Dix ans après une révolution, heureusement pacifique, les États-Unis vivent sous un régime socialiste défenseur des droits du travail et instaurateur d’un Welfare State. Mais dans sa lutte contre les inégalités, le « socialisme américain » oublie les femmes, qui continuent d’être harcelées sexuellement et discriminées à l’embauche (le salariat existe toujours). La persistance du sexisme déclenche un mouvement autonome de femmes – blanches et de couleur – réprimé par le FBI, et de plus en plus radical, jusqu’à s’engager dans la lutte armée.
Telle est la politique-fiction qu’imagine en 1983 Lizzie Borden dans son film Born in Flames. 1
Sous forme quasi-documentaire, l’intrigue suit la convergence de divers aspects du mouvement des femmes vers une action commune qui finit par un affrontement direct avec l’État. De l’auto-défense – groupes de femmes cyclistes intervenant dans la rue pour empêcher un viol – leur pratique franchit des seuils de plus en plus violents. Le film s’attache à deux stations de radio féministes, Radio Phoenix, plus directement politique, et Radio Ragazza, plutôt « contre-culturelle » : d’abord réticentes devant une Women’s Army partisan de la clandestinité armée, les animatrices des deux stations décideront de la rejoindre. Parallèlement, des femmes issues des classes moyennes, et participant à un magazine du parti socialiste, rompent avec le pouvoir à la suite de la mort plus que suspecte d’une militante et finissent par s’entraîner à tirer au fusil. Le film se clôt sur le dynamitage d’un émetteur de télévision au sommet d’une des tours du World Trade Center.
Ce qui étrange, c’est qu’aucun lien ne semble unir, ni d’ailleurs opposer, ce mouvement de femmes à d’autres mouvements, quels qu’ils soient, syndicaux, politiques, contestataires ou réformateurs, de gauche ou d’extrême-gauche. Or, comme on le constate grâce aux reportages télévisés, le « socialisme américain » s’avère impuissant devant une crise économique qui aggrave chômage et pauvreté, et des émeutes éclatent, pour du travail notamment. Aucune composante du féminisme ici présente ne prend position pour ou contre les diverses agitations sociales qui secouent le pays, ni n’envisage ou exclut d’y participer, comme si le mouvement des femmes était étanche à toute autre forme politique. L’élément commun à ces femmes, c’est d’être des femmes, de couleur (les plus actives) ou blanches, et cette définition suffit. On ne leur voit aucun ami ou partenaire masculin, l’unique amour représenté est lesbien, et un seul homme – en une courte scène – est solidaire de la Women’s Army (il explique le maniement d’un pistolet).
Plus étrange encore, cette séparation est présentée comme allant de soi. Malgré la diversité de leurs parcours, les participantes ont toutes derrière elles une réflexion et savent ce qui les a amenées où elles sont. Mais elles n’expriment aucune idéologie ni doctrine. Le fait de combattre isolément n’est pas justifiée par une défiance devant des luttes ou des organisations soumises à la domination masculine. Le spectateur n’entend aucune explication à la non-mixité, ni d’ailleurs aucun discours anti-homme. La Women’s Army est seule et lutte seule.
Ce vide idéologique frappe d’autant plus que ces femmes font preuve d’une grande capacité d’action et d’invention (Radio Ragazza surtout), soulignée dans le film par une mise en scène elle aussi innovante où alternent images de rue, moments documentaires, dialogues sur le vif, ellipses… Mais aucune des nombreuses scènes de discussion filmées par Lizzie Borden ne se soucie d’exposer une quelconque ligne ou orientation politique. Au contraire du film militant habituel qui procède par un excès de démonstration (généralement implicite car exposée indirectement à travers l’intrigue 2), Born in Flames est un appel aux armes – pour un combat par ailleurs légitime et nécessaire – lancé en l’absence de toute vision globale sur la société.
Le féminisme radical veut intégrer le combat des femmes dans un mouvement émancipateur général, tout en faisant des femmes sa priorité – position intenable qu’il vit et théorise comme il peut. Cette contradiction, Born in Flames l’ignore purement et simplement. Volonté d’éluder la question ? Choix scénaristique ? Maladresse ? Le spectateur n’en saura rien mais, paradoxalement, c’est ce point aveugle qui fait la force du film de Lizzie Borden : son point de vue est littéralement irréfutable, puisqu’il n’est pas là.
G. D., août 2017.
1 Née en 1958, Linda Borden change très jeune de prénom pour Lizzie, référence à Lizzie Borden, accusée de meurtre en 1892, finalement acquittée, et devenue aux États-Unis une figure populaire et féministe. En 1986, Lizzie Borden met en scène Working Girls, description d’une journée de prostituées new-yorkaises. Bien qu’elle ait ensuite continué à travailler dans le cinéma, Women in Flames et Working Girls, réalisés avec de petits budgets et des acteurs non-professionnels, sont les seuls films « indépendants » et personnels de Lizzie Borden.
2 Voir notre critique du Land & Freedom de Ken Loach.