La valeur et son abolition. Entretien avec Bruno Astarian

Dans quelques semaines, les éditions Entremonde publieront un nouveau livre de Bruno Astarian, L’abolition de la valeur1, occasion pour une brève discussion avec l’auteur. Loin d’être une affaire de marxologues ou de spécialistes, la question de la valeur a des enjeux directs, pour la compréhension de la société capitaliste comme pour celle d’une révolution communiste 2.

 

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DDT21 : En quelques mots simples, qu’est-ce que la valeur ?

Bruno Astarian : Schématiquement, la valeur, c’est d’abord une forme, la forme sociale des produits du travail dans la société marchande. Cette forme, c’est ce qui permet que les produits puissent s’échanger entre eux. La valeur, c’est la forme de l’échangeabilité. Qu’est-ce qui fait que les marchandises sont échangeables ? Marx pose la question dans le premier chapitre du Capital, et sa réponse, c’est qu’elles contiennent toutes une dépense de force de travail humaine. Cela, c’est plutôt un contenu. Il me semble plus juste de dire que dans la société capitaliste, les produits ont une forme définie par des pratiques de travail qui ne sont pas simplement une dépense physiologique de force humaine, mais des conditions concrètes imposées à la production (du fait qu’elle est structurée en producteurs privés indépendants les uns des autres). Si Marx insiste surtout sur la valeur comme contenu, c’est qu’il néglige la catégorie de la valeur d’usage dans sa définition de la valeur. Une table est une table, dit-il. Pas tout à fait. Une table marchandise n’est pas une table en général, ni une table dans le communisme.

DDT21 : Quelles sont les grandes lignes de ton livre ?

Bruno Astarian : Il y a d’abord une lecture critique de Marx sur l’abolition de la valeur, surtout à partir de sa Critique du programme de Gotha. Ensuite j’analyse le premier chapitre du Capital, généralement considéré comme la base de sa théorie de la valeur. Puis je propose ma propre vision de cette question. Au passage, je me livre à une critique d’un théoricien récent de la valeur, Moishe Postone. Enfin je parle des rapports du prolétariat à la valeur : soit dans des moments courants de l’échange du travail salarié contre du capital, soit dans des moments révolutionnaires.

DDT21 : À entendre ton résumé, ça ressemble à une affaire de spécialistes, non ?

Bruno Astarian : La théorie de la communisation a donné lieu à des développements théoriques assez complexes, assez abstraits, de ma part ou de la part d’autres, mais elle est restée longtemps à l’écart de la théorie de la valeur, considérant implicitement que le point de vue de Marx était satisfaisant. Or ce point de vue est déterminé par les conditions de son époque. Le mouvement ouvrier d’alors imprégnait la théorie marxienne3 de problèmes qui ne sont plus tout à fait les nôtres, car les modalités de l’affrontement prolétariat/capital ont changé. Je pense avoir montré dans le livre que la vision marxienne de la valeur est profondément imprégnée des conditions « programmatiques » de l’époque de Marx : en l’occurrence, une projection du communisme comme société des travailleurs associés, avec planification, etc. Chez les communisateurs, personne ne s’était occupé de dénicher cela dans la problématique marxienne de la valeur, qui, du coup, semblait intemporelle. Donc « spécialiste » si l’on veut, mais ce n’est pas en marxologue que j’ai abordé la question, c’est à partir de mes recherches sur le communisme : comment peut-on le définir à notre époque ? Ma réflexion est en particulier passée par la critique de la notion de valeur d’usage. Et dans l’ensemble, le changement de point de vue que j’opère dans la théorie de la valeur représente une simplification par rapport à Marx, et devrait donc nous éloigner des spécialistes marxologues.

DDT21 : Tu es donc ici en désaccord avec ce que Marx a pu écrire sur la question ?

Bruno Astarian : Le principal point qui ne manquera pas de choquer, c’est que je récuse la notion de travail abstrait, notion à mon avis métaphysique, mais qui a sa raison d’être dans la problématique marxienne et marxiste. Quand Marx dit que toutes les marchandises sont comparables entre elles parce qu’elles contiennent la même substance, résultat d’une activité, d’une dépense de force humaine sans qualité, il appelle parfois cette dépense « travail abstrait », dont il fait aussitôt une substance qui logerait dans la marchandise. Il veut dire en fait travail en général (quand on a fait abstraction de toutes ses qualités particulières de plombier, de ferronnier, etc.). Marx lui-même n’emploie presque pas, et de façon hésitante, le terme « abstrait » : parfois il l’utilise, parfois non. Ce n’est pas très important pour lui. C’est après, seulement, que des théoriciens ont monté ce concept en épingle et rempli des bibliothèques entières pour savoir ce qu’est le travail abstrait. Selon cette conception, le travail en général se cristallise dans la marchandise et devient du travail abstrait : dans la société marchande, l’activité productive inclut le travail abstrait, autrement dit produit de la valeur. Parler de travail abstrait, c’est dire qu’il y a une dépense générale de force humaine. Laquelle exactement ? Les auteurs divergent, mais la ligne générale, c’est que le travail abstrait résulterait d’une dépense de force humaine. Pour moi, c’est une conception physiologique de la création de valeur.

DDT21 : Pourquoi les marxiens et les marxistes ont-ils inventé la notion de travail abstrait ?

Bruno Astarian : Parce que, dans leur vision du communisme, le travail industriel est identique à celui de la société capitaliste. C’est très clair dans la Critique du programme de Gotha et dans le texte des communistes de conseil de 19304. Dans cette société future, les ouvriers font pratiquement le même travail qu’avant la révolution, aussi peut-on se demander pourquoi ce travail, qui créait de la valeur avant, n’en crée plus ensuite. La réponse fournie est simple : avant, il y avait le système marchand, avec des producteurs privés indépendants, maintenant on a le plan et la coopération entre les travailleurs. Le travail lui-même, au niveau de l’atelier, est resté le même. Mais grâce au changement des conditions sociales, ce travail qui était – en plus d’être concret – du travail abstrait ne l’est plus, parce que les travailleurs sont associés et contrôlent la production. Pour moi c’est du langage magique, de la métaphysique, ça ne tient pas la route.

DDT21 : Marx se trompait ?

Bruno Astarian : Les gens ne se trompent pas : ils disent ce que l’époque et leur point de vue dans la société leur permettent de dire. Marx parlait pour son époque. Il parlait du communisme à partir de ce qu’il voyait des luttes sociales de son temps. Il voyait des luttes pour la coopérative, et l’espoir chez les ouvriers que les travailleurs, surtout qualifiés, connaissant leur métier, sachant gérer leur propre production, sauraient aussi gérer la société et s’entendre entre eux pour établir un plan concerté.

DDT21 : Et aujourd’hui, qu’est-ce qui te permet de dire ce que tu dis ?

Bruno Astarian : Le fait que depuis quelques décennies, depuis les luttes des années 1960-1970, on a pu commencer à envisager le communisme sans travail – ce qui ne veut pas dire sans production. La grande différence est là. C’est pour cela que, même si ça reste flou, même si c’est insatisfaisant pour les tenants d’un marxisme scientifique, on est obligés de dire que le communisme ne sera pas une économie. Le communisme n’est pas un mode de production, on le dit depuis les années 1970. À partir de là, voulant une société libérée non seulement de l’échange, mais de l’économie et du travail en général, on remonte à des questions théoriques comme celles dont nous discutons en ce moment.

DDT21 : Alors c’est cela l’enjeu de la question théorique de la valeur : comprendre ce que serait en pratique le communisme et la révolution ?

Bruno Astarian : Oui, l’enjeu c’est de mettre à jour la théorie de la valeur et, à partir de là, d’essayer d’avancer un peu sur ce que serait une production libérée de l’économie. C’est une question qui parcourt toute la théorie communiste des origines à nos jours. On a toujours cherché à comprendre le rapport entre la contradiction fondamentale de la société actuelle (entre travail nécessaire et surtravail) et ce que pourrait être une société qui s’en serait libérée. L’enjeu de ma version de la théorie de la valeur, c’est que, ayant défini la valeur par deux critères qui sont concrets et non abstraits, à savoir : la recherche de la productivité et la recherche de la normalisation, je peux dire ensuite ce qu’impliquerait un système productif, débarrassé de la valeur, c’est-à-dire débarrassé de ces deux critères. Ce qui prend un sens concret.

D’abord, négation de la productivité veut dire que le temps n’est plus le critère de la production. Dans le mode de production capitaliste, le producteur, qu’il soit indépendant ou ouvrier, ne participe à la société du capital que dans la mesure où il respecte les normes de productivité, les normes de temps, c’est-à-dire le nombre d’heures où il travaille et la quantité de production par unité de temps. Personne n’y échappe. Si par un coup de baguette magique on se débarrassait de cette contrainte, tout changerait, on ne subirait plus la contrainte du temps. Tu travailles ou, peut-être, tu ne travailles pas, tu te socialises avec tes coproducteurs, vous produisez un peu, ou beaucoup, vous changez de projet, tout évolue. Sans impératif de temps on peut s’interrompre… Évidemment on me taxe de manque de réalisme : « C’est bien beau tout ça, mais comment on mangera ?! » On m’a même fait dire que j’étais prêt à ce que les gens meurent de faim parce que j’avais écrit quelque part que s’il n’y a pas de farine il n’y aura pas de pain : pourtant c’est vrai, sans pain on mangera des haricots pendant un moment, mais on ne mourra pas de faim. Les planificateurs me cherchent des noises… ça ne me gêne pas trop.

Ensuite la suppression de la normalisation. C’est un peu plus compliqué, mais nécessaire. Il est dans la logique de la valeur que les produits soient normalisés : pas seulement utiles, mais d’une utilité normalisée ; cela fait partie des conditions de la production capitaliste. Les producteurs étant privés et indépendants, ils travaillent pour un marché qui leur est extérieur, et ils sont obligés de standardiser leurs produits pour être sûrs de correspondre aux besoins qu’ils visent, malgré les variations individuelles des besoins. Par exemple, la marchandise « logement » est très standardisée, et pas seulement pour des raisons d’économies d’échelle. Si tu supprimes la normalisation, tu obtiens que chaque production soit particulière au besoin qu’elle vise. Si tu as besoin de te loger, tu te feras ou on te fera un logement comme ceci ou comme cela, avec chambre ou sans, avec salle d’eau ou pas, avec des murs d’équerre ou pas, un lieu qui soit propre à toi.

Actuellement, si tu cherches une maison, une voiture, de la nourriture, tu as le choix entre différentes normes. Tu peux avoir un pavillon Phénix, une vieille maison, un appartement HLM, tu as bien un choix, mais ce que tu as ne correspond pas à ta personne, à ton besoin particulier. Ici, je ne fais pas l’apologie du besoin de l’individu capricieux qui exigerait sa salade de fraises tout de suite. J’essaie de me représenter un besoin qui n’est plus comme aujourd’hui un manque. Actuellement tu manques de logement ou de bouffe, tu vas là où il y en a et tu prends ce qu’il y a, qui te convient plus ou moins. Dans le communisme on dira : on va se loger, et un groupe de gens d’accord pour entreprendre une construction dira souhaiter un logement de telle sorte, et fera évoluer le projet, cela durera longtemps peut-être, puis d’autres personnes vont arriver, diront qu’il faut faire autrement, on perdra du temps, mais on s’en fiche de perdre du temps, la construction évoluera ainsi. C’est ça la négation de la normalisation. Tu ne peux pas planifier, faire des calculs, savoir et prouver que ça va marcher, parce que calculer tout d’avance, c’est justement ce dont on veut se débarrasser. Je n’ai pas peur de pousser un brin dans l’utopie : il faut que nous pensions un peu dans ce sens-là. Précisons quand même, afin d’éviter toute confusion, qu’il ne s’agit pas de produire différemment aujourd’hui. Je ne crois pas à la possibilité de faire sécession.

DDT21 : Oui, ce dont tu parles, c’est du déroulement d’une révolution, pas de ce qui peut se faire maintenant dans un atelier autogéré ou une communauté alternative… N’empêche, les gens qui ne te connaissent pas vont penser qu’il s’agit d’une utopie, d’une vision d’anarchistes.

Bruno Astarian : Pas seulement d’anarchistes d’ailleurs. En préparant un article sur les bidonvilles5, j’ai trouvé un architecte fasciné par la façon dont se construisent les bidonvilles en Amérique latine. Il trouve ça magnifique, révolutionnaire, il y voit la solution : au lieu de construire des buildings du genre HLM pour les sans-logis, il faudrait juste leur donner un peu d’argent pour qu’ils puissent acheter quelques matériaux et bâtir comme ils veulent. En fait, ce n’était pas du tout la révolution, seulement des bidonvilles un peu spéciaux édifiés souvent avec la bénédiction des autorités locales. Mais notre architecte décrivait comment des gens dans la misère, avec très peu de moyens, faisaient une pièce, attendaient, et dès qu’ils pouvaient en ajoutaient une autre. La pauvreté interdisait la productivité. La maison évoluait en fonction des besoins, et finalement ils étaient chez eux. Selon cet architecte, quand on les logeait en HLM, ils s’en fichaient, il n’y avait aucun entretien, et en quelques années les logements étaient complètement dégradés. Pour moi, ces conditions sociales extrêmes engendrent une contrainte à l’invention qui nous dit quelque chose de ce que pourrait être une révolution communiste, mais quelque chose de très limité.

DDT21 : Sur ce sujet, as-tu l’impression de t’inscrire dans un débat en cours, ou même de le susciter ?

Bruno Astarian : Pas vraiment. Certains, de temps en temps, m’insultent un peu, et quelques autres s’intéressent à ce que j’explique. Mais je ne dirais pas que je participe à un débat.

DDT21 : Pourquoi cette absence de discussion ?

Bruno Astarian : Pour plusieurs raisons. D’abord le public de la théorie communiste est un petit milieu, essentiellement fait de non-théoriciens, qui lisent, mais qui avant tout s’adaptent aux luttes du moment en essayant d’y participer en fonction d’éléments théoriques pris chez Marx ou chez d’autres théoriciens, y compris anarchistes. Ce qu’ils cherchent dans la théorie c’est un mode d’emploi. Or ce que je fais n’apporte pas un mode d’emploi, c’est juste une méthode d’analyse qui essaye de déboucher sur une projection du communisme, mais sans composante stratégique ou organisationnelle. Donc, pratiquement, ce milieu-là, je ne lui sers à rien dans les conditions actuelles. Je n’ai d’autre utilité que purement théorique.

DDT21 : Cela, c’est vrai pour ceux qui lisent de la théorie sans en faire. Mais parmi ceux qui en font, pourquoi si peu d’intérêt pour ce que tu viens d’exposer ?

Bruno Astarian : Je réponds par une question : qui écrit encore sur les thèmes que les gens comme nous ont développés dans les années 1970 ? On pourrait citer quelques jeunes, peu nombreux. Il y a des lecteurs, mais très peu sont désireux de s’attaquer au sujet de façon à le faire avancer.

DDT21 : Le groupe Angry Workers a élaboré un schéma de transition vers une économie communiste en Angleterre, avec prévisions détaillées, à quoi on travaillera, combien d’heures, les uns travailleront trois heures, d’autres deux, d’autres encore quatre… tout un programme qui se veut concret6. Et un texte de ce type est probablement plus lu que ce que tu écris. Pourquoi ?

Bruno Astarian : Parce que ces lecteurs-là, qui sont souvent des activistes – je ne dis pas des politiques mais des activistes – qui veulent intervenir dans les luttes quotidiennes, veulent aussi pouvoir dire : « Voilà pourquoi on lutte ». Or ces luttes sont économistes. À des salariés en grève pour une augmentation de salaire, on ne peut pas dire « Abolissons le travail ! » ou « Détruisons l’État ». Alors qu’est-ce que ces activistes disent ? Que dans une société normalement constituée, il y aurait de la justice, donc les riches travailleraient aussi, il n’y aurait plus de gaspillage, on vivrait mieux, etc. Faute de lutte qui remette en cause le salariat, peu de gens sont intéressés par les thèmes que j’aborde.

DDT21 : Alors aujourd’hui, s’il y a si peu de débat sur ces questions, c’est qu’il manque des conditions sociales favorables ?

Bruno Astarian : Oui, c’est ce que je pense.

DDT21 : Mais comment se fait-il qu’il y a quarante ans on ait connu la percée dont tu parlais au début, poussée en particulier par la critique du travail. Est-ce que les conditions qui ont permis cette avancée il y a quarante ans n’existent plus aujourd’hui ?

Bruno Astarian : On en a parlé à la fin d’une émission à laquelle je participais sur Radio libertaire7. Cela s’explique par le fait que l’anti-travail actuel est beaucoup plus limité. Dans l’émission, je suis revenu sur l’anti-travail à travers différentes périodes et en particulier les années 1970. Il se déroulait alors dans les usines des événements difficilement imaginables aujourd’hui. Un degré d’indiscipline impensable actuellement. Peut-être devrais-je modérer mon point de vue de 2010 sur le retour de l’anti-travail.8 En y regardant de plus près, les manifestations actuelles de ce que j’appelais anti-travail en 2010 n’ont jamais lieu dans l’atelier, comme c’était le cas dans les années 1970, surtout en Italie. En 2010, je citais le cas des ouvrières au Bangladesh qui détruisent des usines, mais elles le font de l’extérieur, pas de l’intérieur : quand elles sont à l’intérieur, elles travaillent. C’est seulement quand elles revendiquent, quand elles passent à côté de l’usine, qu’elles l’attaquent, la saccagent et la brûlent. On reste dans ce paradoxe que les ouvriers qui ont besoin de travail détruisent des moyens de travail. La question mériterait d’être discutée en profondeur. En tout cas, un retour de l’anti-travail sur le mode italien ou français, on ne le constate pas, d’abord parce qu’il y a trop de chômage, et un chômage devenu fonctionnel pour les patrons. Les conditions de travail chez Amazon ou dans des boîtes de ce type font que les salariés se détruisent, et l’entreprise s’en fout : s’ils ne sont pas contents ils s’en vont, le patron en trouvera toujours d’autres à embaucher. Comment se fera une révolte dans les ateliers ou dans les entrepôts d’Amazon ? On n’a pas de réponse pour l’instant. Tout cela pour dire que le mouvement social reste plutôt muet sur ce que j’évoque. Donc je ne peux pas exclure que les questions que je pose soient les questions d’une autre époque. J’aborde ce point dans un texte sur la théorie 9 : elle est toujours en retard d’une étape, et elle a beaucoup de peine à projeter ce que va être la prochaine explosion sociale. Suivant une certaine logique, on peut imaginer une grande vague future de destruction d’ordinateurs, et les outils de travail s’arrêteront tout seuls. Pas la peine de casser les machines, il suffit d’arrêter les ordinateurs qui les commandent. On ne peut pas en dire plus. Mais pour le moment, les gens sont tellement écrasés par le travail, la précarité, le chômage, qu’on voit mal comment ils se soulèveraient, mais cela va peut-être arriver, par une étincelle qu’on n’imagine pas.

DDT21 : Quand tu dis « questions d’une autre époque », on peut comprendre autre dans deux sens. Soit un autre temps, révolu, et la théorie reste prise dans le passé. Soit c’est un autre dans l’avenir, radicalement nouveau, une époque qui mettrait fin au travail, à la productivité… Tu arrives peut-être trop tôt.

Bruno Astarian : Ça je n’en sais rien, mais comme j’explique au début du texte sur la valeur, entre le monde actuel et un monde sans productivité ni normalisation, il y a une révolution sur laquelle on ne sait pas quoi dire pour l’instant. On peut avancer des idées générales, mais on n’a pas les paramètres précis de ce moment-là, parce qu’on ne peut pas s’appuyer sur les luttes actuelles pour dire « Ce sera cela mais en plus grand ou en plus général, ou bien dans un autre pays ». Si l’on regarde les luttes importantes de ces dernières années, par exemple Oaxaca, qui a été monté au pinacle, cela n’a aucun rapport avec une révolution communiste. De même pour les Printemps arabes : ce sont des mouvements sociaux, et je ne nie pas qu’ils modifient l’histoire, mais ce n’était pas le début d’une révolution communiste qui aurait échoué ou avorté, ce sont des mouvements qui s’inscrivent dans le cours quotidien de la lutte des classes. Ce sont moins des insurrections que des manifestations, des sit-ins… Il n’y a pas d’atteinte aux moyens de production.

DDT21 : Nous approchons de la fin de l’entretien, est-ce qu’il y a une question que tu aurais aimé qu’on te pose ?

Bruno Astarian : Je préfère revenir au rapport entre travail et valeur. Ce qui importe, c’est d’une part de critiquer Marx, de redéfinir la valeur, et d’autre part d’évaluer ensuite l’enjeu de cette critique. Comprendre le rôle de la productivité et de la normalisation, et la nécessité de les supprimer, c’est d’abord comprendre que la production de valeur n’est pas une activité abstraite, mais concrète. La productivité et la normalisation, cela suppose que le producteur travaille sur son travail : son activité n’est jamais finie. Tu fabriques une chaise, et dès qu’elle est faite, tu te demandes si tu y as mis le temps « nécessaire » ou bien davantage, si elle t’a pris le minimum de temps ou plus, et tu te dis : « J’aurais pu – j’aurais dû – procéder autrement, utiliser une meilleure machine, économiser du temps », et tu es toujours obligé d’agir et penser ainsi. Ça ne s’arrête jamais et c’est très concret. C’est pour cela que le capitalisme ne cesse de bouleverser les conditions de production, et que les travailleurs ne sont jamais tranquilles avec leurs compétences techniques, car il y a toujours quelqu’un qui les booste pour améliorer le rendement.

De même pour la normalisation. Si tu veux produire des chaises, tu dois savoir qui en veut, ce qui ne dépend pas d’une bonne étude de marché. Les meilleures études de marché sont souvent fautives. Le problème vient de ce que tu es un producteur privé indépendant. L’acheteur de chaise ne s’adresse pas à toi en te disant qu’il a besoin d’une hauteur de 52 ou 54 cm. C’est à toi, le fabricant, de lui faire savoir que la hauteur moyenne est de 52,5 ou de 55, parce que l’industrie capitaliste en a décidé ainsi, et l’acheteur s’assiéra à 52,5 ou à 55. C’est la norme. Dans le communisme, on demandera à celui qui désire une chaise : « À quelle hauteur t’assieds-tu ? » On passera des heures à discuter, à se décider pour quel usage : boire le thé à la menthe, jouer aux échecs… On peut aimer être assis haut pour certaines activités et bas pour d’autres. Je donne des exemples, il est évidemment facile de les tourner en ridicule, l’important, c’est de dire que la production non normalisée sera adaptée, personnalisée, chose aujourd’hui difficile à imaginer parce que ce serait anti-productif.

DDT21 : Est-ce que d’autres parlent du communisme comme tu viens de le faire ? De façon concrète, les fraises, les chaises…

Bruno Astarian : Pas que je connaisse. Il y a bien une tradition, je pense à Quatre millions de jeunes travailleurs10, et à certains anarchistes. Mais chez les anarchistes la réflexion reste encore très économique : je ne suis pas sûr que ce soit une bonne référence.

DDT21 : Aujourd’hui, parmi les gens qui font de la théorie, tu sembles donc assez isolé.

Bruno Astarian : Je n’exclus pas que d’autres réfléchissent dans le même sens, mais il est vrai que je choque beaucoup de lecteurs. On me suit dans beaucoup d’analyses… et on s’arrête à cet endroit-là. Par exemple, mon bouquin sur la Chine m’a valu de bonnes critiques, sauf le dernier chapitre, où des lecteurs voient un dérapage complet et me reprochent de parler de communisation. Pourtant je n’entrais pas dans le détail comme ici. 11 Donc, oui, je suis isolé.

DDT21 : Que penses-tu de la théorie de la « critique de la valeur » ?

Bruno Astarian : J’ai consacré un chapitre du livre à Postone qui en est l’une des figures. Selon lui, en gros, la société capitaliste est soumise à la mécanique abstraite de la valeur, qu’il appelle « la domination abstraite », et il fait fonctionner l’économie telle que Marx la décrit à partir de la machinerie abstraite des concepts. C’est en particulier le cas de son explication très compliquée (et difficile à suivre) de la hausse constante de la productivité, qu’il observe – à juste titre – dans la société. Les tenants de « la critique de la valeur » pensent que la valeur explique tout. C’est-à-dire que la forme marchandise et l’échange expliqueraient toute la mécanique sociale du capitalisme. Ils passent à côté de l’essentiel : la lutte des classes. C’est très explicite chez Postone : il évoque la lutte des classes pour dire qu’elle fait partie de la reproduction du système, qu’elle est intégrée à cette reproduction et ne peut donc pas dépasser ce système, parce que les ouvriers revendiquent du travail et luttent pour des augmentations de salaires. Dès lors, comment trouver le point de rupture dans un capitalisme moderne ? Ne trouvant pas ce point de rupture, Postone jette le bébé avec l’eau du bain : il n’y a plus de sujet révolutionnaire, la valeur reproduit la société, la domination abstraite se soumet tout. Et comme il faut quand même sortir du système, à la fin de son livre12, il consacre quelques pages à la solution. Pour se débarrasser du capitalisme, il trouve des réactions éthiques chez des gens indéterminés, des marginaux critiques, le besoin de se sentir libre, bref des trucs chétifs et sans intérêt, il envisage même des mouvements de consommateurs qui en arriveraient à critiquer le système, mais on ne sait absolument pas comment ça se passerait. C’est le principal problème de cette vision, elle ne sait pas comment déboucher sur le dépassement de la contradiction.

La théorie de la « critique de la valeur », en réduisant la lutte des classes à une simple fonctionnalité du système, ne peut pas être une théorie de la révolution. D’ailleurs, à elle seule, la théorie de la valeur que j’ai esquissée dans ce livre non plus. La théorie de la valeur n’est qu’une partie de la théorie révolutionnaire. Pour atteindre le niveau global d’une théorie de la révolution, il faut comprendre ce qui se passe dans la société actuelle, donc faire la critique de l’économie politique et de la société en général, se faire une image, une projection de ce qu’est le dépassement de cette contradiction, et entre les deux comprendre comment on passe de l’un à l’autre, comment la contradiction engendre son dépassement à partir de sa propre mécanique. Les trois aspects sont indispensables, mais pas toujours présents ! Dans les formes anciennes de la théorie communiste, c’était relativement facile : la contradiction, c’était la misère de la grande masse face aux énormes capacités productives du capital ; la solution, c’était la société des travailleurs associés qui planifiaient la production et qui se payaient correctement ; et, entre les deux, on avait la prise du pouvoir d’État par le parti qui s’était formé pendant les luttes contre la misère. Cette extrapolation fonctionnait grâce à un processus politique de prise du pouvoir. Cela, c’était le schéma, je ne dis pas que ça ait été la réalité historique de la Révolution russe, par exemple. Maintenant que cette conception a été rendue caduque par les luttes des années 1960-1970, on est obligés de chercher quelque chose de beaucoup plus abstrait. Et c’est un vrai problème.

DDT21 : Ce qui nous ramène à la au faible écho, jusqu’ici en tout cas, d’une réflexion comme celle que tu mènes. Tout ne s’explique pas par des questions personnelles ou des rivalités de groupe. La raison profonde, c’est ce que tu as dit : les luttes sociales d’aujourd’hui ne poussent pas à se poser la question du communisme, alors que celles des années 1970 tendaient vers quelque chose comme ça.

Bruno Astarian : Oui, et c’est le problème de la relève des jeunes.

DDT21 : Ce qui nous renvoie à l’état mondial de la lutte de classes, qui favorise ou non la critique du travail.

Bruno Astarian : C’est un sujet sur lequel il faut revenir, en complétant et en améliorant ce que l’on a écrit sur l’anti-travail, entre autres à la lumière d’enquêtes récentes vraiment impressionnantes sur les conditions de travail.

DDT21 : Je suis frappé d’une chose. Quand on lit ton étude de la valeur, l’analyse est compliquée, ardue, mais à partir de là tu aboutis à des descriptions du communisme claires, mais aussi plaisantes, ce qui devrait favoriser leur réception auprès d’un public quand même plus large.

Bruno Astarian : Les gens sont rebutés par ce par quoi il faut passer avant, et qui en effet est compliqué.

DDT21 : De toute façon, celui qui ne comprend pas l’intérêt des questions que tu poses ne sera jamais convaincu par les exemples concrets dont tu te sers : il les tournera même en dérision. On ne parle pas, on n’écrit pas pour tout le monde.

Bruno Astarian : Comme je le dis dans le texte sur la théorie, il faut assumer parfois de ne pas être réaliste. Sans oublier non plus que le théoricien parle aussi de lui-même.

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L’entretien en PDF

Notes :

1 Il s’agit de l’édition revue et corrigée du feuilleton publié entre 2012 et 2014 sur le blog Hic Salta-Communisation.
2 La transcription de l’entretien a été revue avec l’auteur. Les notes sont de DDT21.
3 Marxien désigne ce que Marx lui-même a écrit ; marxiste recouvre ce qui s’inspire de Marx, de près ou de loin, et s’en réclame, à juste titre ou non.
4 Groupe des communistes internationaux (GIK), Fondements de la production et de la distribution communiste, 1930, préface de Paul Mattick.
5 Les bidonvilles forment-ils une planète à part ? (2010).
6 https://angryworkersworld.wordpress.com/2016/08/29/insurrection-and-production/
7  « Une histoire des résistances au travail et de l’anti-travail », Sortir du capitalisme, Radio Libertaire, 2016
8 « Activité de crise et communisation », 2010.
9 « Solitude de la théorie communiste », 2016.
10 Un monde sans argent : le communisme (1975-76).
11 Luttes de classes dans la Chine des réformes (1978-2009), Acratie, 2009.
12 Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, Mille et une nuits, 2009.

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