Kamel Daoud, Mes indépendances. Chroniques 2010-2016, Arles, Actes Sud, 2017, 478 p.
Personne n’est parfait. Kamel Daoud est journaliste, écrivain et démocrate. Entre 2010 et 2016 ce sont près de 2000 chroniques qu’il publie dans la presse algérienne, principalement dans Le Quotidien d’Oran ; 182, sélectionnées pour un public français, sont regroupées dans Mes indépendances. La France n’est d’ailleurs jamais très loin, et bien des sujets semblent familiers : l’islam ; l’État islamique ; les Printemps arabes ; la démocratie (« Faut-il laisser les peuples “arabes” voter ? ») ; la Palestine (mais contre « la “solidarité” par conditionnement religieux ou “nationaliste” », et contre « l’orthodoxie pro-palestinienne que l’on ne doit jamais penser ni interroger ») ; la femme (qui « dans la nuit algérienne est une impossibilité ») ; l’occidentalo-centrisme ; les binationaux ; ou… le Québec (« le troisième pays des Algériens »).
Tableau pointilliste d’une Algérie en ruine économique et morale, névrosée, pillée depuis 1962 par une caste dirigeante corrompue, d’un peuple de « fils de la névrose » cherchant la fuite dans le wahhabisme (comme on le ferait dans l’alcool), le suicide ou l’émigration. « Il n’y a que deux emplois dans ce pays : travailler pour l’État ou ne pas avoir de travail. Agent de sécurité ou agent d’insécurité. Manger le pétrole ou se faire manger sa part et sa peau. » Mais, si le peuple ne se soulève pas, il n’est « pas totalement couché » mais dans « une sorte de position oblique qui déroute l’analyse étrangère et introduit la géométrie dans la mathématique ».
Une question hante ces pages : qu’est-ce qu’être Algérien ? L’État-FLN a imposé une réponse faite d’arabité et d’islam. Daoud montre à ceux qui en douteraient que rien n’est moins simple, que ce soit en matière d’ethnie (arabe et kabyle), de langue (entre arabe, algérien, kabyle et français… l’arabe comme « langue de colonisation », « langue morte » utilisée par les élites politiques et religieuses), d’unité territoriale (l’auteur découvre un Sud très différent et bien plus libre), d’influences coloniales successives, etc. Le récit national officiel, mythifié et obsédant, est construit sur cette révolution qui a libéré le pays des colonisateurs mais pas des décolonisateurs… tabous et non-dits autour de ces nationalistes algériens parfois nés au Maroc ou de parents marocains. Il faut sans doute être né en France pour avoir des certitudes sur l’identité algérienne ou sur l’arabité, cette « communauté identitaire fantasmatique »… « c’est dur d’être arabe, surtout lorsqu’on n’est pas un Arabe ».
L’alternative qui vient, loin du traditionnel malikisme, c’est le wahhabisme. Simple et pratique, son système binaire hallal/haram offre à la population un « succédané de l’identité ». Daoud, qui a été islamiste dans sa jeunesse, décrit une Algérie progressivement dissoute dans le FIS, une « daeshisation » des esprits et un « Califat qui s’est installé dans les rues ». Les régimes « arabes » ont souvent compris « le bénéfice d’une alliance passive avec les islamistes pour féodaliser les peuples et convertir le citoyen en croyant et le croyant en serf ». Le FLN ne fait pas exception : « On ne fabrique pas un islamiste et un djihadiste lorsqu’on se révolte contre un régime. On fabrique des djihadistes quand on construit la plus grande mosquée d’Afrique et pas le plus grand pays, quand on pourchasse les couples et les libertés, quand on encourage le bigotisme et les fatwas et quand on “talibanise” les écoles et les écoliers. » Ce phénomène, qu’il compare à la montée du FN, trouve selon lui source en Arabie saoudite, ce « Daech qui a réussi » et inonde la planète d’écoles, de chaînes TV, et de livres religieux.
Les islamistes n’aiment pas la vie, qui est pour eux une perte de temps avant l’éternité ; d’où, paradoxalement, le fait qu’ils sont ceux qui parlent le plus de sexe (sinon les seuls) en une sorte de « libido-islamisme conquérant ». La sexualité, les relations femme/homme, le corps ou le désir sont des questions particulièrement présentes dans ces chroniques. Et si Daoud est connu en milieu militant c’est peut-être par ce qu’il a écrit sur les agressions de Cologne du 31 décembre 2015, « la misère des sens dans les terres à turbans »… En l’accusant d’« islamophobie », les universitaires français confirmaient une fatwa de 2014 qui le condamne à mort (le plus grave étant sans doute qu’il ait publié son article dans le New York Times et Le Monde, et non plus dans Le Quotidien d’Oran). Et le chroniqueur de s’interroger sur le sens et l’usage des mots (« vous êtes islamophobe si vous êtes différent et que vous le dites »).
L’intérêt de ces chroniques ne réside pas tant dans les prises de positions de Kamel Daoud, qui en Algérie passent pour subversives, mais en France sont publiées dans Le Point. Ses analyses ont surtout le mérite de nous inviter à un pas de côté, et de nous aider à aborder la réalité sous un angle inhabituel qui permet d’écarter bien des stéréotypes – apport précieux pour ceux qui réfléchissent (ou fantasment) sur les questions identitaires et religieuses en mode de production capitaliste.
Tristan Leoni, juillet 2017
A lire également : Kamel Daoud est l’auteur de Meursault, contre-enquête, Arles, Actes Sud, 2014, 152 p.