La fin du début ? Covid, passe sanitaire et critique radicale

 

« Il est plus méritoire de découvrir le mystère dans la lumière que dans l’ombre. »

Marie Lowitska, Maintenant, 1915

Un monde où chaque jour, à de multiples reprises, il est nécessaire de scanner un petit objet à l’entrée d’un bar, d’une boutique, d’une bibliothèque, d’une rue, juste pour vérifier que, en fonction de divers critères, nous avons bien le droit d’y pénétrer… Accepté, ou refusé. Pour notre bien, notre bien-être, notre santé, notre sérénité… Un monde où, si l’État veille et surveille, chaque citoyen est aussi auxiliaire de police. Tel est le cadre d’une dystopie décrite par l’écrivain Ira Levin en 1970, Un bonheur insoutenable ; pas de lutte des classes à l’horizon, et pourtant… Mais qu’en est-il en France en ce début de nouveau siècle ?

Prologue : Science… fiction ?

« Ce qui marquait la différence qu’il peut y avoir
entre les hommes et, par exemple, les chiens :
le contrôle était toujours possible.
 »

Albert Camus, La Peste, 1947

Au-delà du scanner, Ira Levin imagine une société cauchemardesque caractérisée par un État paternaliste apprécié de tous, assurant un contrôle social complet et informatisé, auquel chaque citoyen participe a priori volontairement, tout comme il accepte un traitement sanitaire et chimique strict (chacun recevant un cocktail personnalisé de tranquillisants et d’antidépresseurs). Un système informatique veille sur l’ensemble de la communauté, décèle les besoins et oriente les parcours éducatif et professionnel de chacun pour une productivité optimisée, et pour que règnent le calme et la tranquillité. Malgré tout, une poignée d’opposants s’active
Une telle description relevait il y a cinquante ans d’un mauvais rêve sorti de l’esprit d’un auteur de SF toujours prompt à l’exagération et au pessimisme. Nous en sommes effectivement encore loin…
Ce qu’avait imaginé Ira Levin, comme nombre d’auteurs jusque dans les années 1970, c’est l’avènement d’ordinateurs surpuissants (gigantesques par leur taille), mais pas que la technologie puisse s’immiscer dans tous les domaines de la vie grâce à internet, au Wi-Fi et à l’intelligence artificielle (IA), ni même que puisse exister le gadget suprême que représente le smartphone1. Dans Un bonheur insoutenable, il s’agit de faire biper un bracelet à longueur de journée par des bornes ad hoc2.
Aujourd’hui, un écrivain d’anticipation branché évacuerait ce bip vulgaire et décrirait au minimum un système directement relié à un implant cérébral servant d’interface avec notre conscience. Et, le cas échéant, si l’envie nous venait d’aller boire un demi en terrasse, notre « smart-implant » ne manquerait pas de nous rappeler que pour X ou Y raison (santé, injonction du ministère de la Santé ou de notre mutuelle, décision judiciaire, etc.) nous n’avons pas ce jour-là l’autorisation de consommer de l’alcool dans un bar et que, pour éviter tout ennui (par exemple que notre table clignote d’une lumière rouge désagréable), il nous faudra prendre une eau pétillante ou rentrer chez soi…
Nous n’en sommes pas encore là. Même si les premiers implants cérébraux devraient être commercialisés dans les prochaines années, ils ne serviront qu’à rendre la domotique plus fluide ou à contrôler des ordinateurs en éliminant clavier et souris ; bref, à rendre la vie quotidienne tellement plus facile… L’augmentation des capacités cérébrales ou la connexion directe de l’esprit au Web devront, bien que plusieurs entreprises y travaillent d’arrache-pied, attendre la décennie prochaine.
Nous n’en sommes vraiment pas là. Nous n’en sommes d’ailleurs qu’aux prémices de l’usage d’implants sous-cutanés, ceux qui faisaient fantasmer les fans de X-Files au siècle dernier. En France, en 2015, la première implant party n’avait séduit que quelques centaines de personnes, la puce ne servait alors à rien3… Mais, depuis, l’utilisation de ces nouveaux gadgets avance à petits pas, pour divers usages et dans divers pays4 (en parallèle, l’usage d’implants contraceptifs se banalise) ; aujourd’hui, c’est un nouveau marché qui se fait doucement jour. En Suède, où quelques milliers de personnes disposent déjà d’un implant pour remplacer clés, cartes de visite ou billets de train, une entreprise propose maintenant la pose d’une puce pour utiliser plus facilement son passe sanitaire. Une cliente, heureuse, explique : « Je pense que cela fait tout à fait partie de mon intégrité d’être pucée, de garder mes informations personnelles avec moi » ; et un journaliste de s’interroger : « surveillance terrifiante ou solution pratique face au Covid-19 ?5 ».
Est-il vraiment nécessaire, comme le font certains « antivax » d’en rajouter dans ce délire ? Rien de neuf en effet, la crise du Covid-19 favorise seulement l’accélération de processus déjà à l’œuvre avant son irruption, dans des domaines aussi divers que la techno-surveillance, la digitalisation ou encore le contrôle social. Voilà qui promet. Un surréaliste avait d’ailleurs remarqué que « ce qu’il y a d’admirable dans le fantastique, c’est qu’il n’y a plus de fantastique : il n’y a que le réel ». Alors retournons-y, revenons au passe sanitaire ou vaccinal, à l’État et peut-être même à la lutte des classes.

Passe passe ?

« Ce qui fait délirer les gens, c’est de tenter de vivre en dehors de la réalité. La réalité est terrible. Elle peut te tuer. Donne-lui du temps et elle te tuera certainement. La réalité est la souffrance […] Mais ce sont les mensonges, les évasions de la réalité, qui te rendent fou. »

Ursula Le Guin, Les Dépossédés, 1970

Les politiques sanitaires mises en place pour lutter contre l’épidémie de Covid-19 sont assez variées en fonction des pays, et parfois des régions (c’est le cas en Espagne). Cependant, au milieu de l’année 2021, la plupart des pays avancés font le choix de la vaccination de masse, surtout pour éviter un nouveau recours au confinement, qui s’avérerait dramatique pour l’économie, et afin d’octroyer à la population, la force de travail, une protection sanitaire minimale. Ce choix a l’avantage de paraître raisonnable et de reporter l’efficacité du procès sur une responsabilité individuelle (qu’il y ait obligation ou pas), bien que toujours sous l’aile protectrice de l’État.
Serait-ce également la réponse la plus simple ? La moins coûteuse d’un point de vue financier6 ? Il n’a en tout cas pas été envisagé, pour le moyen et long terme, de réformes structurelles dans le domaine de la santé (octroyer plus de crédits à l’hôpital public ou lutter contre des comorbidités telles que l’obésité), ni même, pour faire face à l’urgence, d’adapter l’ensemble des lieux et postes de travail à la situation sanitaire, par exemple en investissant dans des purificateurs d’air adaptés.
C’est que, dans la prise de décision, la santé de la force de travail (les prolétaires, qui n’ont pour se soigner que le secteur public) est un critère important, mais il n’en est qu’un parmi d’autres (économique, financier, politique, etc.). Certes le capital a besoin de conserver des travailleurs vivants, en bonne santé, surtout s’ils sont formés et productifs. Mais les critères de cette « bonne santé », et sa temporalité, diffèrent selon qu’on se place du point de vue du patronat ou de celui d’un prolétaire. Tout porte malheureusement à croire que, au-delà du virus, la gestion de cette crise aura, à plus ou moins brève échéance, des conséquences sanitaires particulièrement néfastes pour la majorité de la population et, en particulier, pour les plus pauvres (dégradation de la santé mentale, report de soins, poursuite du démantèlement de l’hôpital public, etc.)7.
En France, la vaccination, non obligatoire et gratuite, est possible à partir de janvier 2021. Si le mois précédent 55 % de la population adulte française ne souhaitait pas se faire vacciner, la propagande gouvernementale, bien que relayée par les médias et les réseaux sociaux, peine à inverser la tendance : à la mi-juillet, seulement 43,5 % de la population est complètement vaccinée ; et, fait troublant, les taux de vaccination ne sont guère supérieurs parmi les personnels de santé, en particulier parmi les infirmières et les aides-soignantes8.
Il est vrai qu’en France la méfiance à l’égard de la vaccination (accrue depuis quelques années à la suite de l’élargissement des obligations, en 2018, et en particulier face à certains nouveaux vaccins) est grande ; et les taux de non-vaccination y sont parmi les plus forts au monde. L’immunologue Françoise Salvadori explique cette « exception française » par un rapport à l’État particulier beaucoup d’attente entraînant beaucoup de déception (pas de santé scolaire, pas de vraie santé publique, pas de suivi post-vaccination, etc.). Mais s’y ajoute une défiance liée au poids des affaires, mis en évidence par des scandales sanitaires (Mediator, Dépakine, etc.9) qui n’épargnent plus l’expertise médicale ou scientifique (Tchernobyl) ‒ nombreuses sont les condamnations pour fraude et corruption au sein de l’industrie pharmaceutique. D’où cette « vigilance critique », si ce n’est sceptique, très forte dans le pays10, ainsi qu’une perte de confiance avérée11.
Les experts appellent cela l’hésitation vaccinale ; elle concerne selon eux, durant la période Covid-19, trois grandes catégories de personnes : celles qui doutent de l’efficacité des nouveaux vaccins et se méfient de leurs éventuels effets secondaires ; celles qui ne perçoivent pas le Covid-19 comme une menace sérieuse pour leur santé personnelle ; celles déjà en marge du système de santé12.
En 2021, la peur ou du moins la méfiance d’une partie de la population se concentre sur les vaccins à ARN messager, qui semblent avoir été mis au point en un temps record et sont présentés comme relevant d’une technologie inédite13, et dont la réelle efficacité et les possibles effets secondaires questionnent. La rapidité de leur commercialisation et de la mise en place de campagnes d’injections, assez inédite pour un vaccin, étonne aussi fréquemment. S’y ajoute le fait que le gouvernement peine à convaincre de l’innocuité de ces produits. En effet, de par une succession de mensonges et d’erreurs, son discrédit n’a fait que s’amplifier avec la pandémie, et beaucoup se demandent pourquoi il dirait la vérité cette fois-ci. La prise de décision au sein d’un Conseil de défense sanitaire au fonctionnement assez obscur n’arrange rien. Même la parole des scientifiques et des médecins connaît une forme de discrédit14.
Alors que l’objectif est qu’entreprises et établissements scolaires reprennent une activité normale dès la rentrée, cette campagne de vaccination risque d’être un échec. Mais, plutôt que de lancer une vaste campagne pédagogique visant à rassurer la population quant au vaccin (solution sans doute trop complexe et coûteuse en temps), et alors que le principal levier de l’État pour gérer une crise est la confiance15, le gouvernement opte pour la contrainte : forcer la population à la vaccination… sans pour autant la rendre obligatoire (pour des raisons juridiques et politiques16). Le passe sanitaire est donc annoncé par Macron le 12 juillet et mis en œuvre dès le 9 août.
Désormais, pour entrer dans divers établissements recevant du public (ERP) comme les bars et les restaurants, les cinémas ou les bibliothèques, les personnes âgées de 12 ans et plus doivent présenter une preuve de vaccination complète ou bien un test du Sars-CoV-2 négatif effectué dans les soixante-douze heures précédentes. Piégés, des millions de Français optent forcément pour la vaccination. Dans le même temps, celle-ci devient obligatoire pour les personnels des établissements de santé, et le passe sanitaire est imposé aux travailleurs au contact du public dans les ERP : des millions de personnes jusqu’alors rétives s’y résignent ainsi.
Malheureusement, si cette campagne paraît efficace à court terme, son caractère obligatoire accentue en profondeur la défiance vis-à-vis des autorités et, plus particulièrement, la méfiance des plus dubitatifs. « Le passeport santé a encouragé la vaccination de nombreuses personnes qui étaient hésitantes ou réticentes, mais il n’a pas réduit l’hésitation elle-même. Une enquête de septembre 2021 a révélé que 42 % des personnes vaccinées étaient encore réticentes ou avaient des doutes sur le vaccin au moment de leur première dose. Plus important encore, la part des personnes vaccinées ayant des doutes sur le vaccin est passée de 44 % à 61 % après la mise en place du passe sanitaire.17 »
À l’automne, le renforcement des contraintes pesant sur les non-vaccinés met en lumière les incohérences du dispositif. Les lois de la biologie semblant se plier devant celles de la politique, la validité d’un test PCR négatif passe ainsi de 72 à 24 heures, puis perd toute valeur… alors qu’être vacciné donne accès à tous les lieux quel que soit son état de santé ; la possession d’anticorps offre d’abord six mois de protection (donc de passe) puis finalement quatre ; etc. Il apparaît dès lors de manière évidente que le passe n’est pas en soi un outil sanitaire, mais bien plutôt un outil de coercition visant à compliquer la vie des non-vaccinés pour les contraindre à l’injection. On notera que dans certains pays, comme l’Estonie, le dispositif indique si la personne est ou non porteuse d’anticorps.
En novembre 2021, la couverture vaccinale en France atteint environ 90 % de la population éligible. Mais difficile pour autant d’évoquer une victoire sanitaire. La vaccination des personnes les plus vulnérables, notamment les personnes âgées, reste en effet particulièrement basse pour un pays d’Europe occidentale : ainsi seuls 86 % des plus de 80 ans sont entièrement vaccinés à la mi-octobre 2021. L’annonce, au début de 2022, d’une troisième dose et de la réduction du délai de rappel (passant de 7 à 4 mois) n’entraîne pas les vaccinations espérées par le gouvernement : plusieurs millions de personnes s’y refusent et se voient retirer leur passe ! Et si, dès le départ, beaucoup de vaccinés ont cessé de se préoccuper des déclarations du ministère de la Santé, des mesures sanitaires et des gestes barrières, nombreux sont ceux qui désormais cherchent à se faire contaminer volontairement pour éviter cette nouvelle injection, certains organisant même des « soirées Covid », parfois pour retrouver ensuite du travail (et on ne parle pas des trafics, combines et prêts de vrais/faux passes en tout genre). Cela se confirme : contrainte et pédagogie ne font pas bon ménage. Quant aux incohérences par lesquelles le gouvernement s’est fait remarquer dès le début de la crise, ses incessantes contradictions d’une semaine sur l’autre, elles se poursuivent, favorisant encore une fois la défiance et le développement des théories conspirationnistes18.
On le voit, la majorité des Français accepte donc, bon gré mal gré, la vaccination et l’utilisation du passe sanitaire puis du passe vaccinal, soit par crainte du virus, soit pour ne pas se compliquer la vie. Environ 10 % de la population éligible reste pourtant non vaccinée. Cela s’explique probablement avant tout par une situation de marginalité (vis-à-vis du système de santé et de l’État et son administration en général) ; mais une minorité fait ce choix sciemment et s’oppose même ouvertement au passe sanitaire ou à la vaccination obligatoire à travers une mobilisation qui, comme le mouvement des Gilets jaunes, est assez surprenante.

Les manifestations de l’été 2021

« Quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie pas autre chose sinon qu’on le forcera à être libre. »

Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, 1762

Deux jours après l’allocution présidentielle du 12 juillet 2021, de premiers rassemblements de protestataires ont lieu à l’occasion du 14 Juillet, puis des manifestations tous les samedis à partir du 17 juillet et dans plusieurs centaines de communes à travers la France (surtout dans le Sud). Y participent des centaines de milliers de personnes. Cette mobilisation, organisée depuis les réseaux sociaux – parfois à l’initiative de collectifs locaux conspirationnistes opposés à la gestion gouvernementale de la crise –, est assez inédite, surtout en pleine période estivale.

La France n’a jusqu’alors pas connu d’important mouvement d’opposition aux mesures de restrictions liées à la crise sanitaire, contrairement à l’Allemagne, aux Pays-Bas ou à la Grande-Bretagne. L’Hexagone y a probablement échappé du fait qu’il sort d’un long épisode de révolte populaire, celle des Gilets jaunes, qui a connu l’échec et la répression.
Tout comme ce mouvement, les manifestations de l’été 2021 sont fréquemment décrites par les médias et les militants macronistes (ou, souvent, ceux d’extrême gauche) comme des défilés d’égoïstes, forcément d’extrême droite, voire des néo-nazis. Il est vrai que dénoncer l’alliance des fous, des va-nu-pieds joueurs de djembé et des fascistes – les irrationnels – vous place d’emblée du côté de la raison ou, pour le dire vulgairement, du côté des braves gens ; c’est sans doute rassurant. Cette catégorisation à l’emporte-pièce nous semble toutefois fort caricaturale, fautive et surtout bien peu opérationnelle pour comprendre le mouvement anti-passe tel qu’il s’est exprimé en métropole (sur lequel nous nous concentrerons).

Soulignons tout d’abord que les cortèges de l’été 2021 sont assez bigarrés. Si la comparaison avec ceux de l’hiver 2018-2019 est fréquente, seule une minorité de Gilets jaunes a pris part aux deux mouvements. La composition très interclassiste se ressent davantage dans ces dernières manifestations ; la part « ouvrière », visible au début, s’y réduit rapidement ; tandis que les bourgeois, petits bourgeois et artisans poursuivent leur participation – rien n’indique qu’ils soient majoritaires – à une mobilisation qui demeure policée, loin de la tournure radicale et offensive prise par la révolte de décembre 2018. On y remarque une très forte proportion de femmes, et l’adhésion de beaucoup plus de jeunes que dans une manifestation syndicale traditionnelle, une présence conséquente également de personnes que nous classerions dans la case assez péjorative de hippies, au mieux d’écolos alternatifs, notamment dans le sud de la France19.
S’agit-il, comme il est souvent dit, de personnes peu ou mal informées, un peu perdues car ne lisant que des posts Facebook ? Pour une part peut-être (comme partout ailleurs), mais certaines enquêtes montrent au contraire que ces manifestants « ont tendance à être plus actifs, plus instruits [davantage diplômés], mieux informés et plus politisés que la moyenne20 ».
Il paraît évident que les cortèges comprennent une forte proportion de primo-manifestants, souvent très peu ou pas du tout politisés, ne portant pas de réflexion particulière sur ce monde, croyant aux concepts (complètement illusoires) de liberté et de libre arbitre tels qu’ils sont inculqués dans cette société, en particulier par l’Éducation nationale. D’où une grande naïveté, notamment celle du slogan « Liberté ! », psalmodié ad nauseam lors des déambulations. Ces citoyens, généralement irréprochables, voient soudainement l’État leur interdire l’accès à tel lieu, tel emploi ou tel loisir… en somme tout ce qui constitue aujourd’hui la « vie sociale ». Une incompréhension, voire une humiliation21. Oui, évidemment, la plupart des gens ne se rendent pas compte que leur téléphone portable est un mouchard au quotidien. Mais ici, tout à coup, certains le voient utiliser à des fins de contrôle étatique, et plus précisément comme le support d’une sélection parmi les citoyens : c’est un choc qui met sens dessus dessous le paradigme de la démocratie et des droits de l’homme dont la France se veut la championne. Il s’agit dès lors pour beaucoup d’une question de principe.
Si l’opposition au passe sanitaire est la première massivement mise en avant dans les cortèges, la critique de l’obligation vaccinale y est également très répandue, et ce bien que des vaccinés y soient présents. Ce scepticisme est l’expression d’une perte de confiance en un État qui ne respecterait plus le pacte hobbesien selon lequel l’individu aliène sa liberté en échange d’une protection, et qui est accusé de faire passer les intérêts économiques (en particulier ceux de l’industrie pharmaceutique) avant ceux de la population (dont la santé serait par exemple menacée par d’éventuels effets secondaires). Oui, cela s’exprime souvent de manière extravagante et désespérante ; mais, à l’inverse, est-il bien sérieux de croire que la rationalité économique soit sacrifiée au profit de la santé des prolétaires ?
Au-delà de la forme, la critique la plus fréquente à l’égard de ces manifestants les renvoie à une révolte égoïste, perception alimentée par les slogans confus où se croisent les thématiques du choix, du corps des individus et de la liberté. Hormis de la part de quelques hurluberlus – on ne retient généralement des milliers de pancartes brandies que celles qui nous arrangent – le discours dominant serait davantage celui du care, de l’attention portée aux autres (de là le vibrant accueil fait aux soignants et pompiers rejoignant les cortèges) avec une mention toute particulière pour les enfants (par forcément les siens), angoisse classique devant le futur qu’on leur réserve (que l’on retrouve dans des manifestations de toutes sortes). On peut donc au contraire y voir un refus de l’individualisme auquel nous condamne le capitalisme, l’expression du besoin d’une réelle communauté face aux ersatz qu’on nous en propose22, et une profonde insatisfaction devant ce monde, d’autant plus devant sa version aseptisée où prime la séparation (distantiel, distance sociale, gestes barrières, etc.). Il n’est à cet égard pas surprenant qu’on ait compté tant de chrétiens et de hippies dans les défilés.
Ceux qui se savent sur les bons rails (car ils ont Marx, Bakounine ou Debord en Pléiade) trouveront tout cela naïf, ou niais, en tout cas complètement à côté de la plaque. Certes les manifestants aspirent à retrouver la tranquillité et la liberté qu’ils pensaient connaître avant la crise sanitaire, certes ils n’écrivent pas de tracts sur les dérives sécuritaires du capitalisme français, le caractère illusoire de la liberté ou la lutte des classes, certes leur analyse manque cruellement de radicalité et d’un vocabulaire « de gauche » (excepté peut-être quand on y parle de la « casse de l’hôpital public »), certes… En définitive, le mantra qui s’impose est celui de la minorité la plus bruyante, très petite, celle qui s’oppose au principe même du vaccin et développe des discours farfelus, celle que l’on retient en un biais médiatique qui évacue les questions de fond.
Très tranquilles, ces manifestations ne font pas de vagues et, sauf en de très rares occasions, les organisateurs et orateurs y sont respectés dans un esprit de tolérance, de non-violence, de démocratie et de… respect. Très peu d’actions ou d’espaces de discussion, un mouvement qui n’évolue ni dans sa forme ni dans son discours, et qui s’étiole rapidement pour ne conserver que les plus convaincus : les manifestants qui croient en l’évidence d’un message, la liberté, que le gouvernement sera bien obligé de prendre en compte… et qui s’enferment dans une forme de « marginalité assumée23 », terrain favorable au conspirationnisme.

Un autre phénomène a beaucoup fait parler, la présence de l’extrême droite. Pourtant – si ce n’est à Paris, où Les Patriotes, l’organisation de Florian Philippot, organisent des rassemblements massifs sous ses couleurs – la présence de militants d’extrême droite (à différencier des électeurs) est particulièrement marginale et reflète la réalité de son implantation territoriale en France. Des exemples de cette implication sont néanmoins largement mis en avant par les médias mainstream ou par certains militants d’extrême gauche (qui sont souvent les seuls à pouvoir les identifier grâce à tel T-shirt, tel tatouage, etc.). Croire qu’il ne s’agit que de récupération opportuniste masquant des ambitions fascistes sous le slogan « Liberté ! », c’est avoir une vision tronquée (assez fréquente) des courants politiques qui composent l’extrême droite française24. C’est aussi ne pas voir que, dans bien d’autres cas (défense du service public, questions écologiques, ZAD), si les militants « d’en face » ne prennent pas part aux manifestations, c’est parce que l’extrême gauche y est en force et que ce serait physiquement dangereux pour eux de le faire. Dans les cortèges anti-passe, au contraire, ils peuvent sans risque faire venir leur famille, leurs enfants, leurs amis ou leurs voisins.
Alors, manifester avec ou à côté des fachos25 ? La question est-elle ici pertinente ? En réalité, les seuls à se la poser sont les militants de gauche et d’extrême gauche, très peu présents dans ces cortèges (et parfois uniquement pour contrer la présence de l’extrême droite). La question se règle alors dans les faits, sur le terrain, d’une manière ou d’une autre, de l’ignorance réciproque à l’option virile (celle-ci déplaisant généralement aux manifestants lambda, qui n’y voient que des rivalités entre groupes politiques). En tout cas, seule une personne n’ayant jamais manifesté peut prétendre qu’être dans un cortège c’est cautionner, accepter ou soutenir l’ensemble des autres participants. On peut se demander si une implication massive de la gauche aurait changé la donne. Elle aurait du moins apporté un peu de grain à moudre à la critique, et empêché une poignée de militants d’extrême droite d’être autant à l’aise. Mais la présence de ces derniers n’était-elle pas surtout une bonne excuse pour ne pas descendre dans la rue ?

Le passe au travail

« Nous ne méritions pas nos maladies,
nous n’étions ni bêtes ni irresponsables,
c’était le système qui nous rendait malades !
 »

Pablo Guzman, ex-Young Lord

Les syndicats les moins macronistes se sont prononcés en défaveur du passe sanitaire et de l’obligation vaccinale, pour différentes raisons simples, au premier rang desquelles le fait que l’obligation constitue une menace supplémentaire de sanction pour les travailleurs. La loi prévoit que ceux concernés par l’obligation (en fait un tiers des salariés, notamment dans les secteurs de la santé, de l’hébergement-restauration, de l’action sociale, et des arts, spectacles et activités récréatives26) qui ne s’y soumettraient pas risquent une suspension sans rémunération (et dans les faits la fin de leur contrat de travail). Cette violation du secret médical censé protéger les salariés est dénoncée comme outil de pression aux mains des employeurs et atteinte aux « libertés ».
Dans la santé, beaucoup soulignent aussi l’inégalité d’accès aux soins que renforce l’obligation de présenter un passe sanitaire certains soignants ne s’imaginent pas refuser des patients. Officiellement, nombre de syndicats demandent donc l’abandon des sanctions, le retrait de l’obligation et une vaccination libre avec un consentement éclairé, la levée des brevets sur les vaccins, la gratuité des tests pour garantir l’accès égal au dépistage, et bien sûr davantage de moyens humains. Mais, dans les faits, les préavis de grève mollement déposés pour le 9 août (date de l’entrée en vigueur du passe) n’ont pas d’impact et aucunes suites ; les centrales syndicales n’appellent d’ailleurs pas non plus à participer aux manifestations du samedi – parfois au prétexte que l’extrême droite est déjà dans la place –, et seuls quelques syndiqués isolés se mêlent aux cortèges (de rares branches ou sections locales ont pu appeler à des rassemblements séparés).

Dans le secteur hospitalier, c’est une véritable chape de plomb qui s’abat dans des établissements où la résignation est déjà grande. Ici, on ne discute pas les mesures prises par le gouvernement, car la pression des cadres, mais aussi des collègues, est très forte : « On ne peut pas critiquer, parce que le Covid tue tous les jours. C’est comme un dogme, on n’a pas le droit d’en discuter. Si tu dérives de la doctrine, t’es un con, t’es pas un bon soignant. Ça pousse pas à se rassembler… » témoigne un ami infirmier, alors que des raisons de se rassembler il y en a.
Beaucoup de soignants ne comprennent pas que, quitte à l’imposer, le vaccin ne soit pas obligatoire pour tous. Hier applaudis, aujourd’hui « sitgmatisés », ils digèrent mal que le poids de la responsabilité repose sur leurs seules épaules27. Mais, si une partie du personnel refuse le vaccin, « aucun discours collectif n’émerge, du type on nous force la main ». Toutes les décisions et les tensions sont particularisées ; et les soignants, convoqués à des entretiens individuels. Malgré « la suppression des congés payés de nombreux soignants pour cause de pandémie, une prime Covid accordée uniquement à certaines catégories de personnels, ou encore des centaines d’heures supplémentaires en attente de paiement28 », et bien que d’aucuns pressentent que nous sommes à la veille de « l’effondrement de l’hôpital public », la contrainte vaccinale n’est pas la goutte d’eau…
En juin 2021, 42 % seulement des professionnels exerçant en établissement de santé et en Ehpad étaient totalement vaccinés contre le Covid-19. À la rentrée, alors que l’obligation entre en vigueur le 15 octobre, la couverture vaccinale des soignants est assez disparate selon les territoires, mais les personnels de santé sont bien forcés, finalement, d’en passer par l’injection. Seuls quelques milliers d’entre eux subissent une suspension sans rémunération, mais d’autres ont déjà opté pour la démission, la mise en disponibilité ou le congé longue durée. Si « l’hémorragie » envisagée n’a pas lieu, ces départs contribuent localement à la fragilisation d’équipes déjà fréquemment en manque de personnel et, plus globalement, à la dégradation et au démantèlement programmé de l’hôpital public.

Dans d’autres secteurs, où les règles juridiques sur l’obligation vaccinale sont différentes, il y a des arrangements, une souplesse des employeurs dans le contrôle du passe, une affectation à un poste non soumis à l’obligation vaccinale, etc. Si le rapport de force peut sembler a priori plutôt en faveur des salariés dans les domaines où les employeurs ont du mal à recruter, comme la restauration, l’obligation vaccinale constitue un nouveau moyen de pression pour les patrons ; bien que la non-vaccination ne soit pas un motif de licenciement, la suspension du salaire et des droits liés au contrat (congés, retraite, etc.) constitue une lourde menace pour les salariés récalcitrants. Si récalcitrants il y a. En effet, entre obligation légale et obligation déguisée, 90 % des personnes concernées finissent par se plier à la vaccination.
Signalons enfin le secteur des bibliothèques municipales, qui a connu les prémices d’une mobilisation nationale contre le contrôle du passe sanitaire imposé aux usagés (en particulier en ce qui concerne les populations les plus précaires ou les plus éloignées de la culture). Grenoble, à la pointe de ce mouvement, a ainsi vécu une grève de plusieurs semaines qui a obligé la municipalité écologiste à reculer sur plusieurs points29.

Un danger pour la démocratie ?

« J’ai dit comment la crainte du désordre et l’amour du bien-être portaient insensiblement les peuples démocratiques à augmenter les attributions du gouvernement central, seul pouvoir qui leur paraisse de lui-même assez fort, assez intelligent, assez stable pour les protéger contre l’anarchie. J’ai à peine besoin d’ajouter que toutes les circonstances particulières qui tendent à rendre l’état d’une société démocratique troublé et précaire, augmente cet instinct général et porte, de plus en plus, les particuliers à sacrifier à leur tranquillité leurs droits. »

Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835.

Pendant qu’une prétendue « avant-garde du proto-fascisme » manifeste bruyamment dans les rues au cri de « Liberté ! », les États démocratiques et libéraux d’Europe mettent tranquillement en place des dispositifs sécuritaires inédits qui jusqu’ici relevaient de la science-fiction ou de la dictature chinoise. Une évolution qui, heureusement, ne trouve pas des opposants qu’à l’extrême droite… On se rassure comme on peut.

En fait, parmi les organisations de gauche, il n’y a véritablement que La France insoumise (LFI) qui s’oppose au passe sanitaire puis vaccinal, mais dans une opposition qui se limite à l’arène parlementaire et aux réseaux sociaux, et repousse l’idée d’une mobilisation dans la rue ; seuls des militants isolés prennent part aux cortèges du samedi – on le sait, sans l’appel explicite de leur organisation, la plupart des « encartés » de gauche ne descendent pas dans la rue.
En janvier 2022, un groupe de parlementaires (principalement LFI) saisit le Conseil constitutionnel en invoquant différents motifs d’inconstitutionnalité du passe vaccinal ; la Ligue des droits de l’homme, Solidaires et la CGT s’associent également pour poser un recours devant le même Conseil en dénonçant les atteintes « aux droits et libertés fondamentaux », et notamment à ceux « des travailleuses et travailleurs, tenus de se faire vacciner sous la menace d’une suspension de leur contrat de travail sans rémunération ». Le texte remarque l’inadéquation « entre les mesures et la protection collective en termes de santé [qui] n’est d’ailleurs pas assurée puisque le passe vaccinal ne permet pas de garantir l’état viral de la personne, et qu’un résultat de test négatif est désormais exclu du passe par la nouvelle loi ».
François Ruffin, bien que journaliste et député, souligne assez justement que le passe vaccinal entre en vigueur en même temps que le gouvernement annonce un allègement des mesures restrictives (fin des jauges, réouverture des boîtes de nuit) ; il n’y voit pourtant pas une contradiction puisque, pour lui, il s’agit surtout d’un passe « disciplinaire30 ».
En pratique, le passe n’est pas un outil sanitaire (puisque des vaccinés positifs peuvent pénétrer dans les lieux interdits à des non-vaccinés négatifs) ; il instaure deux catégories de citoyens, les vaccinés et les non-vaccinés (on peut toutefois passer de l’une à l’autre), ceux appartenant à la seconde ayant des droits inférieurs et se voyant interdire certains lieux et professions – bien qu’ils ne contreviennent à aucun loi ou obligation légale… La « liberté » est ici conditionnée au comportement attendu par les autorités. C’est, il faut le souligner, une disposition assez inédite dans l’histoire de la République française et qui, forcément, fera jurisprudence. Cette atteinte « aux droits et libertés fondamentaux » ne semble toutefois pas assez grave pour que les syndicats et les partis de gauche en appellent à des manifestions ou à des arrêts de travail. Tout le monde semble pétrifié, mais est-ce seulement l’effet de la crise sanitaire ?

Si les Français ne se fient plus guère au fonctionnement de leur démocratie et ne votent généralement plus, les gouvernants successifs mènent, quelles que soient leurs orientations partisanes, les mêmes politiques et font peu d’efforts pour convaincre leurs administrés de leurs prétendues vertus… La France perd régulièrement des places dans les classements mondiaux en ce domaine (quoi qu’on en pense par ailleurs), se voyant qualifiée à l’étranger de « démocratie défaillante » : le Parlement, le Conseil constitutionnel, les institutions (Cnil, Arcom, etc.) et les médias publics sont aux ordres du chef de l’État, et les médias privés aux mains d’une poignée d’oligarques ; les mouvements sociaux hors les clous sont violemment réprimés ; etc. Les questions « sommes-nous toujours en démocratie ? » et « reste-t-il des contre-pouvoirs ? » sont sur toujours plus de lèvres. Mais alors31 ?
Beaucoup évoquent le risque de voir la France aller vers le modèle chinois du crédit social. Ce système de notation des citoyens est une sorte de permis à points : en fonction de ses actions, chaque personne gagne des points (par exemple si elle dénonce un voisin) ou en perd (si elle gare mal un vélo ou fume dans un espace public), ce qui se traduit par le gain ou la soustraction de droits dans la vie quotidienne32. L’État chinois fait ainsi la promotion de ce qu’il décide être des « comportements vertueux » ; et les citoyens « irresponsables » sont ostracisés et soumis au regard réprobateur du reste de la population ; ils voient leurs possibilités de déplacement ou de crédit réduites, des emplois ou des études (pour leurs enfants) leur être refusés, etc. Dans ce dispositif qui vise à ce que tout le monde puisse « se sentir libre » (sic), le smartphone, les caméras à reconnaissance faciale et l’IA jouent un rôle central. On le voit, certaines œuvres de science-fiction sont aujourd’hui très rapidement rattrapées par la réalité33. Dans le domaine de la techno-surveillance, les entreprises chinoises sont en pointe et exportent à tout va, tant il est vrai que les capacités de gestion des populations de la plus grande dictature existante fascinent les démocraties. De nombreux hommes politiques et journalistes français n’hésitent plus aujourd’hui à en vanter les mérites, à y voir un modèle (des déclarations qui généralement provoquent des réprobations sur Twitter). Certains rêvent même, et ne s’en cachent pas, d’aller encore plus loin dans le contrôle des citoyens via la technologie34. N’est-ce pas pour la bonne cause, pour notre tranquillité, pour notre santé ? Sacrifier un peu de liberté pour davantage de sécurité, la logique est la même contre le terrorisme ou contre le Covid-19. Aujourd’hui, y compris chez les plus démocrates, on peine à trouver des défenseurs de « la liberté » osant critiquer ce type de poncifs35.

Nous l’avons déjà écrit, l’État n’est pourtant pas « liberticide » (au sens où la restriction des libertés serait un objectif en soi), il n’instaure pas des mesures sécuritaires par malignité, mais bien parce qu’elles lui sont utiles ou pourraient le lui être dans un futur proche. Depuis le succès de La Stratégie du choc, de Naomi Klein, il est de notoriété publique que les périodes de crise sont propices à l’instauration de mesures et de dispositifs qu’en des circonstances normales il aurait été fort difficile de faire accepter à une population. Des procédures d’exception qui, on en a l’habitude, finissent dans le droit commun. Ce sera le cas du contrôle via une application et un QR code qui, désormais, fait partie de l’arsenal étatique.
Mais rassurons-nous, la démocratie n’est pas pour autant en danger. Non, elle fait juste ici la preuve de ses capacités d’adaptation et montre une fois de plus que, si nécessaire, elle peut tout à fait légalement opter pour un mode de gestion beaucoup plus autoritaire, se doter et user des outils répressifs adéquats. Car il s’agit, dans tous les cas, d’être capable de préserver l’essentiel, la reproduction du mode de production capitaliste.

Ou bien pour les prolétaires ?

« La République a de la chance, elle peut tirer sur le peuple ! »

Louis-Philippe, juin 1848.

Après chaque mouvement social d’ampleur, think tank, universitaires et sociologues analysent le déroulement des événements et font part de leur expertise. Il s’agit de trouver des solutions pour qu’ils ne se reproduisent pas. Depuis les « printemps arabes », puis la révolte des Gilets jaunes, les techniciens de Facebook s’évertuent quant à eux à régler les algorithmes du réseau social afin de limiter ce type de mobilisations. Prévenir les révoltes a toujours été un enjeu ; la technologie offre en ce domaine d’immenses possibilités. L’inventeur du crédit social chinois, Liu Junhye, s’exprimait ainsi en 2019 devant des journalistes : « Je trouve que la France devrait vite adopter notre système de crédit social chinois pour régler ses mouvement sociaux. Si vous aviez eu le système de crédit social, il n’y aurait jamais eu les Gilets jaunes ! On aurait détecté ça avant qu’ils n’agissent, on aurait pu prévoir, il n’y aurait pas eu d’événements.36 »
Si, durant les premiers mois de 2020, le gouvernement français étale son amateurisme dans sa tentative de juguler l’épidémie, en usant de quelques effets de manche et des quelques outils alors disponibles (confinement, déploiement militaire, etc.37), l’improvisation n’est plus tout à fait de mise deux ans plus tard. L’instauration du passe sanitaire puis vaccinal représente un saut qualitatif majeur en matière de contrôle social, que l’on pourrait comparer, pour la France, avec l’utilisation des empreintes digitales ou de la vidéosurveillance, des systèmes dont la mise en place a pris des décennies. Ici, tout va très vite.
Évidemment, les esprits étaient prêts, les conditions réunies sur fond de croyance en l’État et en la démocratie : usage immodéré de la technologie, des réseaux sociaux et des smartphones. Mais l’autofichage que certains dénonçaient, par exemple dans Facebook, perd ici son caractère ludique et volontaire (certes illusoire) et se trouve mis directement au service de l’État pour le contrôle de sa population. Cela s’inscrit bien évidemment dans le cadre plus vaste du processus de digitalisation de pans entiers de la vie quotidienne ‒ le fameux « virage numérique » en cours, notamment dans les services publics. Ici encore, la crise du Covid-19 est une période permettant une accélération inédite : achats en ligne, télétravail, loisirs en ligne, télé-enseignement38, télémédecine, monnaie virtuelle, etc.39.

Les incohérences accumulées par le gouvernement montrent que le sanitaire ne dicte pas seul sa politique, guidée bien souvent par des considérations médiatiques et des gesticulations politiques liées à l’exercice du pouvoir ; de ce point de vue, la campagne pour l’élection présidentielle explique probablement certaines des mesures adoptées40. L’absurdité de quelques-unes d’entre elles n’a pas échappé à une partie de la population qui, croyant plus ou moins à l’efficacité des vaccins, s’y soumet avant tout pour avoir la paix41. Mieux vaut en effet un petit sacrifice qu’un nouveau confinement. Une amie enseignante se justifiait de n’avoir pas participé à la dernière journée de grève car, financièrement, elle ne pouvait se permettre de perdre une journée de salaire et, dans un même temps, expliquait s’être fait vacciner à seule fin de continuer à fréquenter les bars le week-end. Logique. Pour beaucoup, le passe n’a d’ailleurs pas été perçu comme trop contraignant ni très intrusif, certes parfois un peu gênant, mais l’installation de bornes ou de portiques dans les bars ou les bibliothèques simplifiera à l’avenir la tâche du personnel et rendra plus fluide le contrôle. Non ? Alors que le port d’une pièce d’identité n’est pas obligatoire en France, des millions de personnes ont accepté de se faire contrôler tout au long de la journée. Le problème (ou l’intérêt), c’est justement qu’elles s’y sont habituées en quelques mois et que, désormais, le passe apparaît comme un outil étatique banal, qu’il sera possible d’utiliser pour d’autres motifs ; l’instauration future du portefeuille numérique biométrique européen – sorte de passe étendu à toutes les démarches de la vie quotidienne – devrait donc s’effectuer en France sans trop d’encombres42. À noter que le système a l’avantage d’être peu coûteux et très pratique puisqu’il repose sur la surveillance mutuelle des citoyens ; il suffit pour garantir l’ensemble de contrôler les principaux contrôleurs (par exemple les restaurateurs). La police s’est toujours modernisée, certes, mais nous avons ici à faire à quelque chose d’autre, l’ouverture d’une boîte de Pandore sécuritaire abyssale… menace que certains repousseront, classiquement, en rétorquant que eux n’ont rien à cacher, rien à se reprocher43.

Une partie de l’extrême droite agite le risque d’un passe carbone écologique limitant les déplacements ou l’achat de carburant – auquel l’économiste Thomas Piketty est favorable –, mais un tel passe pourrait à terme être utilisé dans des domaines et par des organismes bien plus variés : la justice, la Caf, la Sécu ou, demain, les mutuelles, pour contrôler et sanctionner les citoyens « irresponsables ». Pour inciter à participer aux élections, les abstentionnistes pourraient être privés d’accès à certains établissements publics (piscine ou bibliothèque) ; les bars pourraient être interdits à ceux qui abusent de l’alcool sur décision de justice ou de la Sécurité sociale ; les RSAstes n’auraient évidemment pas le droit d’aller au restaurant ; les militants, grévistes ou prolétaires trop agités sur Twitter seraient interdits de manifestations ; etc. Couplé à la vidéosurveillance à reconnaissance faciale (même avec un masque), on imagine ce que ce dispositif permettrait au cœur d’une safe city pour briser les prémisses d’une révolte44. Les possibilités seront immenses, et on sait que les parlementaires français, notamment les sénateurs, sont très inventifs !

Mais pourquoi amplifier le contrôle sur la population ? Tout d’abord parce que la technologie le permet. Ensuite, parce que actuellement le mode de production capitaliste n’est pas dans une phase très propice au « partage des gains de productivité » (contrairement à l’après-guerre) ni à la « redistribution des richesses », bien au contraire. Les pays capitalistes centraux connaîtront dans les prochaines années des inégalités grandissantes, des fractures sociales et des tensions croissantes et, forcément, des révoltes dont le mouvement des Gilets jaunes pourrait n’être qu’une bien dérisoire préfiguration. La technologie au service du contrôle de la population est une nécessité. Ce n’est d’ailleurs sans doute pas le fruit du hasard si le régime chinois opte pour le crédit social au début des années 2000, alors que le pays est secoué par des soulèvements prolétariens d’une force inédite45.

Au début de 2022, dans plusieurs pays européens, le passe vaccinal a été désactivé du fait de son inutilité flagrante sur le plan sanitaire, notamment face aux nouveaux variants du Sars-CoV-2. En France aussi, bien qu’il n’ait pas permis d’endiguer l’épidémie ni de favoriser la vaccination des plus vulnérables – et encore moins de restaurer la confiance des citoyens –, le passe n’aura pas été vain. Nous y sommes maintenant habitués et il pourra facilement être réutilisé à l’avenir. L’outil est adopté. La seule interrogation qui demeure est de savoir quand, et à quelle occasion, le contrôle massif de la population via des QR codes sera à nouveau employé.

Quid des « révolutionnaires » ?

« On a toujours tort d’essayer d’avoir raison devant des gens qui ont toutes les bonnes raisons de croire qu’ils n’ont pas tort ! »

Raymond Devos

Le Covid-19 a fracturé tous les milieux, toutes les familles politiques (sauf les macronistes) ; le milieu que nous qualifierions de « révolutionnaire » anarchistes, libertaires, marxistes non bolcheviques ou autonomes ‒, bien qu’amplement divisé, n’y a pas échappé. Il s’agit certes d’un monde très marginal et minoritaire, qui n’a actuellement que très peu d’impact sur le déroulement des événements en France, mais c’est celui dans lequel, peu ou prou, nous sommes impliqués, et c’est pourquoi nous y consacrons ces quelques lignes.

La peur n’aide pas à voir clair. Cette crise nous le rappelle. Dès le printemps 2020, le Covid-19 provoque bien des dissensions quant à la manière de réagir face à la situation. Quelle protection collective mettre en place ? Continuer à faire des réunions ? Y porter le masque ? Comment prendre en considération les besoins des camarades les plus vulnérables ou les plus inquiets ? Et la volonté de ceux qui s’opposent à tout geste barrière ? Etc. Discussions qui parfois n’ont même pas lieu.
Le vaccin lui-même ne devrait pas être le motif de débats et de rupture en milieu militant on ne devrait pas faire scission à propos du taux d’efficacité du vaccin Pfizer… et pourtant. Mais ce qui pose problème ici, et qui fausse tout, c’est d’abord l’obligation vaccinale (déguisée), puis le dispositif déployé pour la contrôler, le passe sanitaire, la coercition étatique. Le gouvernement a habilement lié les deux et, dès lors, on ne peut qu’accepter ou refuser ce package ; critiquer le passe équivaut à dénigrer la vaccination, voire à dénoncer l’ensemble des mesures sanitaires, à nier même l’existence du Covid-19 ! Cette « logique », a priori déroutante, est malgré tout adoptée par nombre de groupes et de « twittos », notamment pour analyser le mouvement anti-passe.
Alors que les manifestations contre la loi « sécurité globale » (novembre 2021) semblaient prolonger la résistance des Gilets jaunes à la prédation étatique, il est surprenant que si peu de groupes saisissent, ou veuillent saisir, la dimension antisociale d’un passe sanitaire pourtant annoncé par Macron en même temps que la relance de la réforme de l’assurance chômage et de celle des retraites. Au contraire, et tout comme les médias mainstream, beaucoup méprisent le mouvement contre le passe, qui serait obscurantiste (anti-science), individualiste (entendre égoïste) et bourgeois (car « consumériste »). Quelques camarades ont dès le départ rejoint et appelé à rejoindre ces cortèges, en montrant (via tracts, banderoles et slogans) que le passe sanitaire était un dispositif étatique de surveillance particulièrement dangereux qui, dans un contexte de lutte des classes de plus en plus rugueux, trouverait prochainement une tout autre utilisation, contre les prolétaires. Fortement isolés dans leur propre « milieu », ils ont été accusés de manifester avec l’extrême droite voire, tout bonnement, d’être « pro-virus ».
En France, l’épidémie a pourtant été prise au sérieux par la grande majorité de la population. Les mesures prophylactiques ont largement, massivement été respectées (port du masque, utilisation du gel hydroalcoolique, limitation des rencontres au cercle de proches, utilisation des tests, etc.), et c’est surtout pour ses manquements que le gouvernement a été décrié (moyens, masques, tests, pédagogie, clarté), et non l’inverse. Seule une minorité de la population a parfois considéré que les mesures prises par l’État étaient excessives, une part sans doute croissante au fil du temps et à mesure que la peur diminuait, que se prenait l’habitude de vivre (et de mourir) avec le virus, et que les nouveaux variants étaient présentés comme moins dangereux. Le milieu dit révolutionnaire n’a pas échappé à ces réactions et discussions mais, sauf en de très rares exceptions, on n’y a pas nié l’existence d’un danger ni la nécessité de mesures de protection.

Il est certes difficile d’élaborer une position politique de classe lorsque c’est toute la société qui est victime ou menacée par une épidémie, et l’exégèse des lieux communs de Marx et Bakounine n’apporte malheureusement pas de réponse à toutes les questions de notre temps. C’est énervant. La crise, la peur, le rapport douloureux à l’État, l’impuissance, le repli, les excès, les imprécations et les proscriptions… Les temps ne sont pas simples, mais l’ont-ils jamais été ?
Il y eu la grande époque de l’opposition au nucléaire, dans les années 1970, avec parfois, depuis, des rebonds de mobilisation. Au moins, en ce domaine, en milieu militant, les choses étaient-elles claires. Toute déclaration d’un ministre de l’Énergie ou de l’Économie, d’un scientifique lié (d’une manière ou d’une autre) à l’État ou à l’industrie nucléaire était considérée comme un mensonge ou, du moins, traitée avec la plus grande suspicion, surtout après Tchernobyl. Il fallait écouter les scientifiques et spécialistes « alternatifs », dénonçant l’énergie atomique, qui eux détenaient la vérité ; tout militant en convenait, même si en réalité aucun n’avait les connaissances nécessaires pour trancher…Preuve s’il en fallait que le règne des experts est une escroquerie.
Il en allait de même au début de ce siècle. Alors que les lecteurs français venaient de découvrir John Zerzan et les anarchiste de l’Oregon, la lutte contre les OGM battait son plein (saccage de laboratoires et destruction de champs d’expérimentation transgénique y compris thérapeutiques46). La vidéosurveillance faisait aussi ses premiers pas et suscitait l’opposition des militants anarchistes et d’extrême gauche et de quelques citoyens défenseurs des libertés publiques ; sa critique était une évidence tout comme celle de la technologie mise au service du flicage, voire de la technologie tout court (l’apparition des puces RFID par exemple), qui s’immisçait partout et allait permettre un contrôle policier de plus en plus pointu. Les téléphones portables (à touches) étaient alors la pire des calamités.
Depuis, internet, les réseaux sociaux et les smartphones ont changé la donne… Progressivement chaque militant s’équipe et mène de rudes combats sur Twitter, tandis que les plus radicaux d’entre nous se dotent d’applications hautement sécurisées…

Abandonnant ses objectifs et ses idées révolutionnaires, délaissant les questions de lutte des classes, la critique radicale tend aujourd’hui à s’émietter en fonction de luttes spécifiques, et si chacun continue de dénoncer le capitalisme (gage de sérieux), il le qualifie tour à tour de l’adjectif ad hoc de son choix, patriarcal, techno-industriel, transphobe, etc.
La dénonciation de la technologie (en fait, de ses excès) existe toujours et remporte même de relatifs succès éditoriaux, les lecteurs sont au rendez-vous. Mais en se spécialisant, et pour toucher un plus vaste public, elle se sépare de la critique sociale en une sorte de gentrification. Elle s’accompagne souvent d’une valorisation du « monde d’avant », de l’artisanat, des techniques, métiers, gestes et savoir-faire d’autrefois, des anciens, de la Nature, etc. D’où l’intérêt renouvelé pour des auteurs brillants mais jusqu’alors classés parmi les réactionnaires ou les conservateurs, et l’attirance croissante qu’elle suscite chez des lecteurs de même acabit, parmi lesquels se recrute paradoxalement désormais bon nombre d’opposants aux nouvelles technologies (lois de bioéthique, eugénisme, etc.). En sens inverse, une partie de la gauche et de l’extrême gauche semble paralysée à l’idée qu’une critique du transhumanisme ou de l’artificialisation de la reproduction puisse être qualifiée d’homophobe ou de transphobe. Du moins avec un smartphone dernier cri ne risque-t-on pas d’être pris pour un facho. Mais ce qui est évident, c’est que plus on pratique cet ustensile moins sa critique est aisée.

Revenons à la crise sanitaire. Comment, face à l’épidémie, aurait réagi un mouvement ouvrier puissant, organisé et constitué en contre-société ? Comment auraient par exemple réagi le PCF et la CGT des années 1960 ? Sans doute en mettant en place des dispensaires populaires dans les municipalités et les quartiers de gauche, en organisant la vaccination, en coordonnant la fabrication artisanale et la distribution des masques, etc. Peut-être en lieu et place de la préfecture, mais forcément en collaboration avec elle, par exemple pour aider à la vaccination de masse dans des zones plus rétives aux injonctions étatiques (comme à Marseille ou dans les Cévennes)47.
Dans les États-Unis des années 1970, les Young Lords, ces Black Panthers latinos, pratiquaient un « activisme de la santé » tout en dénonçant le « complexe médico-industriel », c’est-à-dire la convergence des intérêts économiques, de la profession médicale, du marché de l’assurance et des firmes pharmaceutiques. Avec l’aide de docteurs et d’infirmières en colère et en forçant les municipalités à débloquer des moyens matériels selon la méthode « aller sur le terrain, identifier le problème, faire un scandale et forcer les autorités à réagir », ils menaient par exemple des campagnes de dépistage de la tuberculose et du saturnisme, fléaux qui ravageaient les quartiers pauvres dont ils étaient issus, mais aussi des programmes de désintoxication fondés sur l’acupuncture. Au sein de ce mouvement de santé radical (Radical Health Movement) était développée une conception de la santé tout à fait nouvelle, visant à la « démédicaliser » (abolir la séparation patients et soignants, partager les connaissances, apprendre les gestes médicaux) et à prendre en considération l’ensemble des conditions de vie d’un individu et non le seul fonctionnement de son corps48. Une critique similaire de la médecine était alors courante en France.
Au printemps 2020, certains ont pu rêver à une gigantesque coalition de groupes, squats et infokiosques organisant une autodéfense populaire et sanitaire… mais cela est devenu inimaginable dès lors que le vaccin et le passe ont été mis au cœur de la lutte contre le virus. Désormais, nous n’avons plus aucune prise sur les événements.

Il n’est en définitive pas si étonnant que l’opposition au passe sanitaire n’ait rencontré que peu d’écho dans le milieu dit révolutionnaire. En d’autres temps ou dans un autre contexte, ce dispositif aurait été traité par les militants et les organisations pour ce qu’il est, une vulgaire mesure sécuritaire de plus à combattre49. Mais le temps où l’opposition aux autorités médicale et scientifique était un gage de radicalité n’est plus. Rappeler que les groupes pharmaceutiques sont des entreprises comme les autres et qu’elles font un usage immodéré de la corruption pour conquérir des marchés expose à l’accusation de complotisme. Cette critique attendra des jours meilleurs. Il s’agit plutôt de mettre en avant les antivax les plus délirants pour en désamorcer toute possibilité50.
D’un excès l’autre ? En période de crise et de peur, dès lors qu’il n’est pas possible d’imaginer la création et la distribution autogérées d’un vaccin, il n’est pas illogique de se retourner vers l’État et d’accepter ses consignes, voire de lui faire confiance… C’est un élan compréhensible, mais pas une preuve de rationalité. La peur est une réaction assez normale, qui explique sans doute bien des comportements, mais aussi des erreurs et des excès. Nous aussi avons eu peur.
Aux camarades qui font systématiquement l’inverse de ce que préconise le gouvernement (très rares) répondent parfois ceux qui, au motif qu’ils sont « matérialistes », s’érigent en virologues et vantent l’incroyable efficacité de tel ou tel vaccin ou bien font le tri entre les bons scientifiques (dont il convient de suivre les recommandations) et les mauvais (qui sont des charlatans). La bataille à coups de Tweet fait rage et chacun s’arc-boute sur ses médecins de référence. On peut embrasser tout le monde et danser toute la nuit dans une fête, rentrer ensuite bourré au volant de sa voiture mais, avant de s’endormir, fustiger sur les réseaux les irresponsables égoïstes non vaccinés… Pro-Macron versus pro-Covid ? Mauvaise foi versus mauvaise conscience ? Chacun s’enferre dans des positions tranchées, convaincu de ses certitudes, les autres n’étant que des moutons ou bien des idiots… Des querelles qui n’augurent rien de bon et font regretter celles sur les erreurs et les réalisations des Communards, des marins de Cronstadt ou des anarchistes à Barcelone.

Pandémie et communisme

« Nous ne sommes pas des communistes qui veulent anéantir la liberté personnelle et faire du monde une grande caserne ou un grand atelier. Il existe en vérité des communistes qui en prennent à leur aise et qui nient et veulent supprimer la liberté personnelle qui, à leur avis, barre la route à l’harmonie ; mais nous, nous n’avons pas envie d’acheter l’égalité au prix de la liberté. Nous sommes convaincus […] que dans aucune société la liberté personnelle ne peut être plus grande que dans celle qui se fonde sur la communauté. »

Karl Schapper, Kommunistische Zeitschrift, no 1, septembre 1847.

Certains se sont demandé comment aurait été gérée une telle épidémie dans un monde débarrassé du capitalisme, de l’État, des classes, de la valeur, de l’argent, du salariat, du genre et de tant d’autres choses (monde que nous qualifierons ici de communiste). Mais, pour répondre à ce genre de question, encore faut-il savoir à quoi ressemblerait un tel monde ?
Peut-on l’imaginer disposant d’une industrie pharmaceutique (relocalisée) capable de fournir en quelques mois à l’ensemble de la planète des milliards de doses de vaccin à ARN messager et tout type de médicament ? D’un service public mondial de laboratoires biologiques interconnectés aux moyens illimités où œuvreraient des scientifiques animés uniquement par la philanthropie ? Donc d’une électricité abondante ? Donc de centrales nucléaires (autogérées) ? D’une industrie pétrochimique (neutre en émission de carbone) ? De smartphones (équitables) et d’une 5G (alternative) ? De travailleurs profitant de congés bien mérités pour aller faire du tourisme (éthique) au Maroc ou en Thaïlande51 ? Bref, peut-on imaginer que le communisme ne soit rien d’autre que le monde que nous connaissons aujourd’hui, mais géré d’une manière différente ?
Nous ne le pensons pas. Si une révolution advient un jour, il est fort probable qu’elle sapera mécaniquement les bases sur lesquelles repose aujourd’hui le monde, en une sorte de décroissance vertigineuse, particulièrement brutale et radicale – il suffit de réfléchir un instant à la manière dont sont créés l’électricité et le carburant pour comprendre qu’une révolution bouleversera ce type de production… et tout ce qui en dépend.

Certains communistes pensent que nous nous attacherons à sauver ce qui est « pratique ». Avec cette idée, nous risquons de ne pas vouloir nous séparer de grand-chose : qui dirait qu’il ne voudrait pas d’internet, d’un TEP-scan en cas de cancer, de moyens de locomotion abondants et rapides52 ? Mais la révolution ne se fera pas selon de tels critères, et le communisme risque d’être par certains aspects beaucoup moins « confortable » que le capitalisme si l’on s’en tient aux catégories actuelles, notamment dans les pays occidentaux, quasiment dépourvus de savoir-faire artisanaux53. Le « tri sélectif » à effectuer parmi les restes et les ruines de l’ancien monde ne se fera pas en fonction de ce qui serait pratique, mais en fonction de ce qui sera faisable. En effet, qui retournerait des tonnes de terre au cœur de l’Afrique pour en extraire des grammes de métaux rares ? Qui ferait fonctionner les puits de pétrole émiratis ou les méthaniers panaméens ? Pour le dire brutalement, à moins d’imaginer la persistance des industries nucléaire et pétrolière, il est fort probable que dans un monde post-révolutionnaire l’industrie pharmaceutique (quoi qu’on en pense par ailleurs) n’existera plus et que les médicaments seront rares, peu variés et fabriqués de manière artisanale ou proto-industrielle54. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, il est probable que les humains se soigneront fréquemment avec ce que l’on appelle aujourd’hui (en France) les médecines douces ou alternatives…

Dès lors comment se poserait par exemple la question de la vaccination ? Pourrait-elle être obligatoire ? (Aujourd’hui il en est qui se disent « libertaires » mais y sont favorables.) Et qui en déciderait ? Certains répondent qu’il suffirait de suivre l’avis des meilleurs virologues mondiaux, de se fier à leurs préconisations ; débarrassés de toute pression capitaliste, de soif de compétition ou d’intérêts financiers, ils tomberaient forcément d’accord sur la meilleure marche à suivre, non ? (Mais, dans ce cas, pourquoi ne pas se fier à d’autres experts pour résoudre d’autres questions d’importance ? Énergie, agronomie, urbanisme, industrie, justice, etc.) Quoi qu’il en soit, qui serait chargé de faire appliquer cette décision ? Quelle autorité et dans quelles conditions55 ? Et qu’adviendrait-il des rétifs non vaccinés ?
D’aucuns diront que la vaccination est « un acte qui va de soi », un préalable à une société libre de solidarité… Ceux-là ne se posent peut-être pas ce genre de questions.

Dans les années 1968, on n’hésitait pas à affirmer que la santé est un objet politique, « le lieu où les inégalités, littéralement, s’incarnent56 », et que le médecin est rangé « aux côtés des forces de répression57 ». On observait les résultats de « la révolution » de la médecine : une science « qui arrive uniquement à compenser le surcroît de mortalité qui vient du fonctionnement social (accidents d’autos, occupations sédentaires et maladies en découlant, stress, pollution, etc.)58 ». Aujourd’hui, la médicalisation de la société est bien ancrée, ainsi que l’idéologie de la « qualité de vie », qui tente de pallier le manque de sens de la vie – manque cruel, diront certains. Bientôt, « la quête de la santé sera assimilée à celle d’un état de bien-être complet, norme ultime permettant deux actions essentielles : mesurer d’une part la qualité des relations sociales, l’optimisme et la disposition à bien travailler chez les citoyens européens ; et d’autre part recommander un traçage et un contrôle des pathologies mentales pour contenir leur expansion59 ». Si la crise du Covid-19 a raffermi une conviction, intime mais partagée, c’est bien celle-là : dans le capitalisme, la quête de la santé est celle de la santé de l’économie.
Nous ne sommes pas indifférents, on l’aura compris, au bonheur insoutenable que les apprentis sorciers en gain de fonction, surveillance généralisée ou intelligence artificielle nous préparent. Difficile de savoir si nous en avons fini avec la pandémie due au Sars-CoV-2, mais tout laisse penser (urbanisation, déforestation, élevage industriel, etc.) que, dans le futur, nous aurons à nouveau à faire à des virus de ce genre. Reste à espérer qu’ils ne seront pas davantage létaux, car la réaction des États sera sans doute, au moins au début, tout aussi chaotique, et celle des populations fort incertaine.
Espérons aussi que ces épisodes ne se reproduisent pas trop vite, ils ne sont aucunement, on l’a vu, des périodes favorables pour le prolétariat (ni d’ailleurs pour la critique radicale). Et si les prochains temps verront certainement surgir (notamment en Europe) des conflits sociaux d’une très grande ampleur et d’une grande violence, il est moins sûr qu’ils prennent des formes que nous connaissons, celles des mouvements sociaux auxquels nous sommes habitués (journées de manifestation, grèves sectorielles ou générales) ou celles que nous croyons désormais connaître (Gilets jaunes). Plutôt prendront-ils des formes encore une fois inédites et très déconcertantes et, peut-être, des orientations déplaisantes. La répression sera évidemment d’une violence au moins équivalente à celle du mouvement lui-même, et les possibilités de victoires des prolétaires (forcément partielles) seront donc assez faibles.
À l’heure où nous écrivons ces lignes s’annoncent les conséquences économiques du conflit entre l’Otan et la Russie et, pour la France, la reconduction du président sortant pour un nouveau mandat. Les événements risquent donc de se précipiter (aux sens chimique et chronologique). La situation apparaît fort peu propice, on l’aura compris, à l’avènement d’une révolution mettant à bas le capitalisme. Nous sommes donc quelque peu embarrassés de ne pouvoir, à moins d’évoquer un futur lointain, conclure ce texte sur une note d’optimisme… Désolés.

Tristan Leoni & Céline Alkamar, mars 2022.

1La série Star Trek (1966-1969), de Gene Roddenberry, en imagine une version très basique, le communicator, qui inspirera le créateur du premier téléphone portable.

2Le livre d’Ira Levin évoque aussi la question du déterminisme, du pouvoir des ordinateurs, et de la révolte ; celle de l’homme honnête et plein de bonne volonté qui se trouve soudain aux manettes d’une institution. L’idée centrale (hyper complotiste mais assez classique) y est celle d’une dictature qui suscite et entretient sa propre opposition, un mouvement de résistance dans lequel (c’est moins classique) elle pioche ses futurs dirigeants. Sur ce thème, voir aussi Tristan Leoni, « Lutte des glaces (à propos de Snowpiercer, le Transperceneige) », DDT 21, juillet 2014.

4Des salariés peuvent ainsi « franchir les portes d’entrée, se connecter à leur ordinateur, utiliser la photocopieuse ou encore payer à la cafétéria en tendant simplement le bras. […] La Suède est le pays le plus avancé du monde dans ce domaine. Selon l’État, environ 2 000 personnes vivent actuellement avec une puce sous-cutanée. La société Epicenter a été la première, en 2015, à en proposer à ses salariés. Les usages sont de plus en plus développés dans le pays : SJ, une entreprise ferroviaire publique, propose depuis juin à ses usagers de contrôler leur titre de transport en scannant leur bras. Des boîtes de nuit en Espagne en proposent à leurs clients pour faciliter les paiements et avoir accès aux espaces VIP. Au Mexique, ce sont les policiers qui en ont pour être plus facilement retrouvés en cas d’enlèvement. Quelques entreprises au Canada ou en Belgique ont elles aussi tenté l’expérience, toujours à chaque fois sur la base du volontariat ». Cf. Gregory Raymond, « Ces entreprises qui implantent des puces électroniques dans leurs salariés », Capital, 27 juillet 2017.

6Les immenses transferts de capitaux entre les caisses des États et celles des groupes pharmaceutiques qu’occasionne la gestion de la crise permettent d’en douter.

7Entretien avec François Alla et Barbara Stiegler, france3-regions.francetvinfo.fr, 18 janvier 2022.

8À la mi-juin, dans les hôpitaux de Paris, seul 37 % du personnel dit non médical (infirmiers, aides-soignants, personnels de rééducation, médico-techniques ou socio-éducatifs…) est complètement vacciné. Stéphane Mandard et Camille Stromboni, « Covid-19 : pourquoi la vaccination plafonne chez les infirmiers et les aides-soignants », Le Monde, 18 juin 2021.

9Lire Philippe Descamps, « Une médecine sous influence », Le Monde diplomatique, novembre 2020.

10Lire Françoise Salvadori, Laurent-Henri Vignaud, Antivax. Histoire de la résistance aux vaccins du XVIIIe siècle à nos jours, éd. Vendémiaire, 2019. Les auteurs soulignent que l’hésitation vaccinale s’explique en outre par le caractère tout à fait particulier et propre du vaccin en tant que médicament : on n’éprouve jamais l’efficacité d’un vaccin soi-même, c’est toujours un pari.

11 D’après une enquête Ipsos pour Les Entreprises du médicament (LEEM) de 2019, en matière d’information sur les médicaments, les deux tiers des Français n’ont pas confiance en les entreprises pharmaceutiques, et 85 % de la population n’a pas confiance en la parole des responsables politiques.

12Collectif, « The French health pass holds lessons for mandatory Covid-19 vaccination », Nature Medicine, 12 janvier 2022.

13En fait, la technologie ARN fait depuis longtemps l’objet de recherche et d’expérimentation, notamment en cancérologie, mais aussi pour plusieurs vaccins, contre le virus de la grippe ou celui du Zika, qui étaient en phase de
tests avant que le
Sars-CoV-2 ne fasse irruption.

14« La science se construit par la controverse et c’est normal, réagit M. Franck Chauvin, président du Haut Conseil de la santé publique (HCSP). Mais c’est devenu un spectacle en direct à la télévision, qui a transformé les scientifiques en gladiateurs », Philippe Descamps, ibid.

15Jean Castex n’était-il pas arrivé à la primature, un an plus tôt, en clamant : « Il faut rétablir la confiance ! » ?

16Avant l’injection du vaccin, chaque personne doit donc signer une décharge stipulant son « consentement libre et éclairé ». Certains se souviennent qu’en 1999 un ancien Premier ministre, Laurent Fabius, et deux anciens ministres, Georgina Dufoix (Affaires sociales et Solidarité nationale) et Edmond Hervé (Santé), comparaissaient devant la Cour de justice de la République pour homicide involontaire dans le cadre du scandale du sang contaminé. On n’est jamais trop prudent.

17Collectif, « The French health pass holds lessons for mandatory Covid-19 vaccination », Nature Medicine, 12 janvier 2022.

18Un fait rarement relevé, mais qui nous semble pourtant attester que l’État est certain que les nouveaux vaccins n’entraînent pas d’effets secondaires majeurs, est bien la vaccination obligatoire des militaires français ; il est vrai que celle-ci ne commence qu’en septembre 2021. Mais il faut souligner que le caractère conspirationniste d’une idée n’est pas absolu. Par exemple, quiconque émettait en 2020 l’idée que le Sars-CoV-2 puisse s’être échappé du laboratoire P4 de Wuhan était aussitôt discrédité sous le qualificatif de complotiste et disparaissait des grands médias… idée qui, en 2021, devient une explication au moins aussi raisonnable que les autres (Facebook, qui supprimait automatiquement les messages évoquant cette possibilité, les autorise à nouveau).

19Si l’hésitation vaccinale semble être beaucoup plus forte dans les zones où vivent les prolétaires que dans celles où résident les bourgeois, elle est aussi plus grande dans certaines régions du Sud historiquement « terres d’insoumission » : « Cette plus importante prévalence dans le grand Sud renvoie également à la présence assez significative dans ces régions d’une population ayant opté pour des modes de vie écologistes et alternatifs. Il ne s’agit plus ici de cadres séduits par le new age californien, mais de néoruraux, de retraités ou de membres des petites classes moyennes se soignant par les plantes plutôt que par la chimie et les vaccins, en rupture avec la société de consommation et volontiers défiantes vis-à-vis des institutions gouvernementales et des grandes entreprises, qu’il s’agisse des laboratoires pharmaceutiques ou des opérateurs téléphoniques. On peut à ce stade faire un parallèle entre le refus vaccinal et l’opposition au déploiement de la 5G, phénomènes procédant d’une certaine manière de la même matrice technophobe. » Cf. Jérôme Fourquet, Sylvain Manternach, Pourquoi la défiance vaccinale est-elle plus forte dans le sud de la France ?, Fondation Jean Jaurès, 9 août 2021, 14 p.

20Geoffrey Pion et Emma Wenckowski, « Les manifestants contre le pass sanitaire sont-ils vraiment les idiots égoïstes que beaucoup décrivent ? », Quartier général, 6 septembre 2021.

21Une part de la « politique sanitaire » consista « à s’obstiner dans l’inversion des responsabilités et la traque du relâchement des Français, qui prit la forme d’un chantage quotidien aux vacances. Cette petite musique, qui allait nous bercer tout l’été, fut l’humiliation ultime d’une Nation de citoyens traités comme une horde d’enfants désobéissants, qui ne pouvaient comprendre que le chantage au maillot de bain et à qui on referait le coup, quelques mois plus tard, avec les fêtes de Noël ». Cf. Barbara Stiegler, De la démocratie en Pandémie, Gallimard, janvier 2021.

22Parce qu’ils s’opposent à la vaccination obligatoire, peut-on considérer comme d’affreux égoïstes individualistes des pompiers, des infirmières ou, dans un autre genre, des personnes très impliquées dans le soutien aux migrants ?

23Sylvain de Zones subversives dans « Une analyse du mouvement anti-passe sanitaire en France métropolitaine », émission Sortir du capitalisme (s.d.).
Cette « marginalité assumée » diffère d’une communauté ou d’une nouvelle « famille » qui se serait constituée au fil d’une lutte du fait de pratiques communes (occupations, barrages, cabanes, etc.), type de communauté a priori sympathique mais qui, mécaniquement, tend à s’enfermer et à se replier sur elle-même.

24Se convaincre que tous les militants ou courants d’extrême droite sont favorables à un État centralisé, autoritaire, catholique, homophobe et raciste, entouré de miradors et de barbelés, n’aide pas à comprendre ce qui se passe. Il ne s’agit pas d’un bloc monolithique. Un œil exercé remarquera par exemple dans les cortèges anti-passe la présence, évidemment extrêmement minoritaire, de catholiques traditionalistes (style Manif pour tous), qui étaient absents du mouvement des Gilets jaunes.

25Et pourquoi ne pas appeler à d’autres manifestations, spécifiquement « de gauche », en d’autres lieux ? (ce fut un peu le cas à Paris). On se rappellera ici que, pendant des décennies, et ce jusqu’en 1991, les militants d’extrême gauche et anarchistes avaient l’habitude, en France, de manifester derrière les cortèges des partisans assumés (PCF, CGT) de régimes dictatoriaux particulièrement sévères (URSS et Cie) et, parfois, aux côtés de partisans assumés (groupes maoïstes) d’un régime dictatorial particulièrement sanguinaire (la Chine de Mao).

27Alors même que le Covid-19 n’est pas reconnu comme maladie professionnelle pour les personnels de santé.

30#BDR103, 26 janvier 2022.

31En pleine campagne électorale, seule l’irruption dans le jeu politique d’une nouvelle figure nationaliste surexcitée tend à réveiller une partie des électeurs et à leur rappeler qu’il faut, encore et toujours, se mobiliser pour préserver la démocratie, quelle que soit sa physionomie.

32Pour une introduction, voir le documentaire de Sylvain Louvet et Ludovic Gaillard, Tous surveillés : 7 milliards de suspects, 2020, 89 min.

33Nous pensons par exemple à Chute libre (2016), premier épisode de la saison 3 de la série Black Mirror.

34Sénat, « Crises sanitaires et outils numériques : répondre avec efficacité pour retrouver nos libertés », Rapport d’information, no 673 (2020-2021), 3 juin 2021.

35En ce début du XXIe siècle, certains se placent sous la protection de Benjamin Franklin, qui écrivit qu’« un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux ». D’autres s’insurgent avec brio… à l’Académie française ! Tel François Sureau qui, le 6 mars 2022, évoque dans son discours de réception « cette substitution du lapin de garenne au citoyen libre que nous prépare cette formule imbécile, répétée à l’envi depuis vingt ans, que la sécurité est la première des libertés. À cette aune, pas de pays plus libre sans doute que le royaume de Staline ou celui de Mussolini. Après Rocroi, après Valmy, après Bir Hakeim, voici la sécurité, comme la ceinture du même nom, comme le rêve de l’escargot ! […] Nos prédécesseurs avaient créé, maintenu, défendu le trésor de la liberté dans des époques autrement plus dangereuses que la nôtre. Ils avaient pressenti ce fléchissement de l’intelligence et de la volonté qui nous fait consentir à toutes les platitudes. Et l’on s’en va répétant que les temps sont difficiles. Mais les temps […] sont toujours difficiles pour ceux qui n’aiment pas la liberté ».
Sur ces questions, voir par exemple le texte Nicolas Bonanni, « Liberté des libéraux et liberté des anarchistes », janvier 2020.

36Sylvain Louvet et Ludovic Gaillard, Tous surveillés : 7 milliards de suspects, 2020, 89 min.

37Tristan Leoni, Céline Alkamar, « Quoi qu’il en coûte. Le virus, l’État et nous », DDT 21, avril 2020.

38 Clothilde Dozier, « Le plaisir d’apprendre” », in « Choc numérique par temps de pandémie », Le Monde diplomatique, avril 2021

39Sur ces questions-là, on lira par exemple le livre de PMO Le Règne machinal. La crise sanitaire et au-delà, Service compris, 2021 (bien que nous ne souscrivions évidemment pas à la vision qui y est développée d’une « classe technocratique » en guerre contre la liberté et le vivant).

40En France, la séduction des citoyens les plus âgés – qui sont les moins abstentionnistes – est une condition nécessaire pour toute victoire électorale. Lors de la crise sanitaire, c’est la part de la population la plus favorable aux restrictions gouvernementales, notamment lorsqu’elles visent les jeunes. De plus, en période d’élection, réduire trop tôt les mesures sanitaires coercitives, c’est prendre un risque et, en cas de nouvelle vague épidémique imprévue, prêter le flan à une critique fatale.

41Qu’on pense qu’en décembre 2021 le gouvernement ordonne la fermeture des boîtes de nuit car les gestes barrières n’y seraient pas respectés, mais autorise l’activité des clubs échangistes !

42Celia Izoard, « Bientôt le portefeuille d’identité numérique, un cauchemar totalitaire », Reporterre, 9 décembre 2021.

43Demandez à la personne qui prétend cela si elle accepte de vous confier les identifiants et codes d’accès de sa boîte mail personnelle.

44Pendants sécuritaires de la smart city, les safe city ne sont pour l’instant que des villes pilotes où les autorités locales et les multinationales du sécuritaire testent les nouvelles technologies, en particulier la vidéosurveillance intelligente, visant à surveiller les habitants. En France, la ville la plus en pointe semble être Nice. Voir Myrtille Picaud, « Peur sur la ville : le marché des safe cities », The Conversation, 26 mai 2020.

46Voir par exemple Quelques ennemis du meilleur des mondes, OGM : fin de partie, 2004, 24 p.  ou René Riesel, « Aveux complets des véritables mobiles du crime commis au Cirad le 5 juin 1999 ».

47Durant la grève générale de mai-juin 1968, c’est en réalité la CGT qui veillait au fonctionnement minimal de la société française, par exemple des hôpitaux et des services de secours (ravitaillement, énergie, etc.), en collaboration, parfois tendue, avec les services préfectoraux.

48Claire Richard, Young Lords. Histoire des Black Panthers latinos (1969-1976), L’Échappée, 2017.

49Il est probable qu’une telle mesure prise par une Marine Le Pen présidente aurait rencontré une bien plus forte opposition de la part des militants et organisations de gauche et d’extrême gauche.

50C’est ce que font d’ailleurs les grands médias, par exemple en novembre 2020 lors de la sortie du documentaire conspirationniste Hold-up, dont ils ont immédiatement assuré la promotion et le succès (il est difficile de dire « involontairement »).

51Un article de l’UCL paru en septembre 2020, « Le communisme libertaire aurait-il mieux affronté l’épidémie ? », nous paraît de ce point de vue exemplaire et paradigmatique, notamment en ce qui concerne le triste état de l’imaginaire révolutionnaire aujourd’hui. On lira, à l’opposé, l’ouvrage de Léon de Mattis, Utopie 2021 (Acratie, 2021, 140 p.).

52Et pourquoi pas d’un dispositif de passe sanitaire, pour par exemple se rendre à un bal ou à une orgie en toute sécurité sanitaire, comme certains « communistes » ont pu nous le défendre ? Dans leur esprit, il sera donc toujours nécessaire de contrôler et surveiller les personnes…

53À ce sujet on lira avec profit Bryan Ward-Perkins, La Chute de Rome. Fin d’une civilisation, Flammarion, 2017, 370 p.

54Voir néanmoins l’optimisme d’Alexandre Grothendieck lors de sa conférence, « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? », au Cern, le 27 janvier 1972 (disponible sur YouTube).

55On cherche les arguments d’autorité que l’on peut, par exemple celui de la Commune de Paris… car la mairie du XIVarrondissement décida, en mai 1871, de poursuivre une campagne de vaccination contre la variole (non obligatoire mais récompensée d’une prime) engagée sous le Second Empire.

56Claire Richard, op. cit.

57Comité national des jeunes médecins, communiqué du 7 mai 1968.

58« La révolution médicale : comment la médecine avance en se mordant la queue », Survivre… et vivre, no 17, hiver 1973.

59Renaud Garcia, Le Sens des limites. Contre l’abstraction capitaliste, L’Échappée, 2018.

Cet article en PDF