Pourquoi je n’aime pas « Land and Freedom » de Ken Loach

Ken Loach et la révolte des figurants.ddt21Parmi celles et ceux attachés à une critique radicale de ce monde, Land and Freedom passe pour utile, important, sinon « à voir ». Cette réputation est-elle méritée ?

Ce n’est pas d’esthétique que nous allons traiter.

On peut apprécier l’art de l’ambiguïté, se méfier des œuvres « à message », et estimer qu’on ne compose pas de bonne littérature avec de bons sentiments (pas de bonne théorie non plus).

On peut aussi préférer un art toujours relié à la réalité sociale, et qui n’hésitera pas à expliquer et à démontrer.

Nous n’entrons pas ici dans ce débat.

C’est de politique et de théorie qu’il s’agit.

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    Pour ceux qui ne l’auraient pas vu, résumons Terre et Liberté (sorti en 1995, généralement connu sous son titre anglais).

Le récit est un flashback. De nos jours, une jeune femme découvre le passé de David, son grand-père récemment décédé. Membre du PC anglais, David était parti lutter en Espagne contre Franco. Aux côtés de volontaires venus de toute l’Europe, il combat en Aragon dans une milice pauvrement équipée du POUM. Parmi eux, une femme, Blanca.

Le gouvernement républicain décide de fondre les milices dans la nouvelle armée. La colonne du POUM refuse.

Blessé, David va à Barcelone, où il rejoint les Brigades internationales. En mai 37, quand le gouvernement reprend par la force le contrôle de la ville, David commence malgré lui par participer aux combats contre les éléments les plus radicaux, avant de déchirer sa carte du PC et de repartir lutter avec la milice du POUM.

Or, celle-ci subit une situation de plus en plus difficile. Non seulement les Brigades internationales ne l’appuient pas, mais elles viennent imposer la dissolution de la milice, le POUM étant désormais illégal. Tension, confusion, Blanca est tuée.

Retour à notre époque, en Angleterre. A l’enterrement de David assistent d’anciens combattants de la guerre d’Espagne. Poing levé et chant de l’Internationale.

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      Sur un événement crucial du 20e siècle, il est indéniable que le film apporte beaucoup d’éléments historiques rarement visibles au cinéma. Mais au lieu d’encourager la réflexion du spectateur, il le met devant des évidences, et au bout du compte escamote l’enjeu politique.

Non pas que le débat politique soit absent du film. Une des scènes les plus longues (12 minutes), et la plus importante pour Ken Loach, il l’a déclaré ensuite, montre, dans un village libéré par la milice, une assemblée discutant de la collectivisation des terres et de la priorité à y accorder ou non. Un Américain soutient la nécessité de tout subordonner à l’effort de guerre et met en garde contre des mesures trop radicales qui effraieraient les pays capitalistes démocratiques prêts à aider la république espagnole. Un Allemand affirme au contraire que guerre et révolution doivent être menées de pair. L’assemblée vote finalement la collectivisation.

Mais le spectateur d’un film n’est pas dans la situation d’un lecteur comparant des options politiques proposées sur du papier. Il est devant un écran où agissent des personnages dans une succession de scènes dont chacune prend son sens par les précédentes et les suivantes.

Ici, la discussion sur la collectivisation ne vaut que par rapport à l’ensemble de l’action, et à son sommet dramatique, quand la violence éclate entre milice et armée régulière, opposition où tout conduit le spectateur à s’identifier à un personnage (de fait, également narrateur), et par lui à un groupe contre l’autre. Or, Ken Loach nous donne à voir :

D’un côté, la milice du POUM, filmée comme vivante, chaleureuse, fraternelle, où chacun garde sa personnalité, milice d’ailleurs mixte : une femme y tient un rôle fort.

En face, l’armée républicaine officielle, masse brutale d’uniformes indifférenciés. Parmi ses chefs, un Américain, celui même que nous avons vu hostile à la collectivisation lors de l’assemblée villageoise.

Imaginons un film russe anti-trotskyste des années 30 (le POUM était qualifié de « trotskyste » par les staliniens). Nous verrions d’un côté un peloton des Brigades Internationales réunissant socialistes, communistes et « sans parti », vus au combat comme au repos, passant de la cuisine à la musique, l’un capable d’argumenter, l’autre de blaguer. Face à eux, un groupe d’agités, brandissant leurs armes, incapables d’un discours construit, l’un ivre, l’autre exhibant la montre volée à un bourgeois, le troisième manipulant une liasse de billets… Selon une logique contraire mais symétrique à Land and Freedom, la petite et la grande histoire seraient vues par les yeux d’un Candide, influencé au début par l’anarchisme, et qui finirait par reconnaître les mérites du camarade Staline. Le premier groupe porterait les attributs de l’humanité, le second aurait le visage d’imbéciles et de salauds. Vers qui la sympathie du spectateur serait-elle guidée ? Nous aurions un film de propagande… en sens inverse de celui de Ken Loach.

Ce qu’il y a de pire dans la propagande, ce ne sont pas ses mensonges, c’est d’entretenir la passivité par des moyens qui sont ceux de la publicité. Quoique les tracts et les slogans des partis paraissent pauvres comparés à l’inventivité et l’humour des spots publicitaires, la méthode est identique : associer ce que l’on promeut avec une image de ce que l’acheteur (ou l’électeur) est censé aimer. Pour faire acheter une voiture, des croquettes ou un shampooing, la pub télévisée n’en démontre pas les mérites, elle les met en scène respectivement avec une famille heureuse, un adorable chaton ou un top model. La propagande aussi fonctionne sur la manipulation mentale et affective, mais à la différence du publicitaire le propagandiste ne se contente pas de modèles du désirable : il y ajoute des modèles du détestable. Il donne un signe positif à ce qu’il veut nous faire croire, et un négatif à ce qu’il veut nous voir rejeter. C’est à cela que Ken Loach résume l’opposition entre la milice et l’armée régulière : une confrontation entre des bons et des méchants.

Dans les années 70, des critiques s’en étaient pris à ce qu’ils nommaient la « fiction de gauche », consistant à appliquer les codes de la littérature et du cinéma populaires à un contenu contestataire ou anti-bourgeois. A l’instar des films policiers, un enquêteur découvre la vérité sur un crime, sauf qu’ici le coupable est un coupable politique ou social. Le personnage central, brave homme, issu du peuple, journaliste indépendant, ouvrier, voire policier honnête, agit en justicier contre des militaires fascistes, un violeur raciste, un homme politique « de la majorité » (celle d’alors, gaulliste), des flics brutaux ou un patron exploiteur. Le spectateur découvre avec le héros les turpitudes ou les infamies de la société. Parfois, pas besoin d’enquête ni de héros : le redressage de torts n’a pas lieu dans le récit, ce serait inutile, la morale de l’histoire s’imposant d’elle-même au public. Quelques exemples :

     Z (1969) : dans un pays non précisé mais où tout le monde reconnaît la Grèce, un juge opiniâtre démasque les responsables gouvernementaux et militaires de l’assassinat d’un député de gauche.

     L’Aveu (1970, du même Costa-Gavras), inspiré de faits réels: à Prague, en 1951, un membre du gouvernement est faussement accusé de crimes qu’il doit avouer dans un procès truqué.

     Dupont Lajoie (1974) : un raciste meurtrier d’une femme fait accuser du crime un ouvrier algérien.

     Cadavres exquis (1976) : un commissaire de police intègre découvre les complots des services secrets italiens visant à maintenir la droite au pouvoir.

Qu’est-ce qu’on y comprend de la dictature des colonels grecs, du stalinisme, du racisme, de la « stratégie de la tension » en Italie… ? Rien d’important, le démontage des causes étant réduit au dévoilement d’une opposition entre les bons et les méchants.

On répliquera que Ken Loach n’a rien à voir avec Costa-Gavras : son cinéma ne se fonde-t-il pas sur une analyse de classe ? Sans doute, mais les idées (voire la ligne politique) d’un film n’ont de sens que par la façon dont scénariste et metteur en scène nous les présentent. En matière de spectacle ou d’art, la critique des contenus ne vaut qu’avec celle des formes. Comprendre Les Misérables ou les Rougon-Macquart exige de repérer non seulement les « idéologies » sous-jacentes (et explicites) dans ces cycles romanesques, mais aussi la manière dont Hugo et Zola situent le lecteur par rapport à ce qu’il lit, en recourant à des procédés et des codes qui suscitent l’adhésion et découragent la prise de distance. Ce qui est vrai de la littérature l’est davantage du cinéma : parce qu’il fait plus que d’autres arts appel aux sens et à l’émotion, sa capacité de nous manipuler en est plus grande encore.

En professeur soucieux de bien faire passer sa leçon, Ken Loach a soin de ne pas nous présenter un personnage qui d’avance aurait tout compris. Au contraire, David va en Espagne comme des centaines de milliers d’ouvriers prêts à croire ce que leur répète le PC. D’abord naïf, comme probablement le spectateur, David finit par admettre malgré lui, à travers des expériences douloureuses, la vérité historique que nous aussi, dans la salle, sommes amenés progressivement à reconnaître. L’Espagne aura été pour David une terre d’initiation comme elle l’est pour le spectateur. L’efficacité du dispositif repose sur notre identification aux comportements et aux doutes successifs d’un individu qui n’a rien d’un héros, et qui nous ressemble, l’anti-héros étant la figure obligée du héros contemporain (du moins pour ceux qui préfèrent Ken Loach à George Lucas).

Certes la ligne politique de Ken Loach n’est pas celle de Malraux dans L’Espoir, qui célébrait le combat antifasciste sans en montrer les contradictions [1]. Mais le message de Land and Freedom a beau être à l’opposé de celui de L’Espoir, les deux films ont en commun de nous émouvoir par le spectacle de mouvements sociaux et de révoltes sans s’interroger sur leurs origines ni sur leurs buts.

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      En défense de Land and Freedom, j’entends dire : « Malgré ses défauts, enfin une œuvre grand public révèle les conflits au sein du camp républicain, notamment les affrontements de mai 37 : le film a donc un intérêt historique, et il invite à en apprendre plus ».

L’argument est faux pour plusieurs raisons :

D’abord, mettre sur la place publique les journées de mai 37 n’a pas du tout la même portée en 1937 et 70 ans plus tard. Orwell, dont l’expérience en Espagne n’est pas éloignée de celle de David, a eu le plus grand mal à faire publier Hommage à la Catalogne. Les 1.500 exemplaires imprimés en 1938 n’étaient pas épuisés lors de la réédition en 1951. Du vivant d’Orwell, il n’y eut qu’une traduction, italienne. L’édition américaine attendra 1952, la traduction française 1955. Depuis, le livre – lu ou non – fait partie du bagage intellectuel du militant politique ou de l’homme cultivé. Le spectateur moyen du cinéma de Ken Loach est au courant des luttes « intestines » ou « fratricides » entre anarchistes et communistes pendant la guerre d’Espagne. Que lui apporte de plus Land and Freedom ? Il assiste sur l’écran à des affrontements aux protagonistes énigmatiques : POUM, CNT, communistes (staliniens ou communistes, quelle différence ?!), trotskystes… rien de cela n’est éclairé, tout ce que nous en retenons, c’est que les perdants (POUM et anars) avaient probablement raison sans être capables de l’emporter, et que les staliniens (le totalitarisme) et les fascistes ont gagné, heureusement l’histoire a tourné la page, Franco est mort et l’URSS aussi. Des images de combats de rue en mai 37 à Barcelone n’en apprennent pas plus.

Ensuite, que comprend-on en s’identifiant à un Bien contre un Mal ? On se prépare à partir en lutte (sinon en guerre) contre tout ennemi susceptible d’être présenté comme diabolique (un des derniers en date : le terroriste poseur de bombes dans le métro), face auquel tout pouvoir, même détestable, sera un moindre mal.[2]

Enfin et surtout, le film escamote l’enjeu politique de la guerre d’Espagne :

Pour la Gauche Communiste (surtout italienne, mais aussi germano-hollandaise, avec moins d’insistance), à partir du moment où les prolétaires acceptaient de combattre le fascisme sous la direction de l’Etat démocratique, ils se condamnaient doublement à l’échec : sur le plan des conquêtes sociales, sur celui de l’action militaire. Cette position était ultra-minoritaire en 1937, elle l’est restée.

Mais si l’on refuse cette position, si l’on pense qu’il fallait combattre Franco par une armée populaire plus efficace, appuyée sur toutes les forces démocratiques, incluant les bourgeois à condition qu’ils participent à la lutte antifasciste, en ce cas, qui a raison ? La petite milice du POUM forte de sa seule énergie prolétarienne ? Ou un solide outil militaire faisant appel à la discipline traditionnelle des armées, mobilisant toutes les compétences, y compris celles des officiers conservateurs pour peu qu’ils soient antifranquistes ?

     Land and Freddom ne dit pas le contraire, de ce débat il ne dit rien, il nous fait éprouver une émotion et de l’empathie pour un groupe contre un autre. Les petits contre les puissants.[3]

On en comprendra davantage en lisant Orwell[4].

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     La démarche employée dans Land and Freedom, et qui en fait une œuvre de propagande, se trouve par exemple dans Le Vent se lève (2006), mais non dans Regards & sourires (1979). Ces quelques pages ne sont donc pas une ébauche d’étude sur Ken Loach (ni ses positions politiques). Seulement un examen critique d’un film militant, qui vise à éduquer le spectateur en le plaçant devant des évidences.[5]

Quoiqu’il prétende faire réfléchir, Land and Freedom ne fonctionne pas très différemment d’une production « hollywoodienne », avec ses braves gens, ses méchants, le gars honnête qui erre avant de trouver le bon chemin, sans oublier la belle fille qui meurt pour lui (la mort tragique de Blanca permet à David de rompre définitivement avec le stalinisme). Le film pense à notre place. Il nous donne en exemple le bon élève qui a appris sa leçon : David a fait son éducation en 1937, le récit de son apprentissage nous aidera à réussir la notre 60 ou 80 ans plus tard. Tout est vu à travers ses yeux : toute autre « fenêtre » sur la réalité nous est fermée. Land and Freedom nous faire suivre l’itinéraire d’un homme conduit à des choix imposés par un scénario qui force l’adhésion en poussant à nous identifier à un héros positif (à moins de refuser globalement le film, comme le ferait un vieux stalinien). Au lieu d’être un « acteur » de sa compréhension, le spectateur est encouragé dans la passivité.

Si l’autonomie (individuelle et collective) n’est pas un principe qui règle tout, elle n’en reste pas moins une condition indispensable de toute action émancipatrice. Elle récuse donc la propagande, le héros positif, les modèles et les conclusions toutes faites. On ne combat pas l’aliénation par des moyens aliénants.

 

G.D.

 

[1] Inspiré du roman du même nom, réalisé en 1938-39, aussitôt interdit, L’Espoir, projeté clandestinement en 1939, sortit brièvement en salle en 1945, et devint quasi invisible pendant des décennies. A la différence de Ken Loach, Malraux faisait de la propagande assumée.

[2] William Blum a défini ainsi le terroriste : celui qui a une bombe mais pas d’avion pour la lancer.

[3] A la spontanéité qui fait la valeur de la milice populaire, le film oppose un stalinisme réduit à un mélange d’autoritarisme, de militarisme et de mensonge. Il est donc permis au spectateur de conclure que les milices autonomes sont préférables à l’armée régulière. La réalité, c’est que 99 % des milices existantes ne luttent nullement pour l’émancipation humaine, et que beaucoup agissent ou finissent en supplétif ou en bras armé de l’État.

[4] Ou par exemple Révolution et contre-révolution en Catalogne (1936-1937) de Carlos Semprun-Maura, réédité par Les Nuits Rouges en 2002.

[5] Contre le militantisme, voir sur ce blog Le Militant au 21e siècle.

2 réponses à Pourquoi je n’aime pas « Land and Freedom » de Ken Loach

  1. Gaël Violet dit :

    Elle est très drôle la citation de William Blum. C’était dans « Rogue State »?

    (au fait, c’est fou, mais il me semble que ce pauvre commentaire est le premier sur ce site… vous ne les affichez pas? Ou faut-il vraiment désespérer de le Internet?)

  2. Maelys dit :

    Considérer « l’autonomie » comme une « condition indispensable » c’est un principe qui n’indique rien sur le contenu de l’action. Car la révolution ne se revendique pas plus de l’autonomie que de la « démocratie ». Scruter « l’autonomie » c’est une forme inversée du dirigisme. Faire de l’autonomie une condition de l’action c’est déjà en faire de la « propagande », une positivité.

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