Retraites, résistances et défaites

Retraites, résistances et défaites

60, 62, 64… ?

Comme les congés payés, la retraite, c’est du salaire, indirect, dont l’obtention comme le montant résultent de la relation entre salaire et profit. Elle ne dépend pas du degré de la productivité du travail ou de la durée de l’espérance de vie, mais d’un rapport de force social et politique. Inutile d’entrer dans une bataille de chiffres. En France, avant 1936, rejeter la revendication de congés payés semblait une évidence pour les patrons ; ils avaient fait « leurs » comptes, et ne pouvaient tout de même pas payer les ouvriers à « ne rien faire » ! En Juin 36, les salariés ont obtenu deux semaines de vacances socialement payées, puis trois, puis quatre, parfois davantage. Et si la situation varie énormément entre des pays industriels pourtant de niveau économique similaire, cela est dû à la force ou à la faiblesse des luttes que les salariés ont pu mener pour améliorer leur sort… et ensuite préserver ce qu’ils ont obtenu.

En France, depuis une trentaine d’années, gouvernements de droite comme de gauche sont progressivement revenus – souvent avec le soutien d’une partie des syndicats – sur la retraite à 60 ans accordée en 1981. Quoique le slogan majoritaire des cortèges de 2023 soit « la retraite à 60 ans » (mais peut-on sérieusement y croire ?), la mobilisation contre le report de l’âge de départ à 64 ans vise à préserver une situation déjà dégradée.

Pourtant, « le régime général des retraites n’est pas déficitaire, il est même excédentaire de quelques milliards, et […] d’un point de vue strictement comptable, sa réforme n’est pas urgente. Selon les estimations retenues par le gouvernement, le régime général entrera en déséquilibre dans quelques années, avec un déficit estimé à une quinzaine de milliards en 2035 – un « trou » qu’une hausse des cotisations de 0,1 % sur l’ensemble des salaires suffirait à combler ». (Lato Cattivo : référence dans la rubrique « À lire »)

Mais la bourgeoisie ne consent à des concessions aux prolétaires que lorsqu’elle y est forcée et qu’il y a assez à partager (c’est-à-dire lorsqu’il y en a beaucoup pour elle), comme au temps du compromis social des « Trente Glorieuses » ou des poussées revendicatives des années 1960 et 1970. Quand ce n’est plus le cas, la classe dominante s’efforce de pousser son avantage le plus possible, que ce soit pour ses intérêts immédiats ou pour satisfaire les marchés financiers et les investisseurs, étrangers en particulier, qui apprécient les travailleurs soumis, de gré ou de force.

Explosion ?

Dans la manif, quand le responsable syndical déclare que « la situation devient explosive », la foule applaudit, et en chœur crie : « Ça va péter ! ». Mais ce même discours, adressé au gouvernement, est moins une menace qu’une mise en garde : les syndicats invitent l’État à se faire conciliant pour éviter, sinon une éventuelle éruption sociale, en tout cas le développement de pratiques risquant d’échapper à leur contrôle.

Or, depuis janvier 2023, les syndicats n’ont pas perdu dans les entreprises une maîtrise que rien ne semble d’ailleurs avoir menacée. En politique, les partis de gauche (« extrême » comme modérée) se présentent comme la seule force capable de réunifier une nation divisée et, au passage, de réconcilier police et population. Les médiateurs sociaux n’ont aucun mal à gérer l’expression d’une profonde colère populaire, tant il est vrai qu’elle reste dans les profondeurs, n’émerge guère et n’a pas d’impact réel. À elles seules, des vagues de mécontentement ne font pas l’histoire, et les appels (ou les appels à un appel) à une grève générale relèvent surtout de l’incantation. D’ailleurs, les grèves générales lancées par les syndicats ont souvent connu l’échec : en France en 1906 (pour la journée de 8 heures) et 1938 (contre la remise en cause des acquis de Juin 36). Celles qui ont marqué leur époque et obtenu des « conquêtes sociales » (1936 et 1968) se sont déclenchées et se sont propagées à l’initiative de la base : les syndicats se sont contentés de les suivre, avant de parvenir, parfois difficilement, à les encadrer, puis à les arrêter. En 2023, existe un front syndical provisoirement uni, aligné sur les positions du plus modéré, et aucune organisation n’envisage de grève longue, à un réel bras de fer préférant une succession de « journées d’action » sans lendemain, sans volonté ou capacité de bloquer l’économie. Quant à s’aventurer dans une grève générale, les syndicats s’en gardent bien, craignant de dévoiler leur faiblesse en cas de défaite et, au moins autant, d’en perdre le contrôle en cas de succès. Il ne s’agit que de se faire entendre.

Comme en 1995, comme en 2003, comme en 2010, les manifs sont nombreuses, rassemblant – y compris dans de petites villes – des foules rarement réunies, mais, en gros, c’est « le peuple de gauche » qui défile et qui, pour l’essentiel, s’en tient là. Sortir dans la rue, pour les orphelins d’une « vraie gauche », c’est certainement davantage « agir » que déposer son bulletin dans une urne, mais la différence est-elle si grande ? Globalement, malgré de rares « débordements », le mouvement d’opposition au report à 64 ans respecte la loi et l’ordre, et surtout atteint très marginalement la marche dite normale de l’’économie.

En août 1953, une grève massive des services publics, des entreprises nationalisées et d’une partie du secteur privé met en échec le projet gouvernemental de reculer de 2 ans l’âge de départ en retraite des fonctionnaires (alors fixé à 65 ans).

Pour nous limiter à un secteur-clé, en 1995, trois semaines de grève des cheminots (accompagnées de grèves dans d’autres secteurs) obligent l’État à abandonner une partie du Plan Juppé (fin des régimes spéciaux et augmentation de la durée de cotisation pour les fonctionnaires). Faute de trains, une partie de l’économie française s’était retrouvée paralysée pendant près d’un mois. Vingt-deux ans plus tard, dans une SNCF ouverte à la concurrence et découpée en des centaines de sociétés et filiales, la mobilisation « tournante » du personnel (une trentaine d’arrêts de travail d’avril à juin 2017) est peu suivie d’effets. En 2023, les cheminots se limitent à des journées ponctuelles et à de rares actions.

La principale pression que peut exercer le travail sur le capital passe par l’arrêt de travail, surtout aux points vitaux de production et de circulation (énergie, transports…). En 2023, il y a des grèves et il y en a peu. Le mouvement social s’en remet à des professionnels de la négociation privés de levier.

Peuple cherche démocratie

La démocratie parlementaire déplace les contradictions sociales sur un terrain où l’on fait comme s’il n’y avait ni prolétaires ni bourgeois, seulement des citoyens représentés par leurs élus, terrain où ces contradictions sont pacifiées, traitées et plus ou moins résolues. La force d’un tel système n’est pas de se donner une majorité, mais des minorités qui la respectent. Aujourd’hui, ceux qui défilent (et parfois même font grève) considèrent avant tout leur action comme une pression sur cette sphère de conciliation des conflits. Or il n’existe actuellement au Parlement aucun relais politique capable d’exprimer les revendications de la rue et, sinon de les faire aboutir, d’arracher au moins un statu quo. Alors, faute d’un nombre suffisant de députés, on se rabat sur l’espoir d’un référendum. Double illusion. D’une part, une réponse « oui » ou « non » est inadaptée à la question des retraites. S’accorder sur un âge de départ ne suffit pas : restent à décider taux, durée de cotisation, cas particuliers, etc. D’autre part, si un sujet est essentiel, la classe dirigeante ne se sent pas obligée de tenir compte d’un scrutin dont le résultat ne lui convient pas : en 2005, lorsque Français et Néerlandais ont refusé le Traité constitutionnel, il a simplement été remplacé par un équivalent, cette fois soumis seulement aux voix des parlementaires.

Pourtant, quoi qu’elle fasse, la démocratie passe pour éternellement perfectible. Après s’être adressé aux députés, puis au Conseil constitutionnel,à nouveau aux députés, espère-t-on le salut des futures échéances électorales de 2027 ? Les Gilets Jaunes occupaient la ville, y compris des lieux peu habitués à la révolte sociale (Champs-Élysées et « beaux quartiers »), ne reculant pas devant la violence, mais, eux aussi, dans le but de se faire entendre, et au fil des actions leur discours a peu évolué. Celui des manifestants de 2023 non plus : après plusieurs mois, l’objectif reste d’être écouté par ceux qu’ils continuent à considérer comme des représentants auxquels ils reprochent de faire mauvais usage du pouvoir qui leur a été conféré par l’élection.

« Ne pas perdre sa vie à la gagner »

Ce slogan des années 1960 et 1970 exprimait bien sûr l’exigence d’avoir « du temps pour vivre » (horaires réduits, congés payés, etc.), mais elle ouvrait aussi à une remise en cause de ce qu’est le travail, c’est-à-dire dans nos sociétés le travail salarié.

Que pour manger et s’abriter de la pluie, il faille produire nourriture et habitation, c’est évident, mais le travail n’est pas simplement une activité productive. Se salarier, c’est devoir donner une partie de son temps de vie en échange de l’argent qui permet de vivre le reste du temps. Après les heures passées à l’atelier, au bureau, au volant d’un autobus, etc., voire à domicile « en distanciel », le salarié est supposé ensuite être libre de profiter de l’argent qu’il a gagné. Le travail, c’est la séparation de l’activité productive du reste de la vie, et sa réduction à un gagne-pain. Travail, loisirs, chômage, vacances et retraite sont les réalités sociales fondamentales du capitalisme. « L’ouvrier est devenu une marchandise et c’est une chance pour lui quand il arrive à se placer. […] Les nations ne sont que des ateliers de production. L’homme est une machine à consommer et à produire ; la vie humaine est un capital ; les lois économiques régissent aveuglément le monde. » (Marx, Manuscrits de 1844) Aussi l’idée de « ne plus perdre sa vie à la gagner », certes portée par une minorité, mais une minorité dynamique, particulièrement en Italie, tendait-elle à une critique pratique du fondement des sociétés modernes.

L’enlisement des vagues de grève et l’échec des actions dans la rue a empêché cette tendance de s’affirmer, et permis à la bourgeoisie, avec l’appui des forces syndicales et de gauche, de transformer ce qu’une remise en cause pouvait porter de qualitatif en une demande purement quantitative. En France, au long du XXe siècle, les prolétaires obtinrent à plusieurs reprises plus de temps pour eux, puis, avec les défaites revendicatives, de moins en moins.

Contre ce recul, les « réformes de la protection sociale, de la fiscalité ou du marché du travail [ont provoqué] les grands moments de coagulation du mécontentement non seulement des ouvriers et des employés, mais aussi des couches inférieures de la classe moyenne du secteur public et, dans une moindre mesure, du secteur privé. » En 2023, « le dépassement de la « grève par procuration » se pose bel et bien comme perspective d’élargissement du mouvement. Pour autant, il ne suffit pas de proclamer un tel dépassement pour qu’il se réalise, et il n’est pas imaginable non plus qu’il se fasse d’un seul coup, sans une phase de maturation caractérisée par des conflits sporadiques et inévitablement très circonscrits. » (Lato Cattivo)

Pas plus que le mouvement des Gilets Jaunes, le sursaut déclenché en 2023 par une énième atteinte au régime des retraites ne semble capable de mettre un coup d’arrêt à une série de défaites entamée depuis plusieurs décennies. Ces conditions rendent particulièrement malaisée l’amorce une critique de la condition salariale elle-même.

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À première vue, la retraite est un des sujets les plus mobilisateurs. Même bien payés et exerçant des métiers gratifiants et socialement reconnus, le prof de fac, l’ingénieure ou l’informaticien ne seraient pas mécontents, vers la soixantaine, de profiter d’un temps enfin libre, d’autant qu’ils bénéficient de retraites supérieures à la moyenne.

Mais l’histoire se déroule autrement.

Pas plus que la misère ou la paupérisation ne suffisent à déclencher révolte ou révolution, ce ne sont pas seulement les intérêts matériels qui déterminent les mouvements sociaux, mais une pratique collective faite à la fois de conditions de vie, et d’expériences de luttes passées et présentes – où les échecs et les désillusions pèsent généralement plus lourd que les victoires.

G.D., mai 2023

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À lire :

1 / Une lecture nécessaire sur la réforme des retraites

Il Lato Cattivo, La France à la croisée des chemins ? Considérations intempestives sur la réforme des retraites, mars 2023.
La question des retraites y est analysée par rapport à l’évolution du capitalisme en France (et en Europe), et de la préservation (ainsi que la remise en cause) des équilibres sociaux et politiques.

2 / Pour une analyse générale de la période

Gilles Dauvé, Karl Nesic, Solidarités sans perspective et réformisme sans programme, 2003.

Karl Nesic, L’Appel du vide, 2003.

Gilles Dauvé, Karl Nesic, Sortie d’usine, 2010.

3 / Sur les Gilets Jaunes

Tristan Leoni, Sur les Gilets Jaunes. Du trop de réalité, Entremonde, 2023, 220 p.

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