LPR / Sur la route, entre cauchemar et chaos

Se jeter sur les barbelés de l’Europe ou s’embarquer sur d’obscènes bateaux en Méditerranée n’est généralement pour les migrants que la dernière étape d’un périple de milliers de km et de plusieurs années… Mais « faire l’aventure », comme ils disent, c’est plonger en enfer.

Nous croiserons ici deux témoignages, celui de Mahmoud Traoré1, jeune menuisier sénégalais en quête de meilleures conditions économiques et celui d’Emmanuel Mbolela2, étudiant congolais qui fuit la répression politique en RDC ; deux mines d’infos3 qui offrent un point de vue utile, car se déroulant en amont des sauvetages d’ONG en haute mer sur lesquels se concentre le spectaculaire. On signalera ici quelques points :

Tout d’abord le sentiment d’une vaste escroquerie qui s’appuie sur la méconnaissance qu’ont les migrants sur les réalités qui les attendent : il n’existe pas de train pour l’Espagne et on ne vit pas en Europe comme au paradis.
Les sacrifices et les espoirs des familles des aventuriers sont tels que tout retour en arrière est impossible – et, s’il réussit, le migrant cachera à sa famille ce qu’il a vécu et ce qu’il vit, tout en se saignant pour envoyer de l’argent au pays. Pourtant, on le sait, et c’est le cas des deux auteurs, l’objectif de départ n’est majoritairement pas celui de l’Eldorado européen : trouver du travail dans un autre pays pour l’un (le « pays de cocagne » qu’est la Côte-d’Ivoire), trouver un refuge dans un pays de la région pour l’autre… mais ils iront jusqu’en Espagne. Les aléas du voyage bouleversent les plans, avec errance d’un pays ou d’une ville à l’autre en fonction des informations ou des rencontres. La mystification est entretenue par les rabatteurs et les passeurs dont l’intérêt est d’orienter les candidats vers l’Europe car c’est le trajet le plus long, donc le plus cher.

L’argent est en effet omniprésent, central, enjeu de vie et de mort. Tout est prétexte à payer : transport, checkpoint, bakchich, péage, etc. ; toute personne dépositaire d’une autorité doit être arrosée. Régulièrement les candidats, sans un sou, sont forcés de trouver du travail (agriculture, BTP) pour se reconstituer une cagnotte, ou contraints de demander de l’aide aux familles.
Des sommes qui paraissent dérisoires mais ne le sont pas : Mahmoud, après avoir vendu tout ce qu’il peut, part avec 70 €, une étape en minibus lui en coûtera 40, un mois dans un foyer en Libye 9 €, le bakchich du flic 2 ou 3 €. Le passage en barque du Maroc vers l’Espagne exige 1 000 à 1 500 €. Ceux qui sautent le grillage à Ceuta et Melilla sont généralement ceux qui n’ont plus d’argent. Tout au long du trajet, ce transfert de prolétaires fait ainsi vivre des milliers de familles, sorte de branche du tertiaire où se mêlent « auto-organisation » et structures plus ou moins criminelles.

Sans cesse la violence est présente, latente ou manifeste : extorsions, vols, coups, enlèvements, agressions gratuites, meurtres ou abandons dans le désert rythment le parcours. Les nombreux morts ou disparus ne se comptent pas dans le désert (contrairement à ceux de Méditerranée). À la violence que subissent les migrants de la part des passeurs, de voleurs, de flics ou d’habitants, s’ajoute parfois celle qu’ils s’infligent entre ethnies ou nationalités différentes (donc concurrentes) sur la route où dans les campements… Dans cet enfer les femmes sont très minoritaires, mais leur présence dans un groupe est appréciée par les passeurs : en cas de difficultés avec des militaires ou des malfrats on peut toujours négocier leur viol pour arranger la situation. Viol et prostitution forcée semblent immanquablement ponctuer leur trajet.

Au fil du voyage c’est « une sorte de contre-société souterraine [qui] forge ses propres lois et génère à son tour des mécanismes de domination ». Un fonctionnement sur un « principe d’autorité traditionnelle », inspiré de la tradition villageoise : le plus ancien commande. Les témoignages décrivent ces maisons ou foyers, « ghettos », organisés par nations, avec loyer, caisses communes, présents dans chaque ville. Une forme d’auto-organisation institutionnalisée et rigidifiée. Dans le nord, ghettos et campements de fortune fonctionnent de manière hiérarchisée, avec à leur tête un chairman, de strictes règlements, une administration, un gouvernement, des ministres et une police.
Plus on s’approche de la Méditerranée, plus la compétition devient féroce, et plus tout devient cher. Certains (une minorité) ne souhaitent plus partir tant ils s’enrichissent… sur le dos des autres.

Parfois, n’en pouvant plus, les migrants s’organisent collectivement pour déborder cette administration autoritaire, d’où ces assauts spectaculaires sur la frontière entre le Maroc et les enclaves espagnoles.

Heureusement, les deux livres font part de gestes de solidarité et d’entraide, d’autant plus beaux, touchants et précieux qu’ils semblent rares. Le monde que traversent les « aventuriers » est dégueulasse, et eux-mêmes sont pris dans des rapports communautaires, de repli et de rejet : entre ethnies, nationalités, religions (très prégnantes) ou aires linguistique (anglophones contre francophones). Les réseaux de solidarité et d’entraide étant le plus souvent réservés à son groupe, l’internationalisme reste une exception.
La situation se complique en Afrique du nord : « La peau des gens se fait plus claire et tu commences à te sentir étranger, comme si tu t’éloignais déjà du cœur de l’Afrique ». Les Subsahariens sont confrontés à un puissant et violent racisme car considérés et traités comme des « Africains »… qui plus est propagateurs du virus du SIDA. Quant à ceux qui tentent de se faire passer pour musulmans, ils découvrent que la solidarité islamique a elle aussi des limites. Bruno Le Dantec note avec amertume que certaines routes de migrants correspondent à celles des caravanes de la traite négrière arabe…

Quel que soit le continent ou la couleur de peau, en société de classes et d’exploitation l’entraide est une pièce rare, et la solidarité peut devenir un business. Les prolétaires s’entre-déchirent et les bourgeois s’enrichissent ; c’est le fonctionnement normal et (sauf grain de sable ou blocage) aucun continent n’y échappe. Cela ne surprendra que ceux qui cherchent au lointain un « bon sauvage » exempt de capitalisme.

Pendant qu’Européens et Chinois construisent des usines en Afrique pour y exploiter une main-d’œuvre bon marché, une partie de celle-ci rejoint le nord… Mais, comme le souligne à raison Bruno Le Dantec, ce trajet de galère permet un véritable « tri sélectif » et « seuls les plus endurants arriveront au bout du voyage ». Perdus dans ce maelstrom migratoire, il n’est pas étonnant que les prolétaires, pris de tournis, peinent à y voir clair.

Tristan Leoni, octobre 2017

1 Mahmoud Traoré, Bruno Le Dantec, Dem ak xabaar. Partir et raconter, Lignes, 2012, 320 p.

2 Emmanuel Mbolela, Réfugié, Libertalia, 2017, 264 p.

3 On recommandera surtout le témoignage de Mahmoud pour le fourmillement des infos et les pistes de réflexions qu’il permet ; celui d’Emmanuel le complète mais il est alourdi par des considérations politiques et militantes.

A LIRE EN PLUS :

Interview de Bruno le Dantec sur Radio Grenouille.

« Clandestins : l’Odyssée invisible », entretien avec Bruno le Dantec, Article 11, novembre 2012.