LPR / Greta Garbo ou la fierté d’être père 

L’« âge d’or » de Hollywood reste pour nous synonyme d’usine à rêves, de divertissement de masse conformiste, une perception accentuée après 1934 par l’introduction du « Code Hayes » : priorité aux valeurs familiales, obligation de ne peindre crime et adultère que sous des couleurs négatives, proscription de la nudité, de la prostitution et des amours inter-raciales.

Une récente étude a sensiblement modifié ce point de vue : Hollywood. La Cité des femmes, d’Antoine Sire 1.
D’abord, le cinéma américain des années trente et quarante traitait beaucoup plus de questions « sociales » qu’on l’imagine, notamment les effets de la crise de 1929, en suggérant cependant, on s’en doute, des solutions individuelles et non collectives. D’autre part, en matière de mœurs, malgré et à cause de la censure (et de l’autocensure), les sexualités minoritaires, interdites d’écran, s’y exprimaient par une profusion d’allusions et de métaphores. 2
Et parfois plus directement. Dans Morocco, réalisé par Josef von Sternberg (1930), « Marlène chante en français Quand l’amour meurt, sous le regard énamouré de Gary Cooper. Puis elle embrasse sur la bouche une cliente du cabaret. La scène n’a rien de furtif ». Dans The Shanghai Gesture (1941), du même réalisateur, lorsque Gene Tierney découvre le casino où se déploie l’intrigue (un bordel, dans le scénario initial), elle s’exclame : « Ça sent le mal ici. Je ne pensais pas qu’un tel endroit existait sauf dans ma propre imagination N’importe quoi pourrait arriver. »
Quand l’une des amantes de Greta Garbo a un enfant, l’actrice lui écrit : « Je suis incroyablement fière d’être père. » Si l’époque lui interdisait de revendiquer sa bisexualité, elle ne l’empêcha pas de demander à interpréter, habillée en homme, le personnage de Dorian Gray. Sachant que se prépare une nouvelle adaptation du roman d’Oscar Wilde, elle réussit même à en convaincre le metteur en scène pressenti, Kurt Lewin. Comme il fallait s’y attendre, la MGM refuse, et c’est un acteur masculin qui tient le rôle principal dans le film, qui sortira en 1945. Dix ans plus tôt, les spectateurs avaient quand même vu Katharine Hepburn, travestie en homme, jouer le fils de son père dans Sylvia Scarlett : la comédie fit scandale.
Pour autant, détourner le code n’est pas le dépasser, et la provocation est une fonction de la norme. « Je suis pour la censure, elle m’a rapporté une fortune », avouait Mae West, reine des provocatrices, condamnée en 1927 à dix jours de prison pour sa pièce au titre explicite : Sex.
Toutes les actrices n’avaient pas la vie de Mae West. Suicides, alcools et dépressions appartiennent à la légende de Hollywood, mais aussi à sa réalité. Judy Garland, vedette dès l’adolescence, meurt d’une surdose de barbiturique en 1969, à 47 ans.
Rita Hayworth, sex symbol, vit cinq mariages vite malheureux, y compris le troisième, avec Orson Welles. Lana Turner n’a pas plus de chance avec ses sept époux. Gene Tierney séjourne trois fois en hôpital psychiatrique à la fin de sa vie. Veronika Lake, célèbre pour sa très longue chevelure blonde (on en avait même compté les cheveux : 150 000, et la longueur des mèches : 17 pouces devant, 24 derrière), meurt alcoolique. Qu’importe, les tragédies personnelles font vendre. Le spectateur paye pour rire et pleurer : à l’écran comme dans la vie, on adore les destins brisés, le plus mémorable restant celui de Marilyn Monroe.
Parallèlement, les nombreux personnages de femme forte interprétés par des actrices aussi célèbres que Marlène Dietrich, Greta Garbo ou Barbara Stanwick ne contredisent pas la persistance des stéréotypes : maman, putain, femme fatale, femme enfant, souffre-douleur, voire femme de tête à la place des hommes et dans une place d’homme
font encore partie des rôles obligés.
Mais ce qui révèle le mieux la domination masculine à l’âge d’or hollywoodien, c’est la quasi-absence
féminine dans la production, la rédaction et la mise en scène. Très rares sont les réalisatrices comme Dorothy Arzner, ou Ida Lupino, généralement connue comme actrice, mais qui dirigea notamment Outrage (1950) et Le Voyage de la peur (1953)3.
Quant aux femmes de couleur, on leur réservait presque toujours des personnages de domestique des Blancs, rôle tenu par Hattie McDaniel dans 74 films. Loin de se limiter à l’écran, le racisme s’appliquait aussi à la vie personnelle des actrices. Le scandale soulevé par l’amour entre Kim Novak et Sammy Davis Jr. obligea le couple à se séparer.

Que de progrès accomplis en soixante ans ! dira-t-on. Chacun peut maintenant citer des noms de réalisatrices reconnues, et il est devenu banal de voir une actrice noire en chef d’entreprise, ministre ou soldate. Mais quand bien même régnerait une parfaite « parité » de sexe et de couleur, le cinéma reste affaire d’argent et de pouvoir, et, entre 1938 et 2018, la différence est plus de degré que de fond. Descendue du ciel hollywoodien, la vedette n’en reste pas moins chosifiée sous le regard d’un spectateur lui-même inévitablement passif.
On se permet désormais beaucoup au cinéma, et l’art de notre époque valorise la transgression : l’usine à rêves produit aujourd’hui autant de films « dérangeants » que de feel good movies. Un des principes du spectacle, c’est de montrer sur scène ce que l’on désapprouve dans la vie.

Le cinéma reflète la société, sous une morale conservatrice comme en un temps qui se dit ouvert à la diversité. La « libération » des mœurs des années vingt allait de pair avec une réification de l’homme et une subordination de la femme : le premier était homme politique, journaliste, détective, mauvais garçon ou cowboy, et la seconde lui servait généralement de compagne. Aujourd’hui, des mœurs beaucoup plus fluides (en Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest) tolèrent différence et même déviance. N’empêche, début XIXsiècle comme en 1940, dans la majorité des films, le policier triomphe du gangster (et de ses collègues corrompus), et le couple finit par trouver le bonheur. À ceci près que le policier contemporain peut être une policière (éventuellement de couleur), et le couple, non-hétéro.

G.D., février 2018

1 Antoine Sire, Hollywood. La Cité des femmes. Histoire des actrices de l’âge d’or d’Hollywood. 1930-1955, Institut Lumière/Actes Sud, 2016. Plus de 1250 pages, et au travers des biographies, on (re)découvre d’innombrables films inconnus ou oubliés.

2 On en trouve une abondance d’exemples dans Raymond Murray, Images in the Dark. An Encyclopedia of Gay & Lesbian Film & Video, Plume Book/Penguin, 1996: dès les débuts du cinéma, les thèmes gays et lesbiens affleurent dans les films « grand public », et pas seulement aux États-Unis.

3 Combien de cinéphiles connaissent Alice Guy (1873-1968), à qui l’on doit La Fée aux choux, probablement le premier film de fiction de l’histoire du cinéma, qu’elle écrivit et mit en scène pour Gaumont en 1906 ? Le scénario n’a d’ailleurs rien de transgressif : les petits garçons naissent dans cette plante.