Deuxième partie /
Retour et recours au religieux
« Je suis devenu celui que j’avais peur de devenir. Un sceptique. Un agnostique ‒ même pas assez croyant pour être athée. Un homme qui pense que le contraire de la vérité n’est pas le mensonge mais la certitude. »
Emmanuel (Carrère), 2014
« J’ai été trouvé par ceux qui ne me cherchaient pas, je me suis manifesté à ceux qui ne me demandaient pas. »
Paul, vers 57
L’incessant renouveau catholique ?
À partir de 1965, la chute du catholicisme est devenue flagrante en France ; et, depuis, chacun en scrute la trajectoire pour en percevoir les signes d’un hypothétique rebond – les catholiques pour s’en féliciter, des militants de gauche pour le dénoncer. Pourtant, si de fréquents soubresauts sont perceptibles, ils n’inversent en rien la tendance baissière séculaire dans laquelle ils s’inscrivent.
Dix ans après Vatican II, les observateurs fantasment déjà sur un « tournant spirituel » et un début de redressement du catholicisme. Cela serait confirmé, en 1979, par l’élection d’un pape très conservateur et par l’audience qu’il rencontrerait auprès de la jeunesse – la fameuse « génération Jean-Paul II »1. Depuis, les vigies anticléricales sont formelles, le retour des catholiques, forcément intégristes, est incessant : mobilisation pour la défense de l’école libre en 19842 ; « commandos » anti-IVG ; présence de Jean-Paul II à la commémoration du baptême de Clovis en 1996 ; Journées mondiales de la jeunesse, à Paris, en 1997 ; mobilisation contre le Pacs en 1997-1998 ; Manif pour tous en 2013 ; victoire de François Fillon à la primaire de la droite en 2016 ; etc.
Il n’empêche, ces « retours » incessants sont surtout marqués par des mobilisations certes médiatisées mais sans lendemain, des échecs successifs et, surtout, une constante perte d’influence. Si les manifestations de catholiques ont fait reculer le gouvernement en 1984, il n’en va plus de même en 2013, et la Manif pour tous a beau agréger des catholiques « culturels » (ainsi qu’une petite minorité musulmane), le gouvernement ne dévie pas : le mariage homosexuel est adopté par l’Assemblée, et cette rupture anthropologique majeure est désormais perçue par les Français comme une banalité sociale, sur laquelle aucun parti politique ne propose d’ailleurs de revenir.
Les catholiques les plus conservateurs ne peuvent que constater leur incapacité à s’opposer aux évolutions de la société soutenues ou impulsées par l’État qui, de plus en plus, entrent en contradiction avec leurs croyances et leurs valeurs (accroissements successifs des droits à l’IVG, lois sur la bioéthique, PMA et GPA, campagne en faveur de la liberté sexuelle ou de la transidentité, travail le dimanche, etc.). Ils en sont réduits à tenter de préserver leurs manières de vivre et de pratiquer, loin de l’idée, devenue impensable, de les imposer à toute la société. D’où une tendance conservatrice et défensive qui s’est fait jour, certes très modeste, et qui se traduit par un retour sur la communauté, un renforcement des pratiques et, souvent, un attrait pour les usages préconcilaires (par exemple l’usage du latin ou bien encore la confession avant la communion). Bien que très minoritaires parmi des pratiquants minoritaires, les groupes traditionalistes (plus ou moins rétifs aux réformes de Vatican II) sont donc depuis quelques années très dynamiques et en évidente progression3. Une telle évolution ne peut qu’accentuer l’incompréhension du reste de la population. Ce décalage par rapport aux normes dominantes est néanmoins assumé par certains jeunes catholiques, qui n’hésitent pas désormais à se revendiquer de ce qu’ils définissent comme une véritable contre-culture4 et dont l’aspect subversif serait démontré par sa croissante stigmatisation. Ce repli de type identitaire est en réalité un phénomène assez classique, caractéristique des processus de minorisation, car, justement, les fidèles ont pris conscience de leur statut de minorité religieuse.
Quant aux velléités d’un « catholicisme politique », elles sont, dans l’effondrement général, un échec permanent. Si les groupuscules les plus réactionnaires semblent aujourd’hui nombreux et dynamiques (notamment sur les réseaux sociaux), c’est surtout parce qu’ils ont été progressivement exclus du FN ou qu’ils ont quitté ce parti qui, depuis, a refusé de s’engager contre le Mariage pour tous et a pris des positions de plus en plus gay friendly et pro-laïcité… De ces catholiques « tradi », qui autrefois représentaient un puissant courant, ne subsiste plus au sein du RN qu’un piètre dernier carré, marginalisé, autour de Bruno Gollnisch, lui-même sur un siège éjectable. On se rappellera ici que, historiquement, les électeurs de confession catholique ont d’ailleurs toujours été très rétifs au vote en faveur du FN, lequel n’a, par exemple, fait que tardivement des percées dans l’ouest de la France. Quant aux mouvements populistes européens, ils ne relèvent d’une identité chrétienne, ou s’y réfèrent, que très accessoirement.
Les catholiques qui vont à la messe (pléonasme) ne sont donc pas tous forcément, comme le proclament certains, d’ignobles fascistes racistes. Il en est certes qui cyber-militent contre l’avortement ou l’islam, mais d’autres en revanche – à moins que ce ne soient les mêmes – consacrent leur temps libre, et pas seulement sur internet, à la défense de l’environnement, à la reconstruction d’écoles ou de dispensaires dans des pays en guerre, à des distributions alimentaires auprès de SDF, au soutien aux migrants, etc. L’analogie entre catholicisme et extrême droite ne tient donc pas, pas plus que celle avec la bourgeoisie… car si une frange très minoritaire de cette dernière reste fidèle à cette religion catholique, tout comme certaines familles d’ouvriers, de nombreux prolétaires précaires issus d’une immigration récente sont également catholiques ; dans certaines paroisses, le temps des bancs réservés étant révolu, tous se retrouvent le dimanche côte à côte pour la messe.
Si l’élection de Benoît XVI, en 2005, avait laissé de nouveau croire à un tournant rigoriste de l’Église, s’inscrivant idéalement dans une « montée du fascisme » dénoncée depuis des décennies, le règne du pape François – bien que celui-ci fût au départ présenté comme un ancien suppôt de la dictature argentine – cadre mal avec cette prédiction… Étant un pape catholique et devant tout de même, par définition, en conserver quelques stigmates (par exemple à propos de l’avortement), ses prises de position ont souvent de quoi désarçonner les militants anticléricaux de gauche, en particulier ses appels répétés en faveur des droits de l’homme, de l’accueil des migrants en Europe ou du nécessaire respect envers la religion musulmane… En effet, le classique axiome « hors de l’Église, point de salut » laisse place à une étonnante relativisation du message du catholicisme, qui dès lors ne détient pas davantage la vérité que ses concurrents5. Le « pape préféré des anticatholiques » voit ainsi son encyclique Fratelli tutti (octobre 2020) désespérer les fidèles conservateurs mais être, en France, saluée par Jean-Luc Mélenchon ! Récemment, ce sont des sujets tels que le célibat des prêtres, l’accession des femmes à la prêtrise ou la reconnaissance de l’union civile homosexuelle qui agitent le Vatican – l’extrême droite y voit les conséquences du poids politique croissant des prélats gay6. A contrario, le pape François a engagé une campagne visant à contrer la progression des communautés traditionalistes au sein de l’Église7.
Dans le monde troublé que nous connaissons, tant de signes d’ouverture, d’appels à la paix, à la réconciliation et au pardon – même fidèles au message du Nouveau Testament – n’attestent pas, on en conviendra, d’une institution vigoureuse, sûre d’elle-même et conquérante.
Du religieux au spirituel
En France, l’Église catholique n’a sans doute jamais été aussi faible et aussi peu influente qu’aujourd’hui, que ce soit d’un point de vue politique, social ou culturel. Peut-être même d’un point de vue spirituel. On assiste à un basculement anthropologique. L’ouverture du mariage aux partenaires de même sexe – l’équivalent d’une « réforme de civilisation », selon Christiane Taubira – signale à ceux qui en doutaient que la période où la République se préoccupait du ressenti des catholiques est révolue ; leur religion a cessé d’être un référentiel culturel ou moral. « Alors que, pendant des décennies, la société et la République avaient vécu dans un cadre philosophique influencé par les valeurs chrétiennes, avec certes parfois des périodes de tension, le vote de cette loi a été perçu comme une forme de découplage8. »
On peut ainsi noter le retentissement qu’a eu dans la société française, en octobre 2020, la décapitation d’une fidèle dans une église, quelques jours après celle d’un enseignant devant un collège… presque aucun9. Les catholiques, quant à eux, « peinent à accepter de devoir se rendre à la messe de Noël sous la vigilance de soldats en armes10 ». Il n’est pas non plus anodin qu’au XXIe siècle un journal satirique comme Charlie Hebdo ne choque et n’intéresse plus personne quand il vise les catholiques. Se moquer de la Fille aînée de l’Église n’a plus rien de subversif, elle est bel et bien morte.
Morte vivante ? L’expression « catholicisme zombie » a été forgée par Hervé Le Bras et Emmanuel Todd pour désigner la force anthropologique et sociale née de la désagrégation de l’Église dans ses bastions traditionnels, où le catholicisme a quasiment disparu comme système. N’en subsiste plus que des traces sous forme d’attitudes et de déterminants sociaux et culturels spécifiques à ces populations : prédominance de la CFDT sur la CGT, orientation pro-européenne, taux élevés de réussite au bac, etc.11 ; une sorte de « forme résiduelle de la subculture catholique périphérique ». Selon Todd, les rassemblements « Je suis Charlie » de 2015 en ont été (par rejet inconscient de l’islam) l’une des dernières manifestations. Depuis, du fait du renouvellement des classes d’âge, ce phénomène n’est plus un principe structurant, et les résultats électoraux le montrent bien ; on constate au contraire une unification culturelle de la France entre régions anciennement ou récemment déchristianisées12.
Mais alors, quid du thème de la religion, qui – au-delà de la question de l’islam (nous y reviendrons) – semble très présent dans le débat intellectuel et médiatique ? Quid des succès de librairie qu’ont été ces dernières années les ouvrages de Michel Houellebecq, Emmanuel Carrère, Sylvain Tesson ou les rééditions d’auteurs tels que Simone Weil, Georges Bernanos ou Charles Péguy ? Et quid du grand écran ? N’assiste-t-on pas à un renouveau du regard chrétien au cinéma, avec des sujets explicitement liés à cette religion qui, en dehors de films anticléricaux, avaient disparu en France ? Quid (avec plus ou moins de réussite) de Lourdes de Jessica Hausner (2009), de La Mante religieuse de Natalie Saracco (2012), de L’Apôtre de Cheyenne-Marie Caron (2014), de La Confession de Nicolas Boukhrief (2016), de L’Apparition de Xavier Giannoli (2018), de La Prière de Cédric Kahn (2018) ou de Lourdes de Thierry Demaizière (2019) ?
Cependant, si on ajoute à cette liste la plupart des œuvres de Bruno Dumont ou des films comme Mon âme par toi guérie, de François Dupeyron (2013), on se rend compte qu’il s’agit surtout d’un retour du questionnement spirituel. Le monde dans lequel nous vivons a en effet besoin d’illusions et sans doute davantage qu’hier. Après l’effondrement de l’Église catholique et du PCF – qui tous deux avaient les aspects à la fois d’une puissante contre-société, d’un cadre normatif, d’une contre-culture et d’une communauté vivante – et donc après la disparition des espoirs de salut (terrestre ou pas), face à un monde capitaliste de plus en plus incertain, face à l’angoisse, au vide de nos vies, au virtuel, à l’atomisation et à la séparation achevée, le recours à la religion afin de supporter la vie quotidienne est une béquille fort utile13. Devant une telle somme d’insatisfactions, il offre au surplus l’espoir, celui d’un monde meilleur, sans contradictions, car oui : « un autre monde est possible », mais après la mort…
Comme le notait G. K. Chesterton, « depuis que les hommes ne croient plus en Dieu, ce n’est pas qu’ils ne croient plus en rien, c’est qu’ils sont prêts à croire en tout ». C’est sans doute ce qui explique le recours très à la mode à la magie, au spirituel ou bien encore, d’une autre manière, au développement personnel et à diverses para-sciences. D’où le retour de toutes les croyances plus ou moins orientales, dans lesquelles chacun puise pour se concocter son propre rituel bio : new age, Rainbow, Pachamama, néo-paganisme, écoféminisme, sorcellerie, vulgaires superstitions, etc. ; tout un gloubi-boulga issu de diverses décompositions, qui n’est pas sans rappeler des phénomènes qu’on a observés en France au milieu du XIXe siècle ou en Allemagne au début des années 1920, mais avec une base sociale beaucoup plus vaste.
Il est toutefois des « spiritualités » de substitution plus efficaces que d’autres, ou plus commodes d’accès, certaines qui permettent de rejoindre de très réelles communautés faites d’une apparente stabilité et d’une convivialité concrète et qui, en matière de rétributions symboliques et sociales, sont plus rémunératrices, y compris lorsqu’elles paraissent transgressives. C’est ici que réside l’écart entre la quête individuelle d’un surplus spirituel et le fait de rejoindre une religion bien établie… qui, elle, est toujours au service de l’ordre, l’ordre en place ou celui qui va le remplacer. Il n’est donc pas étonnant qu’aujourd’hui les religions se portent plutôt bien dans le monde, mais en France ce n’est surtout vrai que pour la version orthodoxe de l’islam et la version évangélique du protestantisme.
Un christianisme alternatif ?
Historiquement, les protestants sont présents en France depuis la Réforme, cette scission qui, au XVIe siècle, fracture le christianisme d’Europe occidentale. Davantage centrés sur le texte de la Bible et la foi individuelle (et s’opposant par exemple au culte des saints ou de la Vierge Marie), ils ne reconnaissent plus l’autorité pontificale romaine.
Le protestantisme connaît en France depuis plusieurs années une très forte expansion, qui n’est pas due au développement de ses deux courants historiques, luthérien et calviniste, mais à celui des églises évangéliques. Originellement venues d’Angleterre et des États-Unis à la fin du XIXe siècle avec des dénominations variées (baptiste, pentecôtiste, adventiste, méthodiste, etc.), elles sont très peu et très mal connues en France14. En forte croissance, elles représenteraient aujourd’hui un chrétien sur quatre dans le monde, et peut-être la moitié des protestants français. À la fin des années 2000, 2,6 millions de personnes se déclarent protestants en métropole, soit entre 500 000 et un million de pratiquants15, qui se rassemblent dans environ 4 000 lieux de culte, dont les deux tiers sont liés aux évangéliques. Ces derniers, en particulier les pentecôtistes et néo-pentecôtistes, sont sans conteste les plus dynamiques.
Ce qui les distingue d’un point de vue doctrinal est sans doute l’autorité fondamentale qu’ils accordent à la Bible et leur croyance en la conversion – on reçoit le baptême évangélique à l’âge adulte –, et donc la nécessité qu’ils affirment d’évangéliser, c’est-à-dire de prêcher la bonne parole, de porter la « Bonne Nouvelle ». D’où, dans la pratique, un prosélytisme particulièrement vigoureux et enthousiaste qui, contrairement au catholicisme conciliaire, donne la priorité à l’émotion et au collectif. Les résultats en matière de conversions sont spectaculaires, y compris parmi les prolétaires dits musulmans. De ce point de vue, les églises évangéliques se retrouvent d’ailleurs fréquemment en concurrence avec l’islam sur un même terrain géographique et sociologique. Cependant, contrairement aux catholiques, les néo-protestants ne sont qu’assez peu intéressés par le dialogue interreligieux… ce qui est assez logique pour les adeptes d’un culte en expansion. Tous les dix jours une église évangélique ouvre ses portes en France, principalement dans les banlieues des grandes villes. Cette progression est particulièrement forte au sein du prolétariat issu de l’immigration subsaharienne ou venant des Antilles – d’où une inspiration davantage puisée en Afrique que dans cette Amérique où les évangéliques ont été très médiatisés pour avoir soutenu Donald Trump et Jair Bolsonaro16 . Il faut ici noter que le conservatisme des églises évangéliques en matière de genre ou de morale est généralement bien plus profond que celui des églises protestantes « traditionnelles », et que les normes et les cadres qu’elles promeuvent (par exemple la famille) ne sont pas des obstacles à leur progression, au contraire.
Centralité d’un très vieux livre, aspects modernes mais aussi magico-religieux, simplicité, radicalité, horizontalité (rapport direct à Dieu), aspects communautaires, activité caritative, pragmatisme (pour l’ouverture d’une église ou la désignation d’un officiant), prosélytisme, voilà quelques éléments formels qui peuvent expliquer le succès des évangéliques… tout comme celui des salafistes.
Deuxième religion
D’après les thèses de Guillaume Cuchet, les moins de 2 % de catholiques (croyants et pratiquants) dans l’Hexagone ne correspondent tout au plus qu’à 1,5 million de personnes. On expliquait déjà il y a trente ans que la deuxième religion de France, en volume de croyants, était l’islam. Où en est-on aujourd’hui ? Qu’en est-il du nombre de musulmans ? Difficile de le savoir, d’autant qu’il ne faut pas se méprendre : les musulmans, c’est-à-dire les croyants et pratiquants de la religion islamique, ne constituent qu’une partie d’un ensemble plus vaste, aux contours incertains, ceux que certains journalistes ou militants assignent autoritairement à la catégorie de Musulmans17, que ce soit du fait de leurs origines extra-européennes ou de la couleur de leur peau. Ce groupe flou représenterait en France, selon les fourchettes les plus basses, environ 8 % à 10 % de la population, soit entre 5 et 7 millions de personnes. Si ce groupe connaît un taux de pratique religieuse élevé, seule une minorité de ces personnes sont en réalité croyantes et peuvent être qualifiées de musulmanes ; c’est notamment le cas d’un tiers d’entre elles, qui se rendent une fois par semaine à la mosquée, soit au minimum 1,5 million18. Au-delà des chiffres, il y a les dynamiques ; comparer dans une ville « mixte » les flux de fidèles un vendredi à midi autour des mosquées et un dimanche matin autour des églises donne un indice parmi d’autres. La moyenne d’âge des croyants de chaque religion (beaucoup plus basse pour l’islam) en offre un autre. Il est donc fort probable qu’au-delà des aspects culturels le catholicisme ait été rétrogradé, du point de vue de la pratique et du nombre de croyants, à la place de deuxième religion de France19.
La croissance de l’islam est, on le sait, avant tout liée à l’immigration. Dans les années 1930, en France métropolitaine il y a environ 100 000 musulmans, et les mosquées ne s’y comptent que sur les doigts d’une main de vieux menuisier. Ce n’est en réalité que depuis une vingtaine d’années que cette religion est en forte croissance, principalement parmi les prolétaires issus de l’immigration maghrébine et subsaharienne, mais pas uniquement, puisque le phénomène des conversions est réel20. Elle est désormais bien implantée, dynamique, en progression, notamment parmi les jeunes. Il ne s’agit toutefois pas du résultat d’une lente évolution qui verrait les immigrés et leurs descendants revenir « naturellement » à l’islam après une relative sécularisation dans les années 1960-198021. Il ne s’agit pas d’un retour. Les formes d’islam qui prospèrent aujourd’hui sont nouvelles, modernes, notamment influencées par le wahhabisme et le salafisme, donc très différentes de la religion que pratiquaient il y a quarante ans les populations du Maghreb et les immigrés, le malikisme. Bien plus rigoureuses, elles ont bien souvent un aspect politique, l’islamisme, qui vise à adapter la société à cette nouvelle orthodoxie22. C’est justement cette vision politico-religieuse qui ne peut que provoquer, au minimum, un décalage ; décalage, notamment par rapport au reste de la population, qui est d’autant plus fort que si la religion relie (du latin religare), elle ne relie que les croyants entre eux au sein d’une communauté ; ce qui, par définition, les distingue et les sépare des autres.
Ces nouvelles formes d’islam progressent en France alors que les populations « autochtones » ont rompu massivement avec le monothéisme, ont quasiment achevé un processus de déchristianisation et qu’à leurs yeux les valeurs traditionnelles religieuses sont devenues incompréhensibles. Au cours du XXe siècle, dans nombre de pays occidentaux et en particulier en France, la religion a fini par être perçue comme relevant de la croyance individuelle, de l’intime, et a progressivement été confinée à la sphère privée, découplée de l’évolution des mœurs et de la société. Les populations ou familles issues de l’immigration et peu ou prou pénétrées de « culture musulmane » n’ont, pour leur quasi-totalité et par définition, pas connu ce mouvement historique. La croissance des versions orthodoxes de l’islam, notamment du fait des spécificités de cette religion – il s’agit d’une orthopraxie –, se heurte à ce processus, d’où les immenses incompréhensions qui se font jour de part et d’autre. Ce n’est évidemment pas la croyance islamique qui « choque » le quidam, mais bien l’expression publique et sociale croissante de sa forme rigoriste (alors que, dans le même temps, les évangéliques passent inaperçus). Nombre d’habitants de l’Hexagone ne comprennent pas que la religion puisse être autre chose qu’une opinion ou un mode de pensée spiritualo-philosophique cool, selon l’idée qu’on se fait ici du bouddhisme. Beaucoup ne comprennent pas que des individus, a priori rationnels, puissent croire en un dieu créateur omnipotent auquel il convient d’obéir et dont il faut craindre la colère, et puissent espérer rejoindre un paradis en comparaison duquel la vie terrestre est d’un piètre intérêt. Le croire réellement. Ce fait est incroyable pour beaucoup, notamment au sein de la gauche française. Ce qui apparaît (mis à part la question de la xénophobie, que les conversions bouleversent), c’est que l’« intégration » de « communautés » musulmanes en constitution aurait, de ce point de vue-là, été bien plus aisée dans la France des années 195023.
Mort des dieux et discipline
Le christianisme donnait, depuis plus de 1 500 ans, cohésion et structure à la société de ce territoire ; le plus fréquemment on s’y conformait « naturellement » et, parfois, on le combattait farouchement ; cependant, y compris pour les pires bouffeurs de curés, tout un chacun était imprégné d’une culture religieuse commune (fort élevée en comparaison des niveaux actuels). « Même sans avoir choisi comme ligne de conduite la morale chrétienne, vous vivez dans un monde christianisé. Vous savez quand vous commettez des fautes contre la conscience collective », pouvait encore souligner Léon Morin en 1952, ce n’est plus le cas.
Emmanuel Todd, qui parle de « crise religieuse », associe quant à lui le vide religieux « à l’état d’atomisation de nos sociétés, à l’immoralité fondamentale de nos élites, à leur corruption, à leur amour de l’argent » ; le monde ne serait pas simplement devenu athée, mais « réellement postreligieux »24. Tout comme la nature, le social a pourtant très souvent horreur du vide.
La France connaît une situation paradoxale. D’une part, on assiste à la montée du phénomène des « non-affiliés », ces personnes ne se reconnaissant dans aucune religion, qui représentent aujourd’hui plus de la moitié des 18-50 ans et qui ont souvent des parents eux aussi non affiliés. Cela explique, par exemple, le développement fulgurant de la crémation ces dernières décennies, un fait areligieux anthropologiquement sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Constater qu’une pratique religieuse peut s’effondrer dans un espace géographique donné et que son emprise sur une société peut disparaître en une cinquantaine d’années est certes assez rassurant ; puis, une aliénation de moins, c’est toujours ça de gagné pour les prolétaires, qui par ailleurs subissent déjà beaucoup de matraquage idéologique. Non ?
D’autre part, force est de constater que le fait de ne pas se reconnaître dans une religion ne signifie pas refuser toute forme de croyance25… On assiste aujourd’hui au retour du religieux, mais sous de nouvelles formes, de nouvelles pratiques, et à la vigoureuse croissance de celles-ci au sein de pans importants du prolétariat.
Certaines religions sont pourtant en progression, et l’islam orthodoxe est même en passe de devenir la première force spirituelle de France et, peut-être, une force sociale et matérielle de premier ordre, comme a pu l’être le catholicisme au XIXe siècle. Comment cela se fait-il ?
Les causes du renouveau religieux se trouvent évidemment dans la souffrance et le désespoir des prolétaires, la crise économique, le vide spirituel et politique, le racisme, la disparition des mythes mobilisateurs (en particulier du nationalisme-patriotisme) et des espérances terrestres (communisme), etc. Nous nous interrogerons ultérieurement – dans d’autres articles – sur l’indéniable succès de l’islam, sur le pourquoi de sa progression aujourd’hui en France au-delà du facteur de l’immigration, et nous n’avançons donc ici que quelques pistes de réflexion concernant cette religion. Il est tout d’abord vrai que, face à un catholicisme compromis avec un Occident déclinant et paralysé par une hiérarchie bureaucratique peu attirante, l’islam propose un monothéisme rénové, une conversion plus aisée, une relation avec Dieu plus directe, plus simple26 et, qui plus est, un soupçon d’exotisme. Il est vrai aussi que, en période de crise, la religion est fort utile pour le maintien de l’ordre social existant ; on peut en user pour tenter de discipliner les prolétaires et imposer un semblant de paix sociale. Ce fut le cas en France au XIXe siècle avec le catholicisme, comme ça l’est depuis les émeutes de 2005 avec l’islam, d’où l’important soutien apporté par les pouvoirs publics à la création d’associations cultuelles et à la construction de mosquées27. La religion reste toutefois un outil qui manque cruellement de précision et de maniabilité tant il repose sur l’irrationnel – il peut produire des effets imprévus et indésirables. Il faut néanmoins reconnaître que, d’un point de vue capitaliste, la religion musulmane n’est a priori pas dérangeante. On peut même se demander si, dans ses versions modernisées, elle ne se révélerait pas, à l’image des versions luthérienne et calviniste du protestantisme et malgré ses aspects fondamentalistes, une religion particulièrement bien adaptée au capitalisme28, mais passons.
Emmanuel Todd – toujours lui – note en 2015 : « L’inexistence de Dieu, conception hautement raisonnable, ne résout pas la question des fins dernières de l’existence humaine. L’athéisme n’aboutit qu’à définir un monde dépourvu de sens et une espèce humaine sans projet. La France laïque contribue donc à sa manière au nouveau malaise religieux. Non parce qu’elle doit s’habituer à l’incroyance, mais parce qu’elle doit enfin vivre “dans l’absolu”, privée de la ressource morale et psychologique de la contestation cléricale. […] Si nous admettons que l’athéisme, loin de procurer sur une longue période un bien-être psychologique sans mélange, est au contraire générateur d’angoisse, nous devons nous représenter la population de l’Hexagone comme en état de risque métaphysique29. » Et le démographe d’exposer sa crainte que l’islam ne devienne une cible idéale pour sortir de cette crise. Depuis, lui qui espérait « un sursaut moral collectif », une « quasi-religion », en décèle les possibles prémisses dans le mouvement des Gilets jaunes, qu’il décrit comme ayant une dimension religieuse et même « christique » (dans le sens, notamment, du premier christianisme)30.
Qu’en sera-t-il dans les prochaines années et décennies ? Si les tendances actuellement à l’œuvre au sein du catholicisme persistent, la division devrait s’accentuer entre d’une part une majorité de croyants suivant les évolutions vaticanes, adeptes d’une philosophie de vie basée sur l’amour, et d’autre part une minorité croissante de traditionalistes. L’élection d’un pape réactionnaire renversant cette tendance est peu probable31, tout comme d’ailleurs un réel renouveau en France du catholicisme. La montée d’une minorité fondamentaliste devenant un repère pour l’amorce d’un communautarisme « européen » relève quant à elle davantage du fantasme. Mais quid des évangéliques et de l’islam orthodoxe ? Leur progression pourrait-elle être amplifiée par une conversion croissante des populations ? Pourrions-nous vivre dans quelques dizaines d’années dans un pays à nouveau majoritairement religieux, auquel, inévitablement, les institutions et le droit se seraient adaptés ? Un pays où le droit s’adapterait en fonction des communautés ? Dans une société très clairement et très spatialement divisée où, d’un côté, vivraient des prolétaires majoritairement conservateurs et soumis à la religion (principalement l’islam et le protestantisme évangélique) et, de l’autre, les membres d’une bourgeoisie éclairée, areligieuse, progressiste, LGBTQI+ friendly et partiellement posthumaine ? Tout semble aujourd’hui possible, surtout le pire. Et le pire – crises économique et écologique, guerres de haute intensité – est sans doute ce qui nous attend dans un futur plus ou moins proche, y compris sur le sol européen… Or, dans ce contexte, et contrairement aux spiritualités contemporaines à la mode, idéales « pour temps calme », les religions traditionnelles, qui sont avant tout une « métaphysique pour gros temps », auront la part belle32.
Ici, certains se posent forcément la fameuse question : que faire ? Ceux qui nous ont lu par ailleurs savent que nous ne goûtons guère aux recettes miracles, et que si nous attendons peu du milieu militant, notamment pas qu’il résolve la confusion politique ambiante, du moins espérons-nous qu’il ne l’amplifiera pas trop. Il semble aujourd’hui particulièrement convulsé par ces questions. Comme souvent, nombre d’anarchistes sont restés fidèles à des traditions, ici anticléricales ; traditions qui, avec le temps, se sont fréquemment muées en un anticatholicisme folklorique, un peu lénifiant et, il faut le reconnaître, bien peu risqué (nous parlons par expérience). À l’extrême gauche, la lutte contre l’intolérance religieuse a en revanche cédé la place à un curieux respect pour le religieux (catholicisme excepté) et à un surprenant relativisme culturel. Ici, en des stratégies politiques prétendument subtiles mais révélant surtout ignorance et naïveté33, s’accouplent les vieilles théories tiers-mondistes et l’idée confondante d’un islam qui serait la religion des prolétaires34. Sans doute l’incompréhension relative à la religion et le caractère « oriental » de l’islam – comme si le christianisme ne l’était pas tout autant ! – font-ils que beaucoup sombrent dans les affres de l’exotisme et absolvent cette religion-là pour ses aspects oppressifs. Un « respect » de la religion de l’autre qui, on le voit, relève surtout d’une forme de condescendance…
Nous n’avons à ce stade que quelques certitudes : tout d’abord que cet abandon de la critique de la religion est forcément, comme l’avaient noté les situationnistes, « le sommet ultime de l’abandon de toute critique », ce qui est fort dommageable dans un monde qui a furieusement besoin d’être critiqué.
Ensuite que les prolétaires n’en ont pas fini avec l’aliénation religieuse et cléricale – qui, toujours, sera un obstacle sur la voie de l’émancipation – et qu’il est peu probable que ce soit le capitalisme qui nous en débarrasse un jour. La science et la rationalité sont d’ailleurs à la peine face à la vitalité démographique des croyants, qui sont, sur toute la planète, une catégorie majoritaire en expansion permanente… La fin de ce texte approchant, il serait tentant de conclure par quelques justes sentences plus ou moins marxisantes : que la seule solution réside dans la révolution ; que la destruction de la religion ne peut se passer de la destruction de ce monde, qui, elle seule, permettra (et sera) la construction de situations d’une telle intensité et d’une telle réalité que le besoin d’illusion s’éteindra ; que c’est lorsque le quotidien cède la place à l’extraordinaire (tremblement de terre ou grève insurrectionnelle) que les séparations entre prolétaires, qu’elles soient ethniques, religieuses ou autres, s’effacent ; que la construction d’un monde nouveau débarrassé d’État, d’argent, de salariat, de propriété, de valeur, de classes, du genre, etc. sera déjà un bon point de départ35. Un monde qui ne serait pas pour autant le paradis, pas exempt de conflits, de souffrances, d’efforts, de peines ni, heureusement, de joies et de fêtes. On peut d’ailleurs se demander si, dans un tel monde, la vie, le temps, les anniversaires ou les saisons seront marqués par de nouvelles célébrations collectives aux aspects plus ou moins symboliques. Comment gérerons-nous collectivement la mort d’un ami ou d’une camarade ? Déposerons-nous – afin d’exprimer notre chagrin, notre respect ou notre angoisse – des fleurs ou des objets sur son corps ou sa tombe ? Très probablement. Des manifestations « de préoccupations paraissant dépasser l’ordre matériel » (André Leroi-Gourhan) qui ont été celles des premiers hommes, il y a des dizaines de milliers d’années. Premiers signes, prémisses de rites funéraires, voire de croyances et de cultes…
Fin de la seconde partie.
Tristan Leoni, novembre 2021
LECTURES :
Quelques ouvrages « qui compléteront opportunément les classiques bien connus de » l’anticléricalisme :
Jean Birnbaum, Un silence religieux. La gauche face au djihadisme, Seuil, 2016, 240 p.
Contrairement à ce que laisse entendre le titre, l’ouvrage n’aborde pas seulement la question de la religion musulmane. On complétera cette lecture par celle d’un autre ouvrage de l’auteur, plus surprenant, sur le rapport entre les dirigeants maoïstes de la Gauche prolétarienne et les religions juives et chrétiennes, Les Maoccidents. Un néoconservatisme à la française, Stock, 2009, 144 p.
Emmanuel Carrère, Le Royaume, POL, 2014, 630 p.
Superbe enquête et roman à propos de la question de la conversion et sur les traces du premier christianisme. Il explique : « Non, je ne crois pas que Jésus soit ressuscité. Je ne crois pas qu’un homme soit revenu d’entre les morts. Seulement qu’on puisse le croire, et de l’avoir cru moi-même, cela m’intrigue, cela me fascine, cela me trouble, cela me bouleverse […] J’écris ce livre pour ne pas me figurer que j’en sais plus long, ne le croyant plus, que ceux qui le croient et que moi-même quand je le croyais. J’écris ce livre pour ne pas abonder dans mon sens. »
Collectif, « Le présent d’une illusion », La Lettre de Troploin, no 7, 2006, 20 p.
Un très bon texte sur la religion écrit par Karl Nésic et Gilles Dauvé ; il nous a beaucoup servi pour la rédaction de cet article.
Jean-François Colosimo, La Religion française, Cerf, 2019, 400 p.
À propos de mille ans de laïcité (sic), ou comment l’État français pousse à la séparation du spirituel et du temporel de manière à ne pas déclencher l’apocalypse.
Alain Corbin (dir.), Histoire du christianisme, Seuil, 216, 480 p.
Une bonne introduction à cette religion.
Guillaume Cuchet, Comment notre monde a cessé d’être chrétien, anatomie d’un effondrement, Seuil, 2020, 320 p.
Voir ce que nous en disons dans la première note de bas de page de ce texte. En septembre 2021, l’auteur a publié chez le même éditeur un recueil de textes et d’articles, Le catholicisme a-t-il encore de l’avenir en France ?, pas inintéressant, notamment sur la question de la mort ou sur la vogue des spiritualités alternatives.
Michel Houellebecq, Soumission, Flammarion, 2015, 320 p.
Ceux qui pensent que cet ouvrage n’aborde que la question de l’islam, ou que d’ailleurs il en ferait la critique, ne l’ont de toute évidence pas lu.
Nous ne pouvons que conseiller la lecture de notre article consacré à ce livre et à sa réception, « Du spirituel dans l’homme et dans le prolétaire en particulier » (2015), qui d’une certaine manière peut être perçu comme la première partie imprévue du présent article.
Marie-Thérèse Quinson, Nicole Lemaître et Véronique Sot, Dictionnaire culturel du christianisme, Cerf/Nathan, 1994, 338 p.
Très bel ouvrage, très pratique.
1Jusqu’à Michel Foucault, fasciné de « spiritualité politique », qui s’enthousiasme (en privé) de l’élection de ce pape. Daniel Defert, « Un philosophe à Téhéran », L’Obs, no 2779, 8 février 2018, p. 79.
2En 1984, alors qu’il amorce sur le plan économique et social un sévère virage libéral, le gouvernement de gauche fait diversion en annonçant vouloir intégrer les écoles privées dans l’Éducation nationale publique – c’est le projet de loi Savary. Devant l’ampleur des manifestations de protestation, soutenues par une partie du clergé, la réforme est abandonnée.
3Les traditionalistes (péjorativement dénommés « intégristes ») se divisent en plusieurs tendances plus ou moins en rupture avec Vatican II voire avec le Vatican. Les plus connus étant ceux qui, à partir de 1970, forment la Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X autour de l’archevêque Marcel Lefebvre. Son excommunication, en 1988, provoque un schisme. Ceux qui reconnaissent malgré tout pleinement l’autorité du pape (et pensent qu’il est possible d’interpréter de manière traditionnelle le concile) se regroupent à partir de cette date au sein des instituts et communautés Ecclesia Dei. En France, 4 % des pratiquants seraient rattachés à ces dernières… mais plus de 15 % des vocations de prêtre en seraient issues. Voir Pierre Louis, « Une minorité vivante et diverse », La Nef, no 338, juillet-août 2021.
4Les familles chrétiennes sont par exemple quasiment les seules à accepter aujourd’hui d’élever un enfant trisomique.
5Avant le concile Vatican II, l’Église reposait sur « une ecclésiologie concentrique au moins implicite qui voyait se succéder, du centre vers la périphérie, les catholiques, les “schismatiques” (orthodoxes), les “hérétiques” (protestants), les “infidèles”, les incroyants, dans une échelle de probabilité décroissante du salut. Les juifs étaient un peu à part, tandis que les “excommuniés” et “apostats” étaient, de toute évidence, assez mal partis » ; Guillaume Cuchet, op. cit, p. 272.
6La thèse du poids de l’homosexualité au sein du Vatican et du clergé – que ce soit à propos des décisions politiques ou bien encore dans l’homophobie affichée par certains – n’est guère remise en cause ; le peu de contradicteurs qu’a rencontré l’ouvrage de Frédéric Martel Sodoma. Enquête au cœur du Vatican (Robert Laffont, 2019, 631 p.) le montre bien.
7Le décret Summorum pontificum de Benoît XVI, de 2007, autorise le recours « extraordinaire » à la forme préconciliaire (dite tridentine) de la liturgie, forme se caractérisant notamment par l’usage du latin ; conflits et débats au sein de l’Église s’en trouvent apaisés. Mais devant le succès et la croissance des groupes traditionalistes à travers le monde, et surtout en France, le pape François abroge ce décret en juillet 2021, et la célébration de ce type de messe devient, en théorie, particulièrement difficile à mettre en œuvre.
8Jérôme Fourquet, À la droite de Dieu. Le réveil identitaire des catholiques, Cerf, 2018, p. 9.
9Quant aux très fréquentes dégradations de cimetière, statue, croix ou église, elles n’émeuvent tout au plus que la presse locale et quelques sites internet d’extrême droite.
10Jérôme Fourquet, « Les cathos ont pris conscience qu’ils sont minoritaires », Le Figaro Vox, 12 janvier 2018.
11À noter que l’actuelle croissance de l’enseignement privé, plus ou moins confessionnel, est davantage liée à la baisse de niveau et à la dégradation du quotidien dans les établissements publics qu’à de véritables questions religieuses.
12Cette notion de catholicisme zombie est développée dans l’ouvrage de Hervé Le Bras et Emmanuel Todd, Le Mystère français, Seuil, « La République des idées », 2013. Todd a traité des manifestations de 2015 dans Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse, Seuil, 2015, et revient sur ces questions dans Les Luttes de classes en France au XXIe siècle, Seuil, 2020.
13Une autre, très courante pour les habitants de l’Hexagone, est bien évidemment le recours aux drogues, qu’elles soient légales ou illégales.
14Sébastien Fath, « Non, les évangéliques ne représentent pas un “problème très important” en France », Figaro Vox, 5 février 2021.
15Arnaud Bevilacqua, « Qui sont vraiment les évangéliques de France ? », La Croix, 19 janvier 2021. Voir aussi le documentaire de Cyril Vauzelle, Évangéliques, la course aux adeptes, 52 min, 2016.
16Akram Belkaïd, Lamia Oualalou, « L’internationale réactionnaire », Le Monde diplomatique, septembre 2020.
17Sur ces questions, et notamment sur cette utilisation (ou non) de la majuscule, on se reportera au livre de Nedjib Sidi Moussa La Fabrique du Musulman. Essai sur la confessionnalisation et la racialisation de la question sociale (Libertalia, 2017).
18Ce sont par exemple les chiffres avancés par l’Institut Montaigne dans son rapport de septembre 2016, Un islam français est possible. La pratique du jeûne du ramadan ou la participation aux fêtes religieuses sont quant à elles moins significatives, car elles relèvent davantage de la conformité au contrôle social.
19C’est par exemple le point de vue de Hakim El Karoui. Guillaume Cuchet évoque lui aussi la possibilité de ce croisement dans Le catholicisme a-t-il encore de l’avenir en France ? (Seuil, 2021) ; il s’appuie notamment sur l’étude « Trajectoires et origines. Enquête sur la diversité des populations en France », Documents de travail, no 168, octobre 2010, Ined/Insee, 154 p.
20Des sources évoquent 100 000 à 200 000 convertis en France, tandis que d’autres les évaluent à 5 % de l’ensemble des musulmans. Si ce phénomène semble a priori concerner principalement les prolétaires, il pourrait très bien, à l’avenir, toucher une partie des classes moyennes de gauche et de la petite bourgeoisie intellectuelle.
21Même si, depuis le XIXe siècle, la religion a pu revêtir une dimension identitaire pour les immigrés, l’arrivée en France a toujours eu un effet sécularisant pour les personnes concernées ou leurs descendants. Guillaume Cuchet, op. cit., p. 185-188. Est-ce différent avec l’islam, notamment du fait de l’interdit religieux et social de l’apostasie ? Voir l’article de Houssame Bentabet, « De plus en plus de musulmans pourraient quitter l’islam », Middle East Eye, 18 septembre 2020.
22L’apparition de cette forme d’islam n’est pas spécifique à la France ; l’Algérie a par exemple connu un processus similaire, aujourd’hui très avancé. Des tendances inverses sont toutefois notables dans des pays comme l’Iran ou l’Arabie saoudite.
23Il est difficile de parler de l’existence d’une communauté de musulmans en France tant les différences qui les divisent sont nombreuses et profondes, notamment selon leur pays d’origine, principalement l’Algérie, le Maroc et la Turquie. L’évolution de l’islam d’inspiration wahhabite tend néanmoins à unifier les pratiques d’une partie des jeunes croyants, au détriment de celles, traditionnelles, de leurs parents.
24Emmanuel Todd, Les Luttes de classes en France…, op. cit., p. 365-366.
25Selon un sondage de l’Ifop de septembre 2021, 51 % des Français ne croiraient pas en Dieu, contre 44 % en 2011.
26L’islam serait par exemple « la religion la moins coûteuse en données irrationnelles sur les questions dogmatiques. Il suffit simplement de postuler qu’il y a un dieu créateur, clément et miséricordieux, tout-puissant, et qui aime les hommes et qu’ils aiment en principe, et puis tout découle de cet alinéa premier ou unique d’un article de foi [la chahada] » ; Ghaleb Bencheikh, émission Questions d’islam, France Culture, 3 octobre 2021.
27Au-delà de la question des émeutes urbaines, il y a aussi celle de la discipline au travail. À ce sujet, il faut lire un article publié il y a vingt ans dans le bulletin Échanges, « Quand les entreprises recherchent des salariés “honnêtes et gérables” » (no 99, hiver 2001-2002, p. 16-27).
28C’est en quelque sorte l’hypothèse qu’ébauche Michel Houellebecq dans Soumission (Flammarion, 2015). Voir « Du spirituel dans l’homme et dans le prolétaire en particulier », 2015, disponible sur ddt21.noblogs.org Sur l’islam, qui est initialement – rappelons-le – une hérésie judéo-chrétienne fondée par et pour une caste de marchands et de commerçants, il convient de lire le brillant Mahomet de Maxime Rodinson, publié au Seuil en 1961.
29Emmanuel Todd, Qui est Charlie ?, op. cit., p. 64-65.
30Emmanuel Todd, Les Luttes de classes…, op. cit., p. 365-366.
31Nous pensons ici au cardinal guinéen Robert Sarah, personnage particulièrement réactionnaire que certains imaginent en successeur de François. Ceux qui pensent que l’élection d’un prélat africain transformerait « naturellement » l’institution vaticane pourraient dans ce cas être fort déçus… d’autant que, quelles que soient ses formes, le christianisme du Sud est bien plus conservateur que celui du Vieux Continent, où il envoie désormais œuvrer des missionnaires.
32Guillaume Cuchet, Le catholicisme a-t-il…, op.cit., p. 114.
33Nous nous permettons ici de renvoyer à ce que nous avons écrit sur les stratégies de l’extrême gauche iranienne vis-à-vis des islamistes à la fin des années 1970 et sur les bénéfices qu’elle a pu en retirer. Voir Tristan Leoni, La Révolution iranienne : notes sur l’islam, les femmes et le prolétariat, Entremonde, 2019, 264 p.
34On cherche toujours un pays ayant l’islam pour religion officielle où le sort des prolétaires serait plus enviable qu’ailleurs.
35Et si cela va sans le dire, cela ira encore mieux en le disant, ou en le répétant.