, Jordanie, demain peut-être l’Arabie Saoudite) n’empêchent pas Israël de devoir affronter des adversaires infra-étatiques incontrôlables (Hezbollah, Houthis, Hamas).

Israël invivable, Palestine introuvable

« Quand Marx écrit Sur la question juive en 1843, il s’agit pour lui d’une réalité en voie de dépassement par le capitalisme lui-même. On pouvait alors considérer que le Juif de Vilnius, celui de Trèves et celui de Tunis ne partageaient guère que des traditions liées à une religion promise à la même sécularisation que le christianisme, vouée comme lui à devenir d’abord affaire privée, puis à s’effacer comme les autres aliénations religieuses lors de l’émancipation de l’humanité par la révolution prolétarienne. Marx ne pensait traiter de la question juive qu’afin de contribuer à régler la vraie question, la question sociale.

Ce qui était crédible en 1843 l’était déjà moins en 1890, moins encore en 1910, et devait cesser de l’être pour de bon au XXe siècle. […] non seulement la modernité n’a pas résorbé le fait juif au milieu  des réalités proprement capitalistes, mais elle lui a donné une importance nouvelle, à travers un néo-antisémitisme auquel est venu répondre le sionisme [par] la fondation d’un Etat juif […] La faillite de la révolution prolétarienne a rendu caduque la critique marxienne puis marxiste de la question juive, provisoirement, mais ce provisoire a la vie dure. » (La Ligne générale)

Le puissant État d’« Israël », tout comme l’effort inabouti pour créer une « Palestine », sont des produits de la dislocation d’empires défaits au XXe siècle par la montée d’États modernes sous les chocs de deux guerres mondiales.

Au temps de la domination ottomane, il n’existait quasiment aucune réalité politique « palestinienne » : c’est seulement en 1918, sous le mandat britannique, que les trois districts d’Acre, Naplouse et Jérusalem sont réunis en un ensemble géopolitique. Ensuite, la perspective d’un État palestinien a pris sens à la fois contre l’occupant britannique, et en réaction à une présence juive de plus en plus nombreuse.

Si tout mouvement national affronte un adversaire, celui des Palestiniens n’est pas un pays étranger, mais un autre mouvement national implanté et dynamique sur le même sol. La Palestine comptait 60 000 Juifs sur une population totale de 600 000 habitants en 1920 : ils étaient 600 000 sur 1,9 million en 1948. Même « inclusive » et accueillante vis-à-vis des étrangers, une nation réunit son peuple en distinguant un intérieur d’un extérieur : elle sépare (et par nature privilégie) ses citoyens des non-citoyens. Mais la nation israélienne, par sa nature, plus radicalement et visiblement qu’une autre.

Ici la confusion piège le débat dès les premiers mots.

« Arabe » désigne un ensemble de groupes humains, qui en général parlent la langue arabe, sans pour cela partager la même religion : il y a des Arabes musulmans de diverses obédiences, chrétiens de diverses obédiences, non-croyants, etc.

Un « Juif », est-ce le fidèle d’une religion ? Ou le membre de ce qu’on appelle souvent maintenant une ethnie ? Ou le mélange des deux ? Le sionisme est basé sur la conviction qu’un peuple issu d’une région et ensuite exilé, qui malgré deux mille ans de déplacements au milieu d’autres populations se serait reproduit sur lui-même de l’Anatolie à l’Argentine, sans mélange ni apport externe, sans conversion ni mariage inter-ethnique, avant de regagner enfin au XXe siècle son lieu d’origine.

Comment croire que les Juifs du XIXe siècle, puis les Israéliens du XXIe seraient les lointains descendants de familles juives des temps bibliques ? Shlomo Sand est sans doute le mieux connu, mais non le seul historien à avoir montré « comment le peuple juif fut inventé »…

…comme les autres d’ailleurs. Il a fallu des siècles pour que se forme un peuple « britannique » à partir d’ethnies (on emploiera le mot faute de mieux) anglaise, galloise et écossaise, chacune elle-même résultant de multiples composants.

La tradition biblique a pu devenir un récit national animant une force historique, quand au XXe siècle des masses ont donné naissance à ce qui a pu se présenter comme une épopée salvatrice et régénératrice après le génocide accompli par les nazis, mais seulement parce que la géopolitique mondiale leur en apportait les moyens.

Ce n’est pas le cas de tous les peuples sans État. Pour se débarrasser de Daech, les Occidentaux avaient fait en Syrie des Kurdes leurs alliés : la menace islamique écartée, continueront-ils à soutenir l’autonomie kurde contre leur autre et beaucoup plus important allié, la Turquie, un des piliers de l’OTAN au Moyen Orient ? Le mouvement national kurde ne réalisera un jour son objectif que si le jeu des États de la région et des impérialismes lui accorde une place. Aujourd’hui la situation n’est pas propice à la création d’une forme d’État palestinien qui, quelque part entre la Méditerranée et le Jourdain, serait autre chose qu’un faux-semblant. Beaucoup de pays nés de la fin des empires coloniaux jouissent des apparences d’une souveraineté nationale: drapeau, monnaie, hymne, parlement, université, système juridique, forces armées… sans réel contrôle de leur population ni maîtrise de leurs richesses. En Europe, la Bosnie-Herzégovine maintient une précaire unité sous contrôle international, mais le Moyen Orient soulève des enjeux politiques et économiques autrement plus graves que les Balkans.

Les Palestiniens ne demandent pas plus que ce dont bénéficient les Juifs d’Israël : l’auto-détermination, mais c’est justement ce qu’interdit l’existence de l’État d’Israël, qui n’appartient pas à ses habitants, mais aux Juifs du monde entier. Une fois encore, le droit d’un peuple à disposer de lui-même a privé de droits un autre peuple. 

En 2025, presque aussi nombreux sont les pays membres de l’ONU (Vatican inclus) qui reconnaissent l’existence d’un inexistant État palestinien que ceux qui reconnaissent le très réel État israélien (sans pour autant se priver de lui vendre les armes qui tuent des Palestiniens). Proposer un État binational, ou la coexistence pacifique de deux États, c’est revenir au plan de partage de l’ONU, déjà dépourvu de fondement en 1948.

Israël est venu sur une scène historique déjà occupée. La Palestine, elle, arrive tard. Ilan Halevi (1943-2013, l’une des rares personnalités juives haut placées au sein de l’OLP), se disait « 100 % juif et 100 % arabe » : telle qu’est la région, une existence à 200 %, cela fait beaucoup. Le sionisme a besoin d’espace, c’est-à-dire de terres jusqu’ici palestiniennes, et il en englobe toujours davantage, en particulier en Cisjordanie, mais un « Grand Israël » n’implique pas nécessairement des colonies : il pourrait inclure une zone tampon au Sud-Liban (comme celle établie par Israël pendant 18 ans jusqu’en 2000), et pourquoi pas à Gaza ? Ou encore un protectorat druze au sud de la Syrie ? L’Isratine autrefois rêvée par Khadafi, fusion pacifique d’Israël et de territoires palestiniens, restera une chimère, mais une version plus prosaïque n’est pas à exclure. En attendant que des multinationales exploitent le gaz et le pétrole en Cisjordanie et au large de Gaza, ce pays vivrait sous perfusion internationale, les subsides de l’Union européenne et des États arabes garantissant ses fins de mois, et (sous l’œil vigilant d’Israël) une police onusienne assurant l’ordre contre toute tentation extrémiste jusqu’à quand ? En réalité, à moins d’imaginer que Gaza devienne une Riviera prospérant grâce à la villégiature et au tourisme mondial, un État palestinien dépourvu de ressources n’aura, comme l’actuelle Autorité palestinienne, que la corruption comme principal moyen d’existence.

Le sionisme a atteint son but (créer un pays où les Juifs seraient enfin ou de nouveau « chez eux »), mais en 2025, Israël domine un espace géographique dont (un peu plus de) la moitié de la population n’est pas juive. On le sait, les victoires militaires autant que les défaites obligent à des innovations politiques et des rectifications de frontières. La seconde guerre mondiale, puis l’éclatement de l’URSS et de la Yougoslavie ont redessiné les cartes de l’Europe, du Moyen Orient et des Balkans. État vassal, État fédéral, État unitaire, État libre associé, État non souverain, protectorat, région autonome, ville libre, zone internationale, etc. l’histoire est fertile en entités durables ou éphémères. Quoique concevable un jour, un néo-sionisme faisant sa part aux non-Juifs sur le même sol est aujourd’hui impossible, car Israël se doit de refuser tout compromis qui ne garantirait pas son impératif absolu : maintenir la prééminence juive sur son territoire.

Réalité & illusion nationales

Il y a eu – et il y a encore – des sionistes de gauche militant pour un État où Arabes et Juifs auraient les mêmes droits : ils estiment légitime l’existence d’un État national juif, mais comme celui-ci s’est réalisé aux dépens des Arabes, ils le dédoublent (une nation à la fois juive et arabe), ou bien, à côté de l’État juif, ils en ajoutent un autre (arabe).

La nation offre le cadre le plus adéquat au développement capitaliste, et les grands pays capitalistes sont structurés politiquement en États nationaux : création et délimitation d’un marché intérieur protégé contre l’extérieur, où capitaux, travail et marchandises circulent dans une concurrence théoriquement « non faussée » par des privilèges de naissance, de caste, de rang, de religion… cela allant de pair avec une unification politique des citoyens.

Mais les conditions n’y sont pas toujours favorables : un ensemble national peine à émerger sur un territoire où coexistent des identités fortes et concurrentes, souvent religieuses, et il peut au contraire en résulter un système politique autoritaire, voire dictatorial, aux mains d’une ethnie parfois très minoritaire. Tel a été le cas en Syrie dominée pendant plus de 50 ans par les Alaouites : avant comme après le renversement de la famille et du clan alaouite des el-Assad, en Syrie, on est alaouite, sunnite, druze ou chrétien avant d’être « syrien ».

Lorsque le cadre national fonctionne effectivement, c’est après des siècles de maturation nécessaires pour réduire par la contrainte l’autonomie des provinces (pensons à la Guerre de Sécession), et par une succession de guerres pour s’imposer à ses voisins. Même la nation la plus « inclusive » fait régner l’ordre en son sein, et sépare un intérieur d’un extérieur. Comme la plupart des maisons, la nation se protège derrière sa porte, ouverte, fermée, parfois entr’ouverte, avec sa serrure. Parfois des intrus entrent par la fenêtre, au risque d’être expulsés, mais quoi qu’il advienne, c’est l’État qui a les clés.

Le Manifeste Communiste affirmait : « La lutte du prolétariat contre la bourgeoisie, bien qu’elle ne soit pas, quant au fond, une lutte nationale, en revêt cependant tout d’abord la forme. Il va sans dire que le prolétariat de chaque pays doit en finir, avant tout, avec sa propre bourgeoisie. »

Depuis 1848, souvent « la forme » a absorbé « le fond », et  le cadre national a étouffé les luttes prolétariennes. Ce que l’avènement d’Israël démontrait en 1948, la naissance des États ex-coloniaux l’a ensuite amplement confirmé. Comme l’expliquait Rosa Luxemburg, les communistes ne peuvent critiquer les slogans de liberté du citoyen, d’égalité devant la loi et d’État de droit en les ramenant à leur réalité de classe, et s’en abstenir en certaines circonstances – que l’on veut croire provisoires – parce qu’il serait dans l’intérêt des prolétaires de participer à un mouvement national contre une domination étrangère (en Palestine, contre la colonisation juive). Comment serait-il possible qu’au lendemain d’une indépendance, l’union nationale se transforme à plus ou moins brève échéance en rupture de classe avec la bourgeoisie dite nationale ? Dans l’hypothèse lointaine qu’une sorte de nation palestinienne voit le jour sur un territoire reconnu comme le sien, les prolétaires y gagneraient le droit d’être exploités chez eux.

Sans État, un peuple n’a d’existence que géographique et démographique : ce sont des institutions étatiques (gouvernement, administration, justice, école, police, armée) qui dans ce monde donnent à un peuple une réalité politique. Dans la plupart des positions militantes prises au sujet d’Israël et de la Palestine (comme de la question kurde), c’est la critique de l’État et des classes qui se voit escamotée.

Et nous ?

Août 1914 reste un symbole éclatant d’échec du mouvement prolétarien, mais ne renversons pas la causalité. L’immense majorité des socialistes acceptant l’essentiel de la société capitaliste, ils ne pouvaient refuser ce qui pour cette société était essentiel, en particulier l’idée de nation, donc la guerre. C’est la faiblesse de la lutte de classes qui facilite l’identification à une communauté nationale.

Dans la première moitié du XXe siècle, sur le territoire du futur État israélien, les affrontements sociaux et politiques ne se réduisaient pas à des conflits « ethniques ». Comme le montre entre autres Zachary Lockman, une solidarité de classe a réuni plus d’une fois prolétaires juifs et arabes, notamment dans les luttes des salariés des chemins de fer. Mais l’extension du « travail juif » et la séparation des lieux de vie et d’emploi ont fini par polariser chacun dans « sa » communauté, et dès les années quarante presque aucune action collective n’unissait plus Juifs et Arabes.

Ce qu’écrivait l’Internationale situationniste il y a plus de cinquante ans demeure tragiquement vrai : « la question palestinienne n’a pas de solution immédiatement perceptible. Aucune solution à court terme n’est praticable. »

Que l’on vive dans la région, ou, comme nous, à l’extérieur, que faire ?

Au minimum, comprendre, exprimer la critique nécessaire, sans céder aux fausses solutions.

Pour ce qui est d’Israël, la population juive est loin d’accorder à son gouvernement un soutien sans réserves. En 1982, plusieurs centaines de milliers de personnes, 400 000 peut-être, sont descendu dans la rue lors de l’entrée au Liban de l’armée israélienne et des massacres de Sabra et Chatila commis sous ses yeux par ses alliés libanais : pour une population d’alors 4 millions, cette mobilisation  dépassait de loin les manifs en France ou aux États-Unis du temps des guerres d’Algérie et du Vietnam. Bien qu’il n’y ait pas unanimité, la paix sociale et le consensus aujourd’hui l’emportent, surtout après le 7 octobre 2023 : le choc que subit une communauté renforce sa cohésion et son sentiment d’appartenance (surtout si elle est visée en tant que communauté, car c’est le rapport à l’autre, à l’étranger, qui permet la formation de la nation). Pour ce qu’apprend l’histoire, ce ne sont que l’impasse militaire et l’éloignement de plus en plus visible des objectifs d’une guerre qui entament sa légitimité. On n’en est pas là. En tout cas pas encore, même si la libération des otages retenus par le Hamas rend désormais illégitime la guerre pour une partie de la population israélienne.

En Cisjordanie, les résistances sont loin d’être toutes contrôlées par l’Autorité Palestinienne et des groupes islamistes, et Gaza a connu des manifestations contre le Hamas (auquel s’opposent désormais certaines fractions de la bourgeoisie locale), forcément limitées, car tout ce qui se passe là-bas dépend de l’action, de l’inaction ou du peu d’action des prolétaires de la région et du monde.

Pourtant, en Israël, des réservistes (jusqu’ici très minoritaires) refusent de servir dans l’armée, et parfois désertent. D’autre part, des dockers de Fos, Gênes, Anvers et Tanger ont bloqué l’expédition de matériel militaire destiné à Israël.

Évidemment insuffisantes, ces actions sont toutefois positives. 

G.D., novembre 2025

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/ Lectures

Ilya Rubanovich (1859-1920). Dans les années 1880, populiste et membre de La Volonté du Peuple. Le sionisme était alors très minoritaire chez les socialistes juifs, comme l’exprime cette chanson du Bund, principal parti politique juif en Pologne :

« Vous voulez nous emmener à Jérusalem
Pour que nous puissions mourir en tant que nation
Nous préférons rester en diaspora
Et lutter pour notre libération ! »

(cité dans Janey Stone, « Revolutionary history of Jewish anti-Zionism », Redflag, 29 mai 2025)

« La Ligne générale. Questions & réponses », La Lettre de Troploin, n° 8, avril 2007. Chapitre 8 s’intitulant « Israël et Palestine : ne faut-il pas prendre parti, mais quel parti ? Pour quoi et contre quoi ? Que penser de l’anti-sionisme et du sionisme ? » (p. 12-14.

« Y a-t-il une question juive ? », La Banquise, 1983 et « Présentation », Troploin, 2014 : 

L’Appel du vide, Troploin, 2003.

G.D., « Naissance de la nation », 2019. 

G.D., « Mort de la nation ? », 2019. 

Zeev Sternhell, Aux origines d’Israël : entre nationalisme et socialisme, Gallimard, 2004.

Alain Brossat, Sylvie Klingberg, Le Yidishland révolutionnaire, Balland, 1983.

Thomas Vescovi, L’Échec d’une utopie. Une histoire des gauches en Israël, La Découverte, 2021.

Richard Pankhurst « Jewish Settlement in Ethiopia », Centro Primo Levi, 2014. 

Robert Fisk, La Grande guerre pour la civilisation. L’Occident à la conquête du Moyen-Orient (1979-2005), La Découverte, 2005.

Gilbert Achcar, Les Arabes et la Shoah. La guerre israélo-arabe des récits, Sinbad, 2009.

Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé. De la Bible au sionisme, Fayard, 2008.

Shlomo Sand, Comment j’ai cessé d’être juif : Un regard israélien, Flammarion, 2013.

Ilan Halevi, Question juive. La Tribu, la Loi, l’Espace, Minuit, 1981.

Joel Beinin, Was the Red Flag Flying There? Marxist Politics & the Arab-Israeli Conflict in Egypt and Israel, 1948–1965, University of California, 1990.

« Deux guerres locales », Internationale Situationniste, n° 11, octobre 1967.

Benedict Anderson, L’Imaginaire national, La Découverte, 1996.

Tom Segev, A State at Any Cost : The Life of David Ben-Gurion, Farrar, Straus and Giroux, 2019.

Philippe Descamps, « La Démographie, mère de toutes les batailles », Le Monde Diplomatique, octobre 2025. L’auteur surestime peut-être le poids de « la guerre des berceaux », mais les données qu’il réunit illustrent bien l’impasse historique du projet sioniste.

Jean-Pierre Filiu, Un historien à Gaza, Les Arènes, 2025.

Zachary Lockman, Comrades and Enemies. Arab and Jewish Workers in Palestine, 1906–1948, University of California Press, 1996.

Simone Zelitch, Judenstaat : The Novel of a Jewish State in Germany, PM Press, 2020. Une histoire “alternative” : Le roman imagine, après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la fondation d’un État juif, non au Moyen Orient, mais en Saxe, au cœur d’une Europe divisée entre « Est » et « Ouest ». L’intrigue est toutefois plus familiale et personnelle, voire fantastique, que politique.

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