Il faut produire pour vivre. De cette nécessité, nombre de théories politiques (aussi opposées soient-elles, implicitement ou pas) font l’élément essentiel de l’évolution des sociétés, donc d’une révolution. C’est cette conviction qui traverse les phases successives d’une pensée aussi fluctuante que celle de Georges Sorel (1847-1922).
Sorel passe à la fois pour l’introducteur du marxisme en France, et pour un précurseur du fascisme. On peut écrire un livre entier sur Sorel théoricien de l’autonomie ouvrière. On peut aussi relever ses propos antisémites. Ou citer son éloge de Lénine à la fin de sa vie. Le point commun à cette suite de visages si contradictoires, c’est la croyance en la primauté de la production, du producteur, du travail dans la société, dans toute société – croyance encore dominante cent ans plus tard. Les variations soréliennes ont donc plus qu’un intérêt historique. On les envisagera ici à partir des Réflexions sur la violence, réunion d’articles publiée en 19081.
La maladie
Alors qu’en 1898-1902 Sorel estimait encore l’action réformiste insuffisante mais capable de contribuer à préparer la révolution, après 1903 il n’y voit que le moyen de l’embourgeoisement du socialisme.
Formation de partis socialistes en Europe et aux Etats-Unis, progression électorale, conquête de mairies… ce que la plupart des bourgeois et des socialistes s’accordaient à interpréter comme progrès du mouvement prolétarien, Sorel, au début du 20e siècle, y discerne une régression. Le principal facteur d’embourgeoisement, selon lui, c’est l’acceptation de la démocratie, institution du « compromis » social et amortisseur des secousses populaires. La même année que Réflexions sur la violence (1908), Sorel publie La Décomposition du marxisme, où il analyse « l’ascension » des ouvriers vers la petite-bourgeoisie, due au trade-unionisme, aux réformes sociales et au socialisme parlementaire qui n’échappe pas au destin des autres partis politiques, « coalitions formées pour conquérir les avantages que peut donner la possession de l’Etat » (chap. II). En conséquence, la IIe Internationale pratique la « conservation d’un langage marxiste par des gens devenus complètement étrangers à la pensée de Marx » (43).
Diagnostic & remède : « la morale des producteurs »
Cet affaissement, Sorel l’explique par la perte de la notion de classe, réduite à un regroupement des mécontents contre « les riches » : « Le terme prolétaire finit par devenir synonyme d’opprimé ; et il y a des opprimés dans toutes les classes » (45)
Le lieu le plus favorable à la séparation entre prolétaire et bourgeois, c’est le syndicat. Lui seul resterait indemne de la conciliation de classe : dans la production, sur le lieu de travail, l’antagonisme travail salarié/capital est irréductible. Le syndicat est « l’instrument de sape des fondements du capitalisme, et l’embryon de la société future », car « le seul corps de la société capitaliste qui soit dirigé par des travailleurs » (S. Sand: voir bibliographie).
Certes, la majorité des syndicats, les trade-unions anglais notamment (48), loin de pratiquer la lutte de classe, baignent dans le réformisme.
Mais il n’y a là rien d’inéluctable : l’action des anarchistes dans la CGT prouve que la classe ouvrière peut retrouver l’énergie qui lui est propre, car la condition ouvrière contient quelque chose d’unique et d’inintégrable, qu’expose le chapitre VII, clé du livre, « La morale des producteurs ». L’ouvrier moderne se caractérise par le travail en commun. Il ne fait pas œuvre originale, il ne se veut pas artiste, il s’unit à d’autres en une œuvre collective.
Si pour Lénine, l’usine dresse l’ouvrier à la discipline qui fera la force du parti, pour Sorel elle le prépare à la communauté future. « C’est dans l’usine que naît une nouvelle solidarité humaine. » (S. Sand) Le travail ouvrier forme le futur individu social. Il habitue à la précision du geste autant qu’à l’honnêteté : aucun membre de l’équipe ne triche comme le ferait un commerçant. Moderne cathédrale, l’usine fait converger les multiples contributions anonymes au progrès technique. Le travail est une école de communauté. 2
La méthode : mythe & violence
La fréquence du mot violence n’est pas une clause de style : à la réunion d’articles déjà publiés, Sorel ajoute une « Apologie de la violence ». Une violence censée dynamiser ce que possède en elle la fonction de producteur. Pour ce faire, pas de meilleur moyen que le mythe de la grève générale.
Comme autrefois le christianisme primitif, puis la Réforme, « la grève générale des syndicalistes et la révolution catastrophique de Marx sont des mythes » (23), mythe recevant ici un sens positif :
« il faut faire appel à des ensembles d’images capables d’évoquer en bloc et par la seule intuition, avant toute analyse réfléchie, la masse des sentiments qui correspondent aux diverses manifestations de la guerre engagée par le socialisme contre la société moderne. » (98) Contre la passivité de « la masse commandée » (134) par des chefs qui exploitent le ressentiment des pauvres contre les riches, la grève générale « éveille au fond de l’âme un sentiment du sublime en rapport avec les conditions d’une lutte gigantesque », mettant « au premier rang l’orgueil de l’homme libre » (135).
Sorel remplace le déterminisme économique (concentration capitaliste, salarisation, paupérisation, censées conduire inéluctablement à la révolution) par un déterminisme de la volonté d’agir, en particulier par la violence qui réveillera les prolétaires endormis : « ainsi s’engendre, par la pratique des grèves, la notion d’une révolution catastrophique » (56).
Sorel construit une mécanique sociale imparable : par leurs revendications, même limitées, les ouvriers font peur à la bourgeoisie, or la bourgeoisie est lâche, elle cède, les ouvriers exigent davantage, comprennent ce qu’ils pourront obtenir en allant plus loin, à son tour la bourgeoisie se radicalise et pousse les prolétaires à sans cesse dépasser leurs objectifs initiaux, chaque classe radicalisant l’autre. 3 Selon Sorel, le prolétaire oblige le bourgeois à retrouver « une ardeur qui s’éteint » (68), ce qui en retour stimulera le prolétaire.
D’un constat parfois vérifiable, Sorel fait une stratégie inévitablement victorieuse.
« Tout peut être sauvé si, par la violence, [le prolétariat] parvient à reconsolider la division en classes et à rendre à la bourgeoisie quelque chose de son énergie. » (75)
Le mythe de la grève générale est « anti-politique : l’atelier et non pas le forum apparaît obligatoirement comme son champ d’activité. Mythe de ceux qui produisent, il sert à remettre en mouvement ceux qui ne s’occupent pas de politique. » (S. Sand)
Dans lutte de classes, pour Sorel, c’est lutte qui prime, et l’image de la guerre est récurrente.
« La grève est un phénomène de guerre », et « la révolution sociale est une extension de cette guerre dont chaque grande grève constitue un épisode » (233) « le prolétariat s’organise pour la bataille, en se séparant bien des autres parties de la nation, en se regardant comme le grand moteur de l’histoire […] il a le sentiment très net de la gloire qui doit s’attacher à son rôle historique et de l’héroïsme de son attitude militante » (137).
S’appuyant sur de nombreuses références à l’Antiquité, Sorel assimile la guerre à un duel où s’exprimeraient noblesse, bravoure individuelle, virilité et respect de l’adversaire.
L’idéalisme sorélien considère la bourgeoisie et le socialisme parlementaire comme des « corrupteurs » qui dégradent les « valeurs morales » incarnées par le travail moderne. Contre cette « déchéance générale des valeurs morales » (210), la lutte de classe doit (re)devenir un affrontement de volontés. Contre le positivisme dominant et sa foi en un progrès graduel, Sorel vante l’élan vital d’où naîtra une véritable rupture historique.
Du syndicalisme révolutionnaire à Lénine après un flirt monarchiste
En 1908, Sorel voit dans le syndicalisme révolutionnaire la formule idéale pour la lutte des classes, que ne pouvait connaître Marx, ce qui explique que l’auteur du Capital soit resté prisonnier de méthodes de lutte bourgeoises. A ce stade, Sorel se veut continuateur de Marx. Paru la même année, La Décomposition du marxisme en appelle à une « épuration du marxisme », condition d’une « renaissance de l’idée révolutionnaire ».
Pourtant ces deux ouvrages sont à la charnière d’une évolution : en 1908, Sorel théorise ce dont lui-même va se détourner.
En effet, à l’époque, l’élan du syndicalisme révolutionnaire en France s’épuise. L’échec de la grande action du 1er mai 1906 pour la journée de 8 heures assagit la CGT qui prend la voie réformatrice de l’ensemble du mouvement ouvrier, et se rapproche du socialisme français unifié depuis 1905 avec la naissance de la SFIO.
La Décomposition du marxisme avertit d’ailleurs qu’« il faut s’attendre à rencontrer beaucoup de déviations qui sembleront remettre tout en question […] le trade-unionisme pourra paraître triompher même à certains moments. » (chapitre VI)
En 1909-1910 son rapprochement avec l’Action Française (AF) est plus qu’une convergence tactique. Sorel et l’AF partagent la croyance en la positivité du travail. Le problème n’est pas de dénoncer l’exploitation, mais de donner au « vrai » travail (productif) la place et le juste salaire qu’il doit avoir dans une société d’ordre(s). C’est pourquoi l’AF espérait enrôler les ouvriers maltraités par les bourgeois et dégoûtés de la démocratie pour abattre la république.
Les années suivantes, la perte de confiance de Sorel dans le socialisme, combinée à son aversion pour la république démocratique, l’entraîne fort loin du mouvement ouvrier. En 1911-13, aux côtés de célébrités bourgeoises il écrit régulièrement dans L’Indépendance, revue anti-républicaine, anti-démocratique, antisémite, pro-catholique. Ses articles ne gardent de lien avec ses positions précédentes que dans la mesure où ils visent à redonner à une bourgeoisie décadente et devenue « oisive » l’énergie qui ferait enfin réagir le prolétariat.
Néanmoins, en 1914, contrairement aux monarchistes et aux nationalistes qu’il vient de côtoyer pendant une demi-douzaine d’années, Sorel ne participera pas à l’Union Sacrée. . La quête de ce qui creuse le fossé entre bourgeois et ouvriers l’avait rapproché des monarchistes au discours anti-bourgeois : elle le pousse maintenant à refuser la réunion des classes en 1914…
…et elle lui fera célébrer après 1917 une révolution russe où il y voit la bourgeoisie mise à bas, et une « morale des producteurs » mis en pratique par les bolchéviks.
Son Pour Lénine de septembre 1919 est dans la continuité des écrits antérieurs.
Pierre le Grand, explique-t-il, a modernisé la Russie. A sa suite, Lénine tente la révolution socialiste dans un pays relativement peu développé, où le travail industriel est incapable de remplir la fonction (la mission) que lui prête Sorel. Or, là serait justement le mérite de Lénine : avoir voulu « forcer l’histoire », et si le verbe étonne, Sorel dit prendre le mot « dans un sens très voisin de celui que lui donnent les jardiniers » (238). Sorel célèbre ces jardiniers léninistes dont il approuve l’énergie (celle qui faisait défaut à une bourgeoisie occidentale décadente), et son approbation ressemble à un éloge du despotisme : les bolchéviks ont l’audace de « faire accepter aux masses, grâce à [leur] l’autorité morale » l’évolution nécessaire et bénéfique à tous, notamment « la valeur de certaines règles » (239). En clair, faute de producteurs assez nombreux, il convient que la morale des producteurs soit imposée par des moralistes à poigne. Position surprenante chez un théoricien de « l’autonomie ouvrière » ? Non, car Sorel n’a rien contre une élite : ouvrière jusque vers 1908, ensuite républicaine, voire monarchique, enfin bolchévik, pourvu qu’elle soit capable de mener la masse afin de dynamiser l’économie. Devant le régime né d’Octobre 17, la question se résume à « savoir s’il contribue à orienter les masses vers une république de producteurs, capables d’embrasser une économie aussi progressive que celle de nos démocraties capitalistes » (232), « où la volonté raisonnable pourrait réaliser ses plans dans une production devenue pleinement scientifique » (Sorel cité par S. Sand).
La société des producteurs
Pourquoi ces variations ? Et pourquoi une partie des théoriciens du syndicalisme révolutionnaires (pas tous, loin de là, Hubert Lagardelle et Roberto Michels 4 par exemple, mais non Edouard Berth) ont-ils rallié le fascisme ? 5 Parallèlement, pourquoi des ultra-réformistes comme les époux Webb – fondateurs de la Société Fabienne, l’aile la plus modérée du socialisme anglais – ont-ils salué et soutenu durablement la Russie de Staline à partir des années trente ?
Parce que tous, malgré ce qui les opposait, se rejoignaient sur le projet d’une société du travail, de la production, de l’industrie, et par là sur un programme de réunion des classes, où chaque membre de la société deviendrait « producteur ». Et il leur était secondaire que cet idéal soit réalisé par une démocratie parlementaire, une dictature fasciste ou un parti unique stalinien. C’est de l’organisation de la production que naîtrait une société nouvelle. Si l’auteur des Réflexions sur la violence tenait un discours de classe, c’est parce que « le travail constitue l’expression de l’essence humaine » (S. Sand), et que le prolétariat est la classe en laquelle s’incarne l’homo faber des temps modernes. Comme la capacité à organiser l’économie a donné son dynamisme à la bourgeoisie, c’est leur capacité productive qui fait la force historique des prolétaires.
Un sorélisme au 21e siècle ?
Un siècle plus tard, ce que critiquait Sorel (démocratie, syndicalisme de collaboration, progressisme…) triomphe, et ce qu’il prônait a disparu : syndicalisme révolutionnaire, mythe de la grève générale, violence revendiquée… L’impératif sorélien était pour la classe ouvrière de se séparer des autres classes, ce qui suppose de croire aux classes et à leur lutte. Aujourd’hui, l’idée de « frontières de classe » semble désuète, et la perspective largement partagée est de rassembler un vaste peuple contre 1% de dominants. La critique contemporain est bien plus imprégnée des visions de Jaurès, Guesde, Bernstein, Kautsky, voire de Proudhon (mutualité, banque du peuple et crédit gratuit trouvent une nouvelle jeunesse dans l’économie sociale et solidaire).
Pour autant, si l’espérance placée par Sorel dans les syndicats comme agent révolutionnaire s’est évanouie, ce qui la fondait – le travail et l’économie – passe encore pour indépassable. Quand Sorel se demande « comment il est possible de concevoir le passage des hommes d’aujourd’hui à l’état de producteurs libres travaillant dans un atelier débarrassé de maîtres » (199), cette phrase ne déparerait pas l’immense majorité des livres qui se veulent aujourd’hui critiques du capitalisme.
Le mythe du prolétaire-producteur a vieilli, non celui du primat de la production dans la vie des sociétés. Malgré la critique très répandue du productivisme, on continue de mettre au cœur du changement social l’impératif de produire, pour satisfaire des besoins vitaux et authentiques bien entendu.
Avec cette différence que l’ouvrier qualifié cher à Sorel perdrait son rôle dirigeant, l’usine d’antan cédant la place à une production horizontale, collaborative, mutualiste : grâce à « l’économie de la connaissance », tous nous serions producteurs, l’essentiel aurait lieu dans l’immatériel et, quand fabrication il y a, dans de petites unités autonomes ou avec des imprimantes 3-D. Les travailleurs associés (hier les ouvriers, un peu tout le monde aujourd’hui) planifieraient la production (hier par un plan omniscient, par une fédération de collectifs décentralisés aujourd’hui). Le projet sorélien d’une société d’artisans-ouvriers6, chacun capable de coopérer au chef d’œuvre collectif qu’est l’industrie moderne, n’est pas si éloigné des rêveries contemporaines sur la communauté de travail en réseaux, à ceci près qu’en prime l’informatisation supprimerait la pénibilité des travaux manuels.
Du coup, l’utopie d’un retour à l’atelier artisanal, préindustriel, lieu du métier, du savoir-faire, de l’autogestion possible, où l’on fabriquerait à échelle humaine en symbiose avec une communauté de village ou de quartier, sorte d’anti-Foxconn, 7 cette utopie d’un travail humanisé est mise au goût du jour par des auteurs comme Christopher Lasch, Jean-Claude Michéa et le courant anti-industriel. De même pour la « morale des producteurs » avec le concept orwellien de common decency.
Il n‘y avait aucune critique de l’économie chez Sorel qui la réduit à la production, contrainte aujourd’hui, coopérative demain. Un siècle plus tard, l’économie est encore comprise comme ce que les dominants organisent à leur profit, et qu’il faut leur reprendre. Quant au travail, il ne s’agirait pas de l’abolir, seulement de le réduire, de le partager, de l’écologiser. On continue à séparer le moment de la production de celui de la consommation, à penser en termes de productivité, et si l’on parle de supprimer l’argent, c’est pour mesurer la valeur en monnaie locale et populaire.
Une société du travail, même du travail en commun, associé, autogéré, raccourci, adouci, éthique… reste une société capitaliste.
G. D.
Bibliographie :
Shlomo Sand, L’Illusion du politique. Georges Sorel et le débat intellectuel 1900, La Découverte, 1985 [quoique surtout sur les années 1893-1903, une lecture essentielle]
Maximilien Rubel, « Georges Sorel et l’achèvement de l’œuvre de Marx », Cahiers Georges Sorel, n° 1, 1983 [discutable et stimulant]
Marco Gervasoni, « L’Invention du syndicalisme révolutionnaire en France 1903-1907 », Mi Neuf Cent. Revue d’histoire intellectuelle, n°24, janvier 2006.
Thomas Roman, « L’Indépendance 1911-1913 et la crise de la bourgeoisie française », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, n° 17, janvier 2003
Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche. L’idéologie fasciste en France, Folio, 4e édition, 2012 [mérites et limites de « l’histoire des idées »]