Homo 13 / 2 / « Aujourd’hui y a plus moyen ! », entretien avec Fabrice.

Avant d’aborder le chapitre final de la série Homo, il nous a paru utile de publier la transcription d’entretiens réalisés avec une infirmière et un ouvrier qui, tous deux, ont des pratiques homosexuelles. Nés à la fin du XXsiècle, comment ces prolétaires vivent-ils aujourd’hui leur sexualité et, notamment au travail, ces catégories de gay et lesbienne ? Quid du mariage pour tous, de la PMA et de la GPA ? Nous n’avons pas choisi Alix et Fabrice parce qu’ils nous paraîtraient « représentatifs » mais, tout simplement, parce que ce sont des amis.

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Avec la publication sur DDT21 de la série Homo et, en particulier, de l’épisode sur les gays et les lesbiennes dans une usine sidérurgique 1 , nous nous sommes demandé ce qu’il en était aujourd’hui des « pratiques homosexuelles » et du « monde ouvrier ». Alors j’ai pensé à toi, et je crois que tu as lu les épisodes de la série Homo ?

Oui, j’ai lu ce qui a été publié. Et, en effet, tu as pensé à moi parce que tu sais que j’aime bien baiser avec des mecs et que ça fait dix ans que je bosse sur des chantiers !

J’aimerais que tu parles de ce que c’est qu’être ouvrier et avoir des pratiques homosexuelles ; comment tu vis cela, par exemple sur ton lieu de travail ?

Sur mon lieu de travail, pendant longtemps, ça n’existait juste pas. Contrairement à ce que j’ai pu lire dans l’épisode « Homosexualité sidérurgiste » sur les ouvriers dans l’État de l’Indiana, je n’ai jamais entendu parler au boulot de jeux de drague entre mecs. Je n’ai jamais non plus vraiment été confronté à des harcèlements ou cassages de gueule. Pour le meilleur ou pour le pire, ça avait l’air d’être un peu plus folichon que ce que je vis sur les chantiers : c’est-à-dire le néant total.

Il n’y a pas de sexualité, aujourd’hui, dans l’usine en France ?

Il faut tout d’abord préciser où je bosse : toujours en intérim et plutôt sur des chantiers. J’ai souvent bossé en usine, mais toujours avec des entreprises extérieures pour installer ou réparer des machines, jamais à la chaîne, jamais embauché par l’usine elle-même. Je ne suis jamais resté au même endroit plus de quatre mois. C’est donc assez différent de ce qui est décrit dans « Homosexualité sidérurgiste », où des ouvriers bossent dans le même endroit depuis des années et apprennent à se connaître ; il y a des choses qui se développent, choses que je n’ai jamais vues dans mon boulot.

Mais tu as donc travaillé dans beaucoup d’usines et entreprises différentes, et tu n’as jamais croisé l’homosexualité ?

Ben non. J’ai beaucoup fantasmé sur des gars, mais…

Ce n’est donc pas un manque d’attention !?

Non, je suis quand même particulièrement attentif ! J’ai commencé à bosser en 2003, mais la première fois que j’ai dû dire à un collègue de boulot que je pouvais avoir une sexualité avec des mecs, ça devait être en 2009, il y a huit ans. Pendant longtemps mon homosexualité n’existait pas, c’était inimaginable de pouvoir en parler au travail.

Ça se matérialisait comment ?

Quand tu fais la connaissance de collègues de boulot, assez rapidement on te demande : « Alors t’as une famille ? T’as des enfants ? Une femme ? » Pendant longtemps, pour moi, la réponse c’était : « Ben non, j’suis célibataire. » Ça me faisait péter les plombs cette espèce de schizophrénie ! Mais aujourd’hui y a plus moyen. Quand j’arrive sur un chantier, je ne dis pas : « Salut c’est moi, j’suis pédé ! », mais en tout cas quand la question se pose je ne l’évacue plus.

Pourquoi aujourd’hui ? Est-ce que c’est la période qui a changé, ou simplement que tu as mûri et pris de l’assurance ?

La période qui aurait changé ? Entre le début des années 2000 et aujourd’hui, je n’ai pas franchement l’impression qu’il y ait eu de grands changements sociétaux sur la question ! Non, effectivement, ce qui a changé, c’est moi et mon assurance. On peut dire que je pars de loin et en tout cas, chez moi, ça prend du temps…

Les collègues à qui tu dis ça, ils te font la gueule ? Ils veulent te casser la gueule ?

Je flippais de ça ! Mais, en fait, depuis que je réponds : « Non, j’ai un copain » ou « J’ai souvent des copains », la réaction c’est de l’étonnement, mais avec parfois des réactions comme : « Ah ben c’est bien ! » ou « Ah, c’est pas grave ». Ben non, c’est pas grave ! En général, ça n’enchaîne pas tout de suite, ça peut provoquer un silence, c’est plutôt le lendemain que des questions arrivent… ou pas. Il y a beaucoup de curiosité, ils veulent savoir comment ça se passe avec des gars, avec des questions passionnantes du genre : « Est-ce que les mecs sont aussi chiants que les meufs ? »…
Il y a quelques semaines, un collègue arrive avec un tee-shirt de la légion, un ancien militaire ; je n’avais pas tellement envie d’aborder ce sujet avec lui, mais lui il avait plutôt l’air de m’apprécier ; il en vient à me demander si j’ai une copine ou une femme. Je lui réponds que j’ai un copain et lui, tranquillement, lance : « Ah ben c’est bien ! », et d’embrayer : « Et il habite où ton copain ? »… Sa mère habitait dans le même coin, il trouvait ça cool !

Et la présumée homophobie des prolétaires ?

Pour l’instant ça ne m’est jamais arrivé de me faire embrouiller parce que je suis homo. À côté de ça, je ne pense pas que ce soit juste un truc fantasmé, cette crainte qui, pendant des années, m’a empêché d’en parler au boulot. Durant tous les moments un peu collectifs dans le cadre du travail, ces moments de sociabilité où ça rigole, où on parle de tout et de rien, il y a un truc tacite, général, c’est que les homos c’est dégueulasse. Les blagues sur les homos, bien salaces, sont très présentes. Certains partent même dans des délires, s’imaginant mettre la misère à des homos.

Mais quand on en connaît un en particulier…

Alors ils ne la ramènent plus trop. Mais il faut encore rappeler que je suis intérimaire, que les gars que je croise, il y a de grandes chances pour que je ne les revoie plus jamais de ma vie, eux aussi le savent, peut-être que ça joue.

Ça pourrait aussi jouer dans le sens inverse.

C’est vrai. Mais ce que je veux dire, c’est que surtout ça n’a pas le temps de faire le tour de l’usine ou du chantier. La plupart ne me connaissent pas ou pas vraiment, c’est donc moins intéressant d’aller colporter un ragot sur ma poire. Et puis, souvent, j’en parle à tel ou tel collègue dans une discussion interindividuelle, il n’y a pas l’émulation collective qui pourrait donner des forces à quelques réflexes à la con. Ouf, ça ne m’est encore jamais arrivé qu’on me branche sur ma vie privée au milieu de la grande tablée du réfectoire… En même temps, peut-être qu’il ne se passerait rien de spécial…
Mais surtout, il y a peut-être autre chose qui entre en ligne de compte, et d’autres témoignages me font penser ça : je ressemble à un mec, à un ouvrier tel qu’on peut l’imaginer, je parle avec une voix grave, je n’ai pas les cheveux roses ni les ongles vernis. Je me demande comment ça se passerait si ce n’était pas le cas, si je laissais plus aller mes côtés féminins. C’est sans doute plus difficile d’assumer une certaine féminité au boulot que de dire que, quand tu rentres chez toi, tu vas baiser avec un gars. Un copain trans, et électricien dans le bâtiment, travaillait normalement [dans une autre ville], jusqu’au jour où on a su que sur sa carte d’identité il y avait un nom de nana ; à partir de là, ç’a été la misère totale pour lui, blagues, traquage au quotidien, jusqu’à ne plus pouvoir rester. Là ce n’était donc pas strictement la question de la sexualité qui posait problème, mais plutôt cette question de féminité/masculinité. Les autres échos que j’ai de gars qui bossent dans des boulots majoritaireme
nt masculins, c’est la même galère partout. Soit c’est complètement tu, soit c’est hyper marginal. Une fois, sur un site de rencontre, j’ai fait connaissance avec un gars qui bossait dans une usine où j’avais travaillé, et lui il assumait encore moins sa sexualité, au taf personne n’était au courant. Même notre rencontre, il la voulait « scred » [discrète], c’est-à-dire qu’on ne soit pas vus ensemble. Il semble que d’autres qui bossent dans des milieux majoritairement féminins (infirmiers, aides-soignants, ou dans la vente par exemple) vivent plus facilement la question de leur sexualité ou une certaine part de leur féminité. Alors que, là où je bosse, je n’ai jamais croisé d’autres gars parlant de leur homosexualité. Je me demande si c’est la même situation qui est vécue par les lesbiennes ? D’un côté, assumer ma sexualité au taf m’apparaît donc, pour l’instant, bien plus simple que tout ce que j’ai pu craindre pendant des années. Mais d’un autre, cette crainte, cette pression sociale, je ne suis pas le seul à la ressentir ; sinon pourquoi tant de gars resteraient au placard ? Pour ce qui est de la sexualité, dans le cadre de mon boulot, j’ai l’impression que c’est le flip qui joue le rôle de la « répression », bien plus que la « répression » elle-même.
Pour la féminité, ça m’a l’air d’être une autre paire de manches. Ça me fait penser à une anecdote dans un de mes jobs. C’était un boulot d’atelier, on cassait la croûte tous ensemble dans le réfectoire. C’était une des premières fois que j’avais parlé de ma sexualité à un des collègues. Mais c’était le seul, les autres n’étaient pas au courant. Ce jour-là justement, je sais plus comment, mais ç’en était arrivé à parler d’homosexualité. Paulo nous faisait toute une démonstration sur comment il était certain de pouvoir reconnaître un homo sans que celui-ci le lui dise. « Mais enfin Paulo, comment tu fais pour savoir qu’untel ou untel est homo ? — Ben ça se voit, c’est tout ! » L’autre collègue me lançait des regards, s’attendant à ce que ça dérape d’une minute à l’autre. Mais au final non, encore un peu en manque d’assurance, j’ai raté la réplique qui aurait fait sensation : « Et moi alors, qu’est-ce que tu vois ? Je suis homo ou pas ? » Visiblement, ce qu’il voyait comme indice de l’homosexualité ne lui avait pas permis de repérer la mienne ! Tout ça pour dire que je pense que, comme Paulo, beaucoup s’imaginent que tous les homos doivent plus ou moins correspondre à un certain stéréotype, être un minimum efféminés. Et c’est peut-être ça au final qui les dérange le plus…

Et hors de l’entreprise ? Là aussi j’imagine que ton appartenance de classe influe sur les pratiques sexuelles ? Quand on est ouvrier dans une petite ville de province, on ne vit probablement pas sa sexualité de la même manière qu’un webdesigner habitant et travaillant dans le Marais ?

Je n’ai pas croisé tant que ça d’ultra-gros bourges homo, et je ne sais pas comment ils vivent leur truc, je ne pourrais donc pas trop en parler ! Ce qui est sûr, c’est que dans des endroits où je suis allé un petit peu, par exemple les lieux de drague, endroits glauques et sombres au fond d’un parking, ou au bord d’une rivière, connus comme lieux essentiellement pour baiser, et bien ceux qui viennent là n’ont pas l’air hyper bourges ! Il y a un truc de classe assez marqué dans ces endroits-là.

Ou alors, s’ils y viennent c’est pour s’encanailler.

Oui, peut-être parce que ça les fait triper, mais ils ont aussi d’autres moyens de rencontrer des gens. Alors que ceux que j’ai rencontrés dans ces endroits n’étaient pas là parce que le côté glauque les faisait kiffer, mais parce qu’ils n’avaient pas d’autre moyen de rencontrer des gars et d’avoir un semblant de sexualité.

Mais il y a bien des boîtes dans les grandes villes proches de chez toi ? Les bars gay friendly n’y manquent pas ?

Oui, si je suis motivé à me taper une heure de route, je peux trouver ça. Contrairement aux lieux de drague, le public qui fréquente ces bars et boîtes de nuit est assez mixte en termes de classe, avec tout de même une majorité issue de la classe moyenne.

Et alors tu ne fréquentes pas trop ces lieux-là ?

Non pas trop, j’y suis allé parfois… Mais ça me fait rapidement chier et je n’aime pas la musique qu’ils passent !

À part la musique, pourquoi ça te fait chier ? Ce ne sont pas des gens que tu as envie de rencontrer ?

Qui j’ai rencontré là-dedans ?… un DRH de la mairie d’une grosse ville de la région, un autre gars qui tenait un restaurant… peut-être pas trop des gens avec qui j’ai envie de passer du temps ! [rires] De toute façon, je ne suis jamais trop allé dans des boîtes de nuit, homo ou hétéro, donc je ne suis pas le mieux placé pour en parler. Mais j’ai l’impression qu’il y a de tout, des cadres, mais aussi des ouvriers qui bossent toute la semaine et qui, le week-end, vont y claquer 500 balles en bouteilles de whisky…

Alors comment tu fais pour rencontrer des gars ? Internet ?

Pendant longtemps ç’a été le hasard de la vie, mais le hasard de la vie c’est vraiment la galère ! Au bout d’un certain temps, je suis allé sur internet consulter des sites de rencontre, et puis j’ai commencé à rencontrer des gars de cette manière. Je pense que, pour beaucoup, internet a vraiment changé la donne. Et d’autant plus avec l’arrivée des applications sur smartphones. Ça te géolocalise, et tu peux savoir à deux, trois ou dix kilomètres à la ronde combien il y a d’homos autour de toi ! du moins ceux qui sont sur la même application. Ça peut paraître flippant, mais ça a ouvert plein de possibilités.

Donc un patron peut rencontrer un ouvrier, c’est une sorte de paradis de l’interclassisme, au-delà de toutes barrières ?

Pour un « plan » d’un soir, oui, peut-être. Et encore… Mais pour aller plus loin, globalement, y a que des types comme Walt Disney pour imaginer des histoires à la Cendrillon ! Dans la vraie vie, une fois que tu t’es donné rendez-vous, que tu n’es plus derrière ton écran avec les multiples filtres des applications, en face de toi tu n’as plus une photo et des mensurations, mais un type avec toutes ses réalités sociales. Et c’est là que souvent ça colle plus si bien…
Mais en dehors de cette question de classe, sur internet, au premier abord, c’est génial, tu rencontres plein de gens ; mais, assez rapidement, tu frôles la schizophrénie, car ça modifie complètement ton rapport aux gens : concrètement, avec ton doigt tu fais défiler sur l’écran des gueules de gars avec un descriptif hyper sommaire : taille, poids – y en a parfois qui mettent la taille de leur sexe –, s’ils sont actifs ou passifs ou s’ils font les deux ; donc c’est hyper codifié ! À force, ça influence ton propre désir, privilégier tels ou tels critères, en éviter certains. En fait, dans la réalité, tu t’aperçois que ces critères ne tiennent pas, que tu peux rencontrer une personne qui est à l’opposé et t’éclater. Mais avec internet il y a une sorte de formatage, ça modifie la rencontre, et même les pratiques sexuelles.

Est-ce que, comme dans les années 1970, il y a une sorte de fantasme de l’Arabe ? Le FHAR proclamait par exemple : « Nous sommes plus de 343 salopes, nous nous sommes fait enculer par des Arabes. Nous en sommes fiers et nous recommencerons2. »

Oui, ça existe, mais au fond je ne pense pas que ce soit réellement un délire sur la question des origines, j’y vois plus un truc de classe. Plus qu’un fantasme sur les Blacks et les Beurs, c’est surtout une forme de virilité qui est recherchée à travers l’image du lascar. Une sorte de sous-catégorie de jeux de domination qui se traduit notamment par le sneaker, une nouvelle tendance qui consiste à lécher des baskets dégueulasses, surtout celles de lascars. Ça renvoie au folklore du sous-prol, du sauvageon, de la racaille. Tu as toute une frange du porno gay là-dessus, avec le fantasme sur le Black ou le Beur, la figure contemporaine du sous-prol.
En revanche, on voit aussi plein de gens qui affirment clairement sur les sites de rencontre ne pas vouloir de Rebeu, de Black, de Chinois ou de folle. Certains qui affirment des positions d’extrême droite sur ces sites-là ou qui, sur la question du désir, spécifient qu’ils ne veulent baiser qu’avec des Blancs.

L’emprise du racisme, ce n’est malheureusement pas un scoop. Mais en ce qui concerne les folles ?

Sur ces sites de rencontre, ce n’est pas du tout à la mode. La folle, ça marche dans la Gay Pride ou lors d’une soirée pour s’amuser, mais sur le marché des gays ce n’est pas du tout désirable. À côté de ça, il y a un véritable culte du corps, tout lisse et sans boutons, le mec baraqué qui fréquente la salle de sport tous les jours !

Et qui s’épile ?

Pas forcément, puisque tu as aussi les bears. Mais chacun dans sa case !
En général, c’est plutôt « recherche mec mec », avec toute une série de catégories et de sous-catégories – j’imagine que chez les lesbiennes il doit aussi y avoir tout un tas de codes. Par exemple, c’est un truc de malade, la manière dont les gens se calent sur ces catégories d’actifs et de passifs. Il faut être soit l’un soit l’autre, ou au moins avoir une préférence.

Est-ce que le côté actif est plus valorisé ? Plus fort, plus viril ? Par rapport au passif, soumis, qui serait peut-être plus féminin ?

Oui, il y a le côté plus viril, plus fort. Pour certains, se faire enculer, c’est passer un cap dans leur sexualité, dans leur vie. Parce que tant qu’ils sont actifs ils s’imaginent que, quelque part, ils ne sont pas vraiment homo. À l’inverse, aimer être passif, ça doit signifier être soumis, se faire écraser au sens figuré comme au sens propre. Moi ça me fait péter des plombs. Heureusement, cette codification n’est pas partagée par tous.

C’est sur les sites de rencontre qu’on trouve cette séparation/catégorisation ?

Oui, et chez les gens que je rencontre : tu détermines un rôle dans la sexualité, et c’est extrêmement dur de s’amuser autrement… alors que, justement, dans une relation homosexuelle, ce qui est bien c’est la réversibilité de toutes les possibilités ! C’est hyper triste.

Est-ce que ce n’est pas seulement lié aux applications où, forcément, tout doit rentrer dans des cases ?

Ça y contribue, mais c’est déjà bien intégré. Il y a tout un tas de choses qui amènent à ça : comment tu débutes dans ta sexualité, comment tu te laisses aller à découvrir plein de choses… Comment, d’un côté, on entend parler de sexe partout, mais que, d’un autre, c’est quelque chose qui reste tabou et difficile à aborder. Et jusque dans le plumard ! Comment c’est difficile de mettre des mots sur ce qu’on vient de vivre, pouvoir se dire ce qu’on a trop kiffé, ce qui nous a fait vibrer de toute part, ce qui à l’inverse nous a déplu, ce qu’on aimerait vivre ou ne plus jamais vivre. Tout ça parce que le sexe, ça reste quelque chose de terriblement intime, et qu’en parler revient donc à se dévoiler, se mettre à nu, avoir peur de paraître naze aux yeux de l’autre. Alors, à partir de là, entre le silence ambiant et les stéréotypes, ce n’est pas toujours facile de sortir de sa case, ou même d’avoir envie d’en sortir…

Les catégorisations et sous-catégorisations ont l’air très poussées, et en se juxtaposant elles forment ton identité…

Chez les mecs gays, il y a une date de péremption qui est vachement plus basse que chez les hétéros, à partir de 35-40 ans tu commences à galérer pour faire des rencontres, y compris sur les sites ; je pense que c’est lié au culte du corps, cette survalorisation du corps et des muscles.

Est-ce que ça les pousse à recourir à la prostitution ?

Les gars qui se prostituent sont majoritairement jeunes ; les clients sont soit des bourgeois, soit des « hors-catégories », ceux qui ont du mal à faire des rencontres. Ou bien, on n’en a pas parlé, ceux qui ne s’assument pas du tout : les gars mariés [avec une femme] par exemple ; ceux qui ne sont pas sortis du placard, et il y en a à la pelle. Mais en même temps ceux-là peuvent aussi plus facilement faire des rencontres, car il y a aussi tout un désir sur-développé concernant l’hétéro. C’est sans doute lié à l’image de virilité qui est associée à l’hétéro, et peut-être un peu le côté excitant de celui qui est généralement inaccessible.

Concernant les lieux de rencontre, qu’est-ce qui serait en train de changer… ou pas ?

Dans l’épisode « Butch & fem à Buffalo », qui parle de lieux de sociabilité, lesbiens en l’occurrence, ça se termine en évoquant aujourd’hui la diminution de la répression, qui entraînerait un changement de fonction de ces lieux de sociabilité : « Quand ils ou elles se retrouvent entre eux ou elles, ils ou elles ne partagent pas plus d’existence sociale que les supporters de foot ou les amateurs d’opéra. On va aujourd’hui beaucoup plus à un bar ou à une fête gay ou lesbienne par plaisir que pour y trouver une solidarité et un soutien qui seraient impossibles, voire interdits ailleurs3. »
En fait, ça me fait bizarre de voir les choses de cette manière. Il y a aujourd’hui une sorte d’a priori – qui est, je pense, en partie fondé  selon lequel ce serait plus simple de vivre son homosexualité dans des grandes villes plutôt qu’en campagne ou dans de plus petites villes. Sûrement grâce à l’anonymat qu’apportent ces grands centres urbains, mais, paradoxalement, aussi et surtout par la sociabilité qu’ils permettent. Dans mon coin et dans ma vie, c’est une réelle galère pour réussir à rencontrer des gars pour baiser, mais ne serait-ce aussi que pour trouver des personnes avec qui échanger sur des vécus qui auraient un peu de commun avec le mien, me sentir un peu moins seul. Là où j’habite, il n’y a pas de lieu où je sais que je vais pouvoir trouver des homos, il faut aller dans la grande ville, qui est à 80 bornes. Aujourd’hui, avec toutes leurs limites, ces espaces ne me semblent donc pas accessoires, mais nécessaires, voire vitaux pour certains.

Mais est-ce que, notamment dans la petite ville où tu vis, ce n’est pas davantage du niveau de la survie ? Alors qu’à d’autres époques et d’autres lieux, évoqués dans le texte, il s’agissait plus de lieux de solidarité, presque offensive, où les homos savaient pouvoir s’entraider, ce qui est différent de bars où, aujourd’hui, on se rencontre pour du sexe ?

Oui, ça relève sans doute de quelque chose de l’ordre de la survie, ce qui n’en fait justement pas un aspect anecdotique ou accessoire dans la vie de pas mal d’homos. Si c’était devenu si simple aujourd’hui, je me demande notamment pourquoi autant de lieux de drague continueraient d’exister dans chaque périphérie de ville, et dans autant de recoins sombres et reculés. Ce ne sont typiquement pas des lieux où l’on va entre potes, comme on va à l’opéra ou à un match de foot. Mais bien plus des sortes de palliatif à une misère sexuelle assez importante, tout comme peuvent l’être dans d’autres proportions des lieux plus institutionnels et gay friendly.
Alors oui, c’est sûr que je n’ai encore jamais connu d’endroit où l’on sent que, d’une manière très collective et forte, on va réussir à se serrer les coudes, mais même sans ça, dans certaines situations, le simple fait d’espérer tomber au moins sur une personne avec qui échanger autour d’un verre, ça peut déjà être beaucoup…

Même s’il n’y a plus en France de répression, du moins étatique, à l’encontre des homosexuels, leur vie est loin d’être simple…

Ben non ! [rires] Il y a moins de flics qui viennent faire chier sur les lieux de drague comme ils le faisaient à une époque, ce n’est plus pénalisé… Je ne veux pas dire que ce qui se vit aujourd’hui serait la même chose que dans les années 1950-1960, mais à l’inverse ça ne signifie pas que c’est devenu tout rose. Il y a un truc qui n’est pas du tout vécu de la même manière selon ta classe sociale et ton lieu de vie (en ville ou au fin fond de la campagne) : comment tu arrives à vivre ta sexualité, à l’assumer, à t’autoriser à vivre ce que tu désires au fond de tes tripes… c’est sans doute plus simple qu’à une certaine période, mais je pense que c’est encore hyper difficile. Il y a encore des gars et des nanas qui se font jeter de chez eux quand leurs parents apprennent leur sexualité. De nombreux et nombreuses autres tentent de se foutre en l’air, et même parfois y arrivent. Ne réussissant plus à vivre avec le poids du secret de leur sexualité, voire ne réussissant pas à accepter, ne serait-ce que pour eux-mêmes, leurs désirs devenant impossibles à refouler. J’ai rencontré une fois un gars élevé dans une famille catho. Au fond de ses tripes, il sentait bien qu’il avait du désir pour des mecs, mais dans son cerveau ça faisait des vrais bugs ! Un jour où il avait rencontré un mec et qu’il commençait à le sucer, il en avait eu la gerbe au sens propre du terme. D’un côté, il avait qu’à ne plus être catho ! Mais, blague à part, en vrai son histoire m’avait filé des frissons.

Mais alors quel est l’impact de ces nouvelles lois comme le mariage pour tous, la PMA et bientôt la GPA ? Cela n’a pas changé ton quotidien dans ta petite ville de province ?

[rires] Quand c’est passé, j’étais au boulot – je n’y avais pas parlé de ma sexualité –, et la première réaction du collègue avec qui je bossais ç’a été : « Y font chier ces pédés ! Qu’est-ce qu’on en a à foutre de leurs conneries ! »… Non, je ne sais pas ce que ça change, je n’ai pas vu la différence. Personnellement, je ne compte pas du tout me marier, et avoir des gamins n’est pas du tout au programme !

Mais est-ce que tu considères que c’est une grande avancée ?

Je ne sais pas si c’est un progrès… ça donne une protection à certains qui vivent en couple avec des enfants, en cas de décès par exemple, ça change des petites choses de ce genre. Il y a aussi l’ouverture du droit à l’adoption, mais dans la pratique je ne crois pas que ce soit encore réellement efficient… Et puis le Pacs aurait aussi pu permettre tout ça, mais ceux qui militaient pour le mariage pour tous, c’était davantage sur un aspect symbolique.

Certains ont dit que le mariage pour tous allait se faire partout (dans tous les pays occidentaux), parce qu’il fallait que les homos de la bourgeoisie puissent eux aussi transmettre leur patrimoine4.

Oui effectivement, le premier truc c’est la filiation et la transmission du patrimoine. Il y a ensuite toute une reconnaissance symbolique qui devait être recherchée par des gens qui n’avaient peut-être pas grand-chose à transmettre. Le fait de pouvoir se dire : « Ça y est, on est comme tout le monde ! On peut se marier, porter une robe blanche et un costume, faire une cérémonie, etc. » Moi je trouve ça complètement jobard, mais je pense que ça a joué, alors qu’à côté de ça il y a de moins en moins d’hétéros qui se marient ! [rires]

Tu es encore jeune, la trentaine, mais, par rapport à ce que tu as pu lire par exemple sur les années 1970, les témoignages sur le FHAR, etc., quel regard est-ce que tu portes là-dessus ? Est-ce qu’il n’y a pas comme un abîme entre cette période et aujourd’hui ?

Je viens de lire l’entretien avec Lola5 et, quand je pense à ce qu’on vit aujourd’hui, je me dis : « Putain, aujourd’hui, mais quelle vie de merde ! », c’est tellement terne ! Je pense que je n’ai pas vécu un centième de ce qu’elle décrit… Ce qu’elle raconte sur la vie dans ces apparts collectifs où la sexualité fait simplement partie du quotidien ; cela me fait penser à l’un des premiers épisodes de la série Homo, sur le XIXsiècle, où il est question du moment où la sexualité devient une activité séparée6 : je me demandais à quoi pouvait ressembler une sexualité qui ne soit pas une activité séparée. Je ne vois toujours pas ce que ça pouvait être au XIXsiècle, mais dans un hypothétique futur, là j’arrive un peu plus à visualiser ! Un monde où baiser ne serait pas différent, pas plus particulier, que par exemple faire la cuisine ou jouer aux dominos, où tu pourrais faire l’amour à côté de tes potes qui jouent au tarot… j’ai l’impression que ça pourrait ressembler à un truc comme ça !

Novembre 2017

1 Homo 09, « Homosexualité sidérurgiste », mai 2017.

2 Tout !, Paris, no 12, avril 1971.

3 Homo 08, « Butch et fem à Buffalo », avril 2017.

4 Autrefois aussi, les bourgeois homo pouvaient se marier et transmettre leur patrimoine à leurs enfants… mais, pour cela, ils étaient obligés d’afficher une façade de couple hétérosexuel, et de vivre discrètement leur homosexualité. La fin de l’obligation (pour tous) du mariage hétérosexuel et la possibilité de vivre en couple homo sans se cacher ont changé la donne. (N.D.E.)

6 Homo 03, « Naissance d’une question sexuelle », avril 2016.

Le premier entretien (avec Alix) : « Anthropolesbos ».

 

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Les deux entretiens en PDF