/ Première partie /
« L’égalité et la liberté ne sont pas des luxes dont on peut facilement se passer. Sans elles, l’ordre ne saurait durer sans sombrer dans d’inimaginables ténèbres »,
Allan Moore, V pour Vendetta, 1982
« Nous ne renoncerons à rien. Surtout pas à rire, à chanter, à penser, à aimer. Surtout pas aux terrasses, aux salles de concert, aux fêtes de soir d’été. Surtout pas à la liberté. »
Emmanuel Macron, tweet du 11 mars 2020
Que le président de la République rédige un tweet qui, à quelques jours près, aurait pu être signé par un groupe anarchiste individualiste particulièrement radical a de quoi surprendre. C’est que le coronavirus qui frappe le monde met à mal certaines de nos convictions. Nous met mal à l’aise. Comment réagir dans le jeu à trois bandes réunissant l’État, la population (y compris le prolétariat) et l’épidémie ? Comment y trouver une place ? Faut-il d’ailleurs y trouver une place ? Faut-il rester chez soi ? Que faire ? Quelle solidarité, quelle « résistance », mettre en place ?
D’abord, ne pas perdre la tête. Ce qui doit nous importer dans la situation actuelle, ce n’est pas tant de montrer que nous avions raison dans nos analyses précédentes, de chercher et trouver ce qui (de prime abord) confirme nos positions, mais de repérer ce qui bouscule nos certitudes, ce qui ne cadre pas. Chercher, malgré l’obscurité et le chaos apparent, à voir ce qu’il se passe pour tenter de comprendre ce qui se profile.
État stratège ou débordé ?
Oui, la pandémie de Covid-19 est caractéristique du mode de production capitaliste (déforestation, extension urbaine, exode rural et concentration de population, élevage industriel, flux de personnes et de marchandises, transport aérien, etc.). Dans les pays européens, elle est accentuée par le démantèlement des systèmes de santé du fait des diverses politiques néolibérales suivies depuis des décennies et de leur gestion sur le modèle des entreprises (rentabilité, « zéro stock » et flux tendus). Le cas de la France est de ce point de vue exemplaire ; en décembre 2019, une banderole d’hospitaliers manifestant disait : « L’État compte les sous, on va compter les morts », beaucoup se rendent compte aujourd’hui que ce n’était pas qu’un slogan.
Les textes le démontrant sont désormais légion, et nombre de ceux qui ont porté contre le capitalisme une critique radicale la voient ici confirmée : il est à la fois responsable et coupable, il est mortifère. Et si le virus ne fait pas la différence entre les classes, il touche en priorité les prolétaires, qui, eux, ne peuvent avoir recours à des établissements privés, de qualité. Les déclarations d’Agnès Buzyn ont révélé à ceux qui en doutaient le cynisme dégueulasse de nos gouvernants, prêts à sauver l’économie « quoi qu’il en coûte », y compris à faire crever des dizaines de milliers de pauvres et de vieux (sans doute avec le secret espoir de résoudre du même coup la question des retraites). Mais la chose a pris une tout autre ampleur.
Au-delà de l’incompétence de l’équipe Macron, il faut reconnaître que l’État français est complètement dépassé par la situation ; les décennies de coupes budgétaires dans la fonction publique portent aujourd’hui leurs fruits empoisonnés.
Les gouvernements, depuis trop longtemps préoccupés de servir les intérêts de la frange la plus puissante des capitalistes (de moins en moins liée à un État national), ont perdu de vue le rôle de l’État capitaliste : assurer sur un territoire donné une stabilité favorable à l’ensemble des capitalistes, au-delà de leurs intérêts particuliers. Entretenir un système de santé public performant, par exemple, a l’avantage d’offrir au patronat des prolétaires en bonne santé, un faible absentéisme et une meilleure productivité. Mais les grands groupes et multinationales, à défaut d’attaquer directement le coût du travail, ont poussé l’État à mener des réformes fiscales en leur faveur, des politiques de réduction de ses dépenses et de ses services, et des ponctions sur les revenus indirects des prolétaires. Des mesures qui, de toute évidence, vont trop loin : on savait qu’elles pouvaient être, parfois, contraires aux intérêts particuliers des capitalistes les moins puissants (ce qui explique en partie la présence de petits patrons aux côtés des Gilets jaunes), mais ici on s’aperçoit qu’elles peuvent être contraires à ceux de l’ensemble des capitalistes. Accompagnées de coupes sombres, d’économies de bouts de chandelle et de cadeaux fiscaux aux plus riches, elles ont eu également des répercussions sur la (non-)préparation aux crises pandémiques, qu’annonçaient pourtant de nombreux rapports d’experts depuis des années – coupes budgétaires dans la recherche en virologie et bactériologie, abandon des stocks nationaux de masques, dépendance pharmaceutique vis-à-vis des laboratoires privés, etc.
Acculé par le Covid-19, le gouvernement balbutie et tarde à prendre les mesures, a priori de bon sens, que réclament les personnels de santé, telles que le confinement (préconisé bien avant le 17 mars par des épidémiologistes) ou la mise à contribution des établissements de soins privés (alors que certains de leurs directeurs demandent encore à être réquisitionnés). Durant des semaines, le dépistage massif de la population n’est même pas envisagé, l’État n’en a tout simplement pas les moyens. Même retard pour les études sur les traitements à base de chloroquine, médicament peu coûteux dont une large partie du corps médical demande l’utilisation pour soigner les malades (peut-être repoussées du fait de la pression de laboratoires planchant sur un vaccin ou de très coûteux antiviraux). Associé aux économies budgétaires dans la santé, ce refus de prendre des mesures précocement, par crainte de leur impact sur l’économie, entraîne paradoxalement un désastre économique.
Le gouvernement en est réduit à ajuster sa stratégie en fonction de ce qui manque (masques, solution hydroalcoolique, tests de dépistage, lits, soignants, etc.). Les plus grandes fortunes de France sont obligées de voler au secours de l’État – à l’instar du groupe LVMH, qui adapte rapidement une partie de ses usines de cosmétiques pour fabriquer du gel hydroalcoolique à destination des hôpitaux, puis trouve un fournisseur industriel chinois capable d’approvisionner la France en masques, dont il offre un premier stock de 10 millions d’unités aux autorités sanitaires françaises.
La crise du coronavirus dévoile au grand jour les faiblesses de l’État français. Incapable d’assurer l’une de ses premières fonctions – la protection de ses administrés –, il se voit contraint, pour gagner du temps, d’employer des méthodes autoritaires et répressives pour tenter de faire appliquer l’inapplicable : confiner une partie de la population et obliger l’autre à travailler malgré le danger.
Vers la dictature ?
« La démocratie consiste d’abord à fonder un pouvoir
légitime : seul légitime, et partant souverain. Elle est
donc essentiellement un système d’autorité. »
Jacques Chirac, 1977
Des règles de confinement ont été imposées à une très large partie de la population en France le 17 mars, et renforcées une semaine plus tard par un état d’urgence sanitaire qui donne d’importants pouvoirs à l’exécutif pour une durée de deux mois. Des mesures « répressives » ont été instaurées dans de très nombreux pays à travers la planète ; en France, le confinement se matérialise par un certain nombre d’interdits : celui de se rassembler, de sortir de chez soi ou de se déplacer sur le territoire en dehors des raisons de travail, de nécessité stricte… et d’activité sportive ou de promenade ; interdits assortis d’un couvre-feu nocturne dans certaines villes, et eux-mêmes matérialisés par la mise en place de sanctions pénalisant leur dépassement1 – un mécanisme qui, en France, ne déroge pas à ce qu’il est convenu d’appeler « l’État de droit » (c’est-à-dire que l’État se refuse à contrevenir aux règles de droit qu’il s’est fixées).
Des sondages (à prendre avec les pincettes habituelles) indiquent que lors des quinze premiers jours de leur confinement 93 à 96 % des Français y étaient favorables, et que plus de 80 % souhaitaient un durcissement de ces mesures (tel que demandé par de nombreux personnels soignants)2. Il faut reconnaître que, parmi les pays ayant adopté la stratégie du confinement, l’État français n’est vraiment pas le plus strict quant à son application (en matière policière et judiciaire) et aux restrictions qu’il impose – aussi ce que d’aucuns qualifient de fasciste, d’autres le considèrent laxiste. Et si les policiers restent fidèles à eux-mêmes, avec leurs contrôles visant en priorité les prolétaires (surtout ceux issus d’une immigration extra-européenne) et leurs agissements arbitraires, dans de nombreuses villes petites et moyennes on s’étonne de voir beaucoup moins de flics qu’auparavant. On est très loin des patrouilles quadrillant les villes et matraquant chaque passant croisé comme on peut les voir en Inde, ou des cinq ans de prison que l’on risque en Russie pour non-respect du confinement.
Pourtant, des tentatives brouillonnes de gérer la crise, certains déduisent que nous serions désormais en route vers une dictature3… On se demande bien pourquoi les capitalistes français en ressentiraient le besoin, alors que depuis vingt ans, de manière très démocratique, les gouvernements successifs mènent avec succès une guerre impitoyable aux prolétaires et que ceux-ci perdent quasiment chaque bataille, surtout les plus stratégiques – la révolte des Gilets jaunes n’étant malheureusement pour l’instant qu’une exception qui confirme que les prolétaires français sont globalement soumis, écrasés socialement par des années de baisse de leur pouvoir d’achat, de chômage, de précarité et, qui plus est, sont conscients d’être dotés d’organisations syndicales à bout de souffle, et dépourvus d’espoir politique. Il faut être bien piètre observateur et analyste (ou idéologue auto-intoxiqué) pour croire que les mesures de confinement visent à accroître le contrôle et l’obéissance de la population, que cette limitation de la liberté (des déplacements) vise à faire taire les critiques du capitalisme.
En matière d’obéissance et de décervelage, l’État dispose déjà d’outils particulièrement puissants : treize à quatorze ans d’endoctrinement quasi quotidien pour chaque citoyen (l’Éducation nationale), les médias, le sport, la culture, la famille, les tablettes, Pornhub, la 4G, bientôt la 5G, etc. En réalité, il n’y a pas de rupture ; l’isolement et la fragmentation, le fait de rester chez soi, la peur des autres, les contraintes du flicage, la vie réduite au virtuel, tout cela n’est qu’une version plus intense du réel que les prolétaires vivaient avant, qu’ils acceptaient et que, globalement, ils acceptent aujourd’hui.
En outre, la crise du Covid-19 met partiellement à l’arrêt une partie des outils de l’État, et ce n’est pas la moindre des incohérences de son « plan machiavélique » ou de sa stratégie « liberticide ». On notera par exemple le fait qu’une partie de son appareil répressif, en particulier les tribunaux, a été mise au ralenti et que plusieurs milliers de taulards ont été libérés à titre exceptionnel ; que les mesures de confinement touchent actuellement 10 000 policiers (et des centaines de militaires), parfois des unités entières, à la suite de cas de suspicion de coronavirus ; que le ministère de l’Intérieur a (au moins début) renoncé à imposer le confinement dans certains quartiers, en particulier ceux où vivent des prolétaires issus d’une immigration extra-européenne, tout simplement parce qu’il ne dispose pas des moyens matériels et humains pour le faire4 ; que le Conseil d’État a rejeté la demande de confinement total déposée par plusieurs syndicats de médecins (22 mars) ; que dans certaines villes où la municipalité avait décrété un couvre-feu afin de renforcer le confinement, cette décision a été annulée par le préfet (c’est le cas pour Aubervilliers par exemple) ; que la période de confinement, c’est aussi la perturbation de certaines des institutions les plus aliénantes de la société : au-delà de l’école, on pense évidemment à la consommation, à l’enseignement religieux, aux messes, prêches et autres prières collectives. Enfin, que l’arrêt d’une grande partie de la production et de la consommation ne semble pas, pour l’heure, apporter de grands bénéfices aux capitalistes.
Oui, évidemment, l’État utilise des policiers pour tenter de faire respecter le confinement5. Oui, évidemment, l’État profite de la situation pour tester de nouveaux dispositifs tels que l’utilisation de drones pour surveiller et apostropher des passants, ou une collaboration plus étroite avec les opérateurs téléphoniques pour la gestion des masses (statistiques, dynamique des mouvements, etc.), ou encore le tracking… oui, évidemment, la police fait des progrès constants dans la répression depuis le xixe siècle. Mais, au-delà de la propagande, des médias et des amendes, le déploiement militaro-policier est l’outil de base de l’État pour imposer des mesures exceptionnelles et contraignantes (ici le confinement) à des « individus » libres et égaux tels que les a forgés le mode de production capitaliste (au détriment des groupes et communautés préexistants6). Si l’État arrivait au même résultat avec de gentils animateurs, ne serait-ce pas pire ? Tout cela est en tout cas sans commune mesure avec le quadrillage des villes mis en œuvre dans une dictature comme la Chine ; là-bas, outre la police et l’armée, ce sont aussi les milices de citoyens et les membres du parti qui concourent à l’efficacité d’une multitude de check-point à l’entrée des quartiers ou des immeubles (et quand l’État n’est pas assez ferme, ce sont de simples habitants qui s’auto-organisent pour élever des barrages ou des murs et dénoncer les « étrangers »).
L’utilisation de l’armée dans le cadre de cette crise n’a rien d’exceptionnel, quasiment tous les pays touchés y ont recouru ; mais la manière de laquelle le gouvernement français use de son outil militaire confirme son amateurisme et sa faiblesse, davantage que son autoritarisme. Le 25 mars, Macron lance l’opération Résilience, qui crée un cadre pour le soutien de l’armée aux services publics, principalement dans les domaines de la santé et de la logistique, comprenant la mise à contribution des hôpitaux militaires, l’installation (laborieuse) d’un hôpital de campagne à Mulhouse, les évacuations de malades par voies aérienne et maritime, etc. Une mobilisation en définitive assez médiocre, qui montre que les restrictions budgétaires ont également atteint le Service de santé des armées7.
Deux porte-hélicoptères sont en cours de déploiement dans l’océan Indien (Réunion et Mayotte) et dans l’archipel des Antilles pour apporter un soutien logistique aux hôpitaux de ces îles (transport de matériel sanitaire, mise à disposition d’un bric-à-brac d’hélicoptères), voire pour les délester de quelques patients classiques (mais pas ceux atteints du Covid-19) ; un envoi de navires peu adaptés, semble-t-il décidé dans la précipitation ; ils pourraient aussi éventuellement aider à l’évacuation de ressortissants français des pays de ces régions ou aider à la répression en cas d’insurrection post-confinement.
Mais ce qui a davantage fait causer sur les réseaux sociaux militants, c’est que l’opération Résilience permet aussi aux préfets de réquisitionner des militaires, non pas pour faire respecter le confinement puisque, comme on le sait, les militaires n’ont aucun pouvoir de police judiciaire, mais pour la protection des sites devenus « sensibles » ou « stratégiques ». En cette période où les entreprises de surveillance sont débordées, ils sont donc appelés à jouer, comme auparavant dans les gares, le rôle de vigiles8. C’est notamment le cas autour d’une usine produisant des masques médicaux dans le département de Maine-et-Loire, d’une usine de médicaments dans le Gard et de plusieurs hôpitaux. Plus surprenant, certains préfets ont décidé de faire patrouiller ces soldats dans des « zones commerciales » (où l’on a éventuellement pu voir des bagarres pour du papier toilette, des tentatives de cambriolage, mais, pour l’instant, pas l’ombre d’un pillage). L’effet dissuasif permet certes de soulager les patrouilles de police, mais on voit mal où l’armée a pu trouver des effectifs pour cette tâche… ; le volume des effectifs signalés par la presse et les véhicules utilisés laissent penser qu’on a pour l’instant affaire à un redéploiement d’une partie du dispositif Sentinelle9. S’il ne s’agit pas d’un simple coup de com’, cette utilisation des militaires comme vigiles de supermarchés montrerait que le niveau des forces de police est, en France, fortement dégradé10.
La mobilisation de l’armée, on le voit, est assez faible, et le rapatriement de 200 soldats d’Irak n’y change rien. En cas d’aggravation de la crise, l’armée devrait, pour accroître son soutien (par exemple dans l’évacuation des cadavres de certaines villes, comme on l’a vu en Italie), mobiliser ses réservistes, ce qui, à l’heure actuelle, n’est pas le cas, pas plus d’ailleurs celui de la gendarmerie… (qui préserve peut-être les siens pour l’après-confinement).
En réalité, le discours sur « l’État policier » ou la « militarisation » n’explique rien de ce qui se passe. Depuis des années le capitalisme fait face à une crise de la valorisation, et ses marges de négociation avec la classe du travail sont nulles. Les pays capitalistes centraux doivent gérer cette situation où les rapports de classes se tendent ; ils se dotent donc (en fonction de leurs contraintes budgétaires) de nouveaux outils répressifs pour faire face à une crise potentielle, qui, si elle éclatait, pourrait être très violente (les Gilets jaunes en ont donné une petite idée). La crise sanitaire que nous vivons aujourd’hui s’inscrit dans cette tendance historique. Le besoin croissant de contrôle des populations est, par définition, une obsession étatique, mais elle n’est pas le moteur de l’histoire, ni la raison d’être du confinement. Peu bénéfique économiquement, cette mesure est la conséquence des limites du système de santé tel qu’il est aujourd’hui (c’est-à-dire tel qu’il a été démantelé). Et c’est une contradiction de la configuration actuelle du capitalisme.
Si la France devait devenir une dictature, ce ne serait certainement pas du fait d’une hyperpuissance et d’une omniprésence de l’État français, mais, peut-être un jour, du fait de son affaiblissement généralisé, de son impossibilité d’assurer la cohésion de la société11. Nous n’en sommes pas encore tout à fait là. Une chose est certaine, ne lire le monde qu’à travers la lorgnette de la domination et de la répression n’aide pas à y voir clair dans les moments de crise12.
Viva la muerte !… y la libertad
« L’opposition entre le travail et la liberté ne constituait plus,
depuis belle lurette, s’étaient-ils laissé dire, un concept rigoureux ;
mais c’est pourtant ce qui les déterminait d’abord »,
Les Choses, Georges Perec, 1965
Il y a eu au moins quinze jours avant que le confinement soit décrété où ceux qui s’abstenaient de faire la bise étaient gentiment moqués, considérés comme des paranoïaques. Certes, il y a eu cet appel à monter à Paris pour ce qui sera le dernier « acte » des Gilets jaunes (le 14 mars), alors que l’épidémie était en train de prendre en France ; était-ce bien « raisonnable » ? Mais l’État n’appelait-il pas à participer, le lendemain, aux élections municipales ? Certes, les médias ont longtemps parlé de simple grippe un peu « vénère », tout juste dangereuse pour les personnes âgées les plus fragiles. Pourtant, à regarder de près ce qui se passait en Chine, en Corée, puis en Italie, on voyait bien que le problème du coronavirus ne relevait pas que du spectacle. Alors, pouvait-on être plus raisonnables que le gouvernement ? L’annonce du confinement change la donne, l’État prend des décisions qui se veulent fermes et énergiques (même si c’est avec des semaines ou des mois de retard). Tandis que de nombreux prolétaires salariés exclus du confinement comprennent vite qu’ils devront se battre pour rester chez eux, certaines réactions d’activistes radicaux, semble-t-il minoritaires mais très présentes sur les réseaux sociaux, sont des plus stupéfiantes.
Il y a tout d’abord ceux qui, en toute spontanéité, jugent qu’il faut simplement faire l’inverse de ce que demande l’État et refusent le confinement pour des « raisons idéologiques » : la liberté, rien de moins, serait en cause ici, et même, surtout, la leur. Mais qu’est-ce donc que cette liberté individuelle qu’il faudrait préserver, sinon celle de vivre son quotidien comme avant13 ? Certains d’entre eux croient sûrement que « les gens » font sciemment le choix, chaque matin et après mûre réflexion, de se soumettre et d’aller travailler, plutôt que de se révolter. Les plus motivés lançant sur internet (de chez eux) des appels à ne pas respecter le confinement, à organiser des pique-niques voire des concerts punk contre le « totalitarisme »14, estimant sans doute que l’amitié, l’anarchisme ou l’autonomie, comme d’autres la religion, les protègent du virus : « Nous on l’attrapera pas, on fait gaffe ! » (on a vu ce que ça a donné au temps du sida). Mais l’accumulation des morts, la contamination de quelques camarades, de proches ou de membres de la famille et les portes qui se ferment ont souvent eu raison de leurs ardeurs rebelles.
Il y a ensuite ceux qui clament qu’il faut profiter de cette période de faiblesse de l’État pour l’« attaquer » ; que son effondrement ouvrira une période radieuse faite d’auto-organisation d’individus enfin libres, et propice aux expérimentations les plus libertaires. Ils voient le capitalisme uniquement comme une superstructure, et l’État comme son arsenal policier. Il suffirait de faire « bugger » le tout pour que rien ne reste de ce qu’ils n’envisagent pas comme un rapport social. Dans cette optique, il est évident que la stratégie la plus pertinente serait de s’en prendre aux services de santé, aux ambulances et aux hôpitaux (certains ont été victimes de cyberattaques)15 ou, plus radicalement, au réseau de distribution d’électricité, afin d’achever la désorganisation du système, d’accélérer la propagation du virus qui décimera les rangs des fonctionnaires, notamment ceux des flics ! En attendant, on ne sait s’il faut encourager les vols de masques ou prôner leur destruction… Aucun groupe n’a pour l’instant osé détailler sur un quelconque Indymedia les implications d’une telle stratégie « révolutionnaire », qui, gageons-le, fait aussi cogiter quelques écolo-nihilistes et des nostalgiques de l’État islamique16. Ce que pourrait être une révolution mettant à bas le capitalisme, l’État, les classes, la valeur, l’argent, le salariat, le genre, etc., aussi violente et dévastatrice soit-elle, ne peut en aucune manière se confondre avec ce triste fantasme d’un chaos mortifère.
Nous ne nous attarderons pas sur ceux qui se félicitent que le virus s’attaquent aux humains (et pas aux animaux), ni sur ceux qui, au début, se sont réjouis qu’il ne vise que « les riches », « les blancs », « les infidèles », etc.
En revanche, nous nous permettrons un bref arrêt sur un adjectif/concept revenu à la mode et qui contribue à obscurcir la critique de l’État et du capital, celui de liberticide. Passons sur ce qu’induisent, en creux, les discours plaintifs sur « l’État liberticide », c’est-à-dire la revendication d’un autre État. Nous aimons à penser, et à dire, que lorsque « les idées s’améliorent, le sens des mots y participe », ce qui n’est plus tout à fait le cas depuis quelque temps déjà (à propos de différents sujets). Le suffixe -cide renvoie à l’action de tuer (comme dans régicide ou génocide) avec l’objectif de se débarrasser des victimes pour ce qu’elles sont ou représentent (un roi ou un peuple). Si, avec des mesures de confinement, l’État était liberticide c’est qu’il procéderait de manière à tuer les libertés. C’est au mieux prendre la forme pour le fond, et au pire, dans ce cas sémantique, travestir les conditions d’un processus mal identifié.
Dans une société dont les membres ne se gèrent pas eux-mêmes, où l’État prend en charge l’organisation sociale d’un territoire, de ses habitants et de leur liberté, c’est un truisme que d’énoncer que le confinement limite la liberté de déplacement, tout comme de souligner que la prison enferme. Mais réduire l’État à sa substance autoritaire, c’est oublier que sa construction et son évolution ont une histoire étroitement liée à celle du capitalisme, que son action est intimement liée à la conflictualité entre la classe du capital et celle du travail, et que, dans ce cadre, la liberté qu’il nous garantit est par définition toute relative et fluctuante. La domination réelle dans notre société capitaliste n’est pas tant celle de l’autorité légale, ou de la violence d’État, que celle d’un capitalisme ayant pénétré tous les secteurs de la vie, et dont la puissance matérielle réside dans notre dépendance au travail et à l’argent pour notre propre reproduction. L’action de l’État, sur autrui, s’inscrit dans la dynamique du capitalisme, et le concept de liberté est pour l’instant imbriqué dans ce cadre – les Gilets jaunes, quelles que soient leurs catégories sociales, l’ont bien compris quand ils demandaient à l’État des réformes (baisses des cotisations patronales, ou augmentation du Smic). Qu’en serait-il dans une société (« communiste » ou « anarchiste ») où, depuis longtemps, auraient été abolis les classes et l’État ? Elle ne serait évidemment pas exempte de conflits ou de drames (une épidémie par exemple), mais qu’en sera-t-il de l’autorité ou des phénomènes de dépendance ? Comment s’effectueront les choix individuels et s’équilibreront conscience individuelle et conscience sociale, notamment en cas de crise ? Serons-nous « libres » ? Nous sommes certains d’une chose : le cadre pour en débattre sera bien plus adapté et agréable.
S’auto-organiser est-ce aider l’État ?
« Qu’y a-t-il d’idéaliste dans la coopération sociale,
dans l’aide mutuelle, quand c’est le
seul moyen de rester en vie ? »
Ursula Le Guin, Les Dépossédés, 1974
La liberté, est-ce aussi la liberté d’obéir, y compris aux ordres de l’État ? Aux ordres de confinement ? Il faut redire ici que le gouvernement français n’impose ses mesures qu’à reculons, qu’il y est obligé, et qu’une partie du corps médical demande, en vain, des mesures de confinement beaucoup plus sévères, car « les gens se tuent les uns les autres en sortant ». Alors, se confiner, est-ce répondre aux demandes du gouvernement ou bien à celles des personnels des services de réanimation ?
Il a souvent été dit, écrit, que le capitalisme est la cause du problème et qu’il ne peut donc pas en être la solution. Le slogan est beau, mais est-il pour autant juste en toute occasion ? On pourrait tout aussi bien proclamer l’inverse : que les capitalistes sont les mieux placés pour gérer un virus capitaliste dans un monde capitaliste… Au-delà de la rhétorique, quelle alternative s’offre à nous très concrètement aujourd’hui ? Sans le déclenchement immédiat d’une révolution mondiale, quelles mesures d’inspiration communiste ou anarchiste pouvons-nous (nous, révolutionnaires autoproclamés) mettre en place ou proposer à la population pour contrer efficacement le virus (autres que celles déjà prônées par le gouvernement ou les soignants) ? À peu près aucune. Est-ce dramatique ?
Comme souvent dans les périodes difficiles, les réflexes infects sont au rendez-vous dans la population : individualisme, repli, peur et rejet de l’autre… Mais que représentent-ils quantitativement ? Un peu partout dans la population, les gestes de solidarité ou d’auto-organisation à petite échelle se multiplient dans les familles, entre voisins ou collègues, souvent via les réseaux sociaux : prendre soin des vieux du quartier et faire leurs courses, garder les enfants de ceux qui travaillent, se refiler des tuyaux et du matos pour fabriquer des masques de protection, prêter main-forte à une association caritative (que l’on critiquait jusqu’alors), organiser des maraudes pour distribuer de la nourriture aux SDF (parce que les associations fonctionnent au ralenti), etc. Il ne s’agit ni de l’embryon d’une révolte ou d’une nouvelle société à naître, ni d’une aide apportée à un État défaillant, mais sans doute de la moindre des choses. C’est que la solidarité à laquelle nous appelle Macron ne lui est pas destinée, c’est entre nous qu’il faut être solidaires et, on le voit, la « distanciation sociale » n’est pas forcément synonyme d’isolement17.
Et quid des militants ? Et des infokiosques, bibliothèques, squats et autres locaux collectifs existant à travers l’Hexagone ? Autre chose était-il imaginable que d’en fermer les portes et de se replier sur internet ? Était-il possible de transformer ces lieux en clusters de lutte « contre l’État, contre le corona » ? D’apporter un surplus révolutionnaire à cette auto-organisation spontanée faite de petits gestes à la limite du caritatif ; de ne pas se contenter de distribuer des masques mais, par exemple, d’aider à bloquer des entreprises où les salariés sont obligés de venir travailler ? Cela paraît, sauf à une micro-échelle, peu réaliste.
Tout d’abord au vu du rapport de force, c’est-à-dire de l’état des forces du milieu militant (avec ou sans guillemets) gauchiste, anarchiste ou autonome, décomposé par les théories postmodernes à la mode, en proie à l’opportunisme, aux divisions idéologiques et aux querelles d’ego, concentré sur les réseaux sociaux, etc. Mais pas seulement. On pourrait par exemple rétorquer que, en fait, la crise sanitaire n’est pas si grave, que l’État n’est pas complément débordé et que les centaines de milliers de décès que certains envisageaient n’auront pas lieu… choses évidentes après quatre semaines de confinement. Il nous semble que cela pose un certain nombre de questions, notamment relatives à l’intervention, par exemple : toutes les situations sont-elles propices à l’insurrection ? toutes les périodes de crise ou, du moins, de crise de l’État, favorisent-elles l’auto-organisation des prolétaires ? Mais, surtout, le sort du prolétariat, de l’humanité ou de la planète dépend-il réellement de ce genre de questions ?
À l’heure où nous écrivons ces lignes, au-delà de leur faiblesse, et contrairement à la période des Gilets jaunes, le principal obstacle à l’action des militants est qu’il n’y a aucun mouvement de révolte ou de résistance à rallier.
Cliquer ICI pour accéder à la seconde partie
1Il faut toujours prendre les chiffres avec précaution, ceux donnés par le gouvernement servent aussi sa communication. Durant les deux premiers jours, 225 000 contraventions ont été dressées à l’encontre de personnes ne respectant pas le confinement, soit environ 110 000 personnes par jour. Cela peut paraître énorme, un peu moins si l’on compare ce chiffre au nombre de communes (36 000), ou au nombre de contraventions distribuées quotidiennement aux automobilistes en temps normal (74 000 par jour en 2017). Dans la période du 19 mars au 8 avril, 343 000 nouvelles contraventions sont dressées, soit environ 17 000 par jour. Faut-il en conclure, et se réjouir, que la répression est six fois moins forte qu’au début ? Que la répression a un effet pédagogique ? Que les habitants s’habituent, ont peur, prennent conscience du danger… ?
2Les moins favorables à un renforcement du confinement sont les personnes qui n’ont « pas du tout le sentiment d’être exposées ». Voir Frédérique Schneider, « Coronavirus : la grande majorité des Français est pour un confinement plus strict », la-croix.com, 24 mars 2020.
3Voire que la population serait victime d’un vaste complot totalitaire sciemment orchestré afin d’accroître sa peur et son « désir de sécurité », désir que l’État n’aurait plus qu’à satisfaire. Sans doute est-ce pour cela que le gouvernement français et les médias ont minimisé la crise pendant des semaines et que, depuis l’irruption de l’épidémie, ils multiplient les déclarations rassurantes.
4Arrêtons immédiatement les fantasmes qui expliqueraient cela par la volonté de contaminer les populations habitant ces quartiers ; si tel était le cas, ces quartiers/villes seraient hermétiquement bouclés, ce qui n’est pas le cas. Au contraire y résident nombre de prolétaires qui, quotidiennement, continuent de travailler à l’extérieur de ces zones, donc au contact du reste de la population (certaines lignes de transports en commun les reliant aux métropoles sont toujours en fonctionnement). En effet, qui va livrer des sushis aux bobos bien confinés ?
5Quelque 100 000 policiers et gendarmes mobilisés le premier jour pour faire respecter le confinement, mais, étrangement, 160 000 pour les vacances de Pâques ; contre 140 000 mobilisés pour la Saint-Sylvestre 2018 et 115 000 après les attentats de 2015. L’« impression » de flicage vient-elle vraiment d’une présence accrue de flics dans les rues ou du fait que, 90 % des passants ayant disparu, les chances de se faire contrôler se trouvent mécaniquement accrues ?
6Communautés qu’il ne s’agit aucunement de regretter ou d’idéaliser. Il ne s’agit pas non plus de dire que les humains ne seraient pas encore prêts à un autre type de fonctionnement ; simplement que leurs attitudes sont adaptées à ce monde et conditionnées par lui. Les comportements vertueux, coopératifs et solidaires, y existent aussi (ils sont d’ailleurs plus fréquents en temps de crise, comme lors de catastrophes naturelles) ; ils pourraient être tout autres, quasi hégémoniques, dans une société postcapitaliste fondamentalement différente, par exemple communiste.
7Claude Angeli, « Le service de santé militaire très gravement malade », Le Canard enchaîné, 25 mars 2020.
8Sur toutes ces questions liées à l’utilisation de l’armée, voir Tristan Leoni, Manu Militari ? Radiographie critique de l’armée, Grenoble, Le Monde à l’envers, 2018, 120 p.
9La presse évoque par exemple 200 soldats pour la région Nouvelle-Aquitaine, une vingtaine dans le Lot-et-Garonne, ou 60 dans le Gard, certains utilisant des véhicules sérigraphiés « Sentinelle » ou « Vigipirate ». L’opération Sentinelle, déclenchée en janvier 2015, prévoyait le déploiement de 10 000 soldats pour des gardes statiques et des patrouilles dans les lieux publics. Ce chiffre correspond au nombre minimal de militaires qui doivent être tenus disponibles en métropole selon le Livre blanc de 2008. Bien que mobilisant des réservistes (des étudiants ou des cadres sup’) et des personnels non combattants (des mécaniciens ou des opérateurs radio), l’armée est à la peine et, dès avril 2015, l’effectif déployé redescend à 7 000. Il est donc fort probable que c’est ce volant de 3 000 militaires qui a été remobilisé pour Résilience.
10À la suite de la révision générale des politiques publiques (RGPP), les effectifs de gardes mobiles et de CRS sont passés de 31 167 en 2008 à 26 800 en 2018.
11À la différence des périodes de guerre entraînant un effondrement rapide, il semble que le lent délitement d’un État ne favorise pas une auto-organisation « progressiste » du prolétariat, mais bien davantage l’apparition et le renforcement de nouveaux pouvoirs concurrents (mafias, milices, etc.).
12Au Portugal, le gouvernement, de gauche, suspend le droit de grève… mais régularise tous les sans-papiers.
13Sur la notion de liberté, on lira avec intérêt un texte anonyme publié en janvier 2020 : « Liberté des libéraux et liberté des anarchistes ».
Sur le rapport entre l’individu et la société on lira le texte d’Il Lato Cattivo, « Covid-19 et au-delà » sur dndf.org
14Est-on si loin des prières géantes anti-virus rassemblant des milliers de croyants au Bangladesh ou au Pakistan ?
15L’idée de poster des militaires autour des hôpitaux pour les protéger d’une attaque « terroriste » relève-t-elle donc de la science-fiction ?
16Il est vrai que, pour certains, la liberté, la révolte, la soumission ou la mort ne sont que des questions de choix individuels et de volonté. Cela explique que, par exemple, quelques « anarchistes » puissent être, théoriquement et socialement, plus proches de Julius Evola que d’Errico Malatesta.
17Il serait intéressant de savoir si, dans la « France périphérique », les liens créés lors du mouvement des Gilets jaunes ont laissé des traces et accentué ces gestes de solidarité.