LPR / Sur la « dés-ouvriérisation » du PCF

Julian Mischi, Le communisme désarmé. Le PCF et les classes populaires depuis les années 1970, Agone, 2014.

Ce qui a fait la force historique du PCF, c’était son emprise sur la classe ouvrière, au point que des groupes comme Socialisme ou Barbarie voyaient dans la bureaucratie ouvrière le principal obstacle à l’action autonome des prolétaires. Qu’en est-il aujourd’hui ? 1

Pour qu’un parti puisse légitimement se dire celui « de la classe ouvrière », il a fallu que les ouvriers se séparent du monde agricole et artisanal dans lequel ils vivaient encore en France jusque vers 1930, et que se créent simultanément de grandes usines, les banlieues des métropoles et des bassins mono-industriels en zone rurale. Cela a favorisé une « culture de classe » au sens d’un groupe relativement distinct, mais capable aussi de s’associer à d’autres couches « laborieuses » aux conditions de vie relativement proches (petits employés, fonctionnaires subalternes, voire artisans et commerçants). Dans la grande usine, par la discipline d’atelier et la solidarité dans la revendication, l’autorité du délégué syndical contrebalançait le pouvoir du patron. Et le travail qualifié donnait une marge d’autonomie à la classe ouvrière : l’ajusteur titulaire d’un CAP n’était pas passé par la même école que l’ingénieur ou le « petit bourgeois ».

Le « parti des ouvriers » agrégeait d’autres couches, y compris rurales, en une contre-société qui encadrait une partie de la population laborieuse tout en incarnant un modèle social.2 Les communes de la « banlieue rouge » n’étaient pas gérées comme les villes « bourgeoises » voisines. L’assise militante du PCF, ainsi que sa direction, s’organisait autour d’un groupe central, réel et symbolique, « les métallos ». La bureaucratie syndicale et de parti offrait aux ouvriers une promotion.

Depuis quarante ans, la « dés-industrialisation » a frappé ce groupe central et ce qui tournait autour. Entre 1975 et 2010, la part des ouvriers dans la population active est descendue de 37 % à 23 %. Pour autant, forte baisse ne signifie pas évanescence. Si l’on inclut les manutentionnaires, les ouvriers des transports, considérant qu’en France la majorité des ouvriers travaillent hors de la production industrielle, un homme actif sur trois est ouvrier. La proportion des travailleurs d’exécution (souvent manuels) et des petits employés est stable depuis les années 1960 : plus de 50 % de la population active, et le nombre de couples unissant ouvrier/ouvrière à employé/employée n’a pas non plus diminué. 3

Mais la question (ni sa solution) n’est jamais une simple affaire de nombre. Le changement décisif, c’est la défaite et la division qu’il s’est ensuivi, marquée notamment par l’intérim (aux Chantiers de l’Atlantique, en 2000, 7 000 intérimaires pour 4 000 « permanents ») et le chômage (850 000 chômeurs recensés en 2010). Supérieur à 20 % il y a quarante ans, le taux de syndicalisation est inférieur à 10 % aujourd’hui.

Cela ne pouvait manquer d’avoir son effet à l’intérieur du PCF. Jusque vers 1970, 45 % de ses adhérents étaient ouvriers : ils n’étaient déjà plus que 31 % en 1997. En 2003, alors que les ouvriers composent un quart de la population active, on ne comptait que 10 % de délégués ouvriers au XXXIIcongrès du parti.

Le PCF bénéficiait du soutien des fractions supérieures des classes populaires, d’où venaient la plupart de ses dirigeants. Or, dès la fin des années 1970, ces couches sont fragilisées par une crise qui ébranle autant la base qu’un appareil reposant sur une alliance entre ouvriers syndicalistes et « petite bourgeoisie culturelle » (enseignants, fonctionnaires de l’animation, éducateurs).

Mais si le PCF a subi cette évolution, il y a aussi largement contribué.

Au lendemain de 68, illusionné par la force de la CGT et son score à la présidentielle de 1969 (21 %, contre 5 % pour une SFIO agonisante), le PC se croit le vent en poupe, alors que va s’aggraver une contradiction qui fera sa chute : sa base ouvrière décline, en raison de l’attrait d’une CFDT au visage « gauchiste », puis de la crise économique dès 1975 ; tandis que la direction renâcle à s’ouvrir aux « nouveaux mouvements sociaux », que sait capter un PS ascendant. Le parti oscille, optant pour l’Union de la gauche en 1972 avant de la rompre en 1977, tout en  participant au gouvernement socialiste de 1981 à 1984.

Menacé dans son élite dirigeante et même dans son assise sociale, le PC réagit par un repli conservateur, s’élevant contre « l’immoralité » (jusqu’à défendre « la pudeur »), restant à l’écart des « questions de société », par exemple des luttes pour l’avortement, tout en brouillant les cartes par la renonciation à sa spécificité idéologique (abandon officiel de la « dictature du prolétariat » en 1976 4).

À la fin des années 1970, raidissement moral et durcissement ouvriériste provoquent une résistance à la base, y compris une réticence à la ligne officielle sur l’immigration, désaccords qui se répercutent dans la CGT. Le PC se referme sur lui au moment où il n’a plus les moyens de faire taire des contestations qui débordent sur la place publique, l’exclusion ne faisant plus guère peur aux opposants.

La solution qui finira par s’imposer mettra à l’arrière-plan la référence au « parti de la classe ouvrière », au profit d’une démarche « citoyenne », du municipalisme, de la diversité et de la mixité sociale. L’électoralisme se faisait au nom des travailleurs : ceux-ci sont maintenant d’abord traités en citoyens.

Une lutte de classe ne s’en déroule pas moins au sein du monde PC, entre la municipalité-patron et ses salariés, soutenus par les cellules des employés communaux et la CGT. Et ce ne sont pas les syndicalistes qui l’emportent, mais des élus d’autant plus puissants que, comme à Ivry, la mairie est souvent devenue le premier employeur de la ville. Quand le conflit oppose des ouvriers d’atelier aux chefs de service et aux cadres de la fonction publique territoriale, le PC cesse d’apparaître comme l’organisation par excellence de défense du travail, y compris aux yeux de ses militants.

Héritier d’une vieille tradition social-démocrate, le « communisme municipal », longtemps une des forces du PC, s’autonomise, conformément à un choix politique : à la fin du xxsiècle, le PC se restructure sur la base des circonscriptions électorales aux dépens des cellules d’entreprise. L’Union de la gauche avait d’ailleurs permis d’augmenter le nombre d’élus PC, jusqu’au record de 1 500 maires PC en 1983. Pourtant, quand cesse l’alliance avec le PS (ou quand ce parti, comme aujourd’hui, s’effondre), et que le PC ne contrôle plus que 720 mairies en 2008, les élus ont beau être de moins en moins nombreux, leur pesanteur politique s’en affirme davantage. Ce ne sont plus les métallos mais les cadres des collectivités qui forment le groupe central du PCF. 5

En parallèle, le PCF valorise la multiplicité, les travailleurs n’étant que l’une des minorités auxquelles il s’adresse. Le texte du Conseil national pour le XXXIVcongrès (2008) citait une seule fois le mot ouvrier, comme un groupe parmi tous ceux qu’il faut rassembler : « ouvriers, techniciens, employés ou cadres, femmes et hommes salariés de toutes catégories, précaires, intellectuels, sans-papiers, sans-emploi, paysans, créateurs, étudiants, retraités, artisans ».

Le PC s’est rallié au thème d’une « démocratie participative », qui ne vise pas à représenter ou promouvoir une classe ouvrière, ni même des classes dites populaires, mais à réunir quasiment la totalité de la population : le « lien social » est forcément trans-classiste, et la priorité donnée à la lutte « contre l’exclusion » signifie qu’il faut inclure tout le monde. Si différences il y a, elles relèvent de l’origine (ethnique, religieuse…) ou du sexe (recherche de la parité). La « démocratie locale » (par exemple l’habitude du référendum municipal sur un projet communal) réduit la politique à des fragments de vie quotidienne.

Les associations liées au PC se perpétuent, d’autres naissent, mais déliées d’un parti qu’elles ne nourrissent pas. Participer à l’action du parti ne se fait plus dans le cadre d’une cellule, mais d’un réseau, voire de plusieurs, chaque réseau ayant son thème particulier, et chaque personne choisissant ce qu’elle préfère.

Quand les ex-staliniens comme les ex-gauchistes pratiquent une démocratie do-it-yourself, il n’y a rien d’étonnant à ce que dépérisse un militantisme qui n’avait jamais été le fait que d’une minorité. En 1997, un quart des cotisants disaient militer et 31 % des adhérents, consacrer moins d’une heure par mois au parti. Pire, moins d’un tiers des adhérents participent aux votes internes au PC. Il y a une vingtaine d’années déjà, Elise Grappe (1911-1996, élue député PCF en 1951) déclarait :

« Dans ma cellule, on se réunit chez moi. Je leur fais un casse-croûte. Ils mangent, ils boivent. Ils sont bien contents. Et on s’en va tout heureux. On ne fait rien. On paie nos timbres, on souscrit, mais on ne fait rien. C’est la cellule du quartier. »

En réalité, « militer » n’a plus le même sens que dans la jeunesse d’Élise. À la base les « assos » (dépolitisation par éclatement) ; au sommet, la gestion locale et électorale (professionnalisation) ; pour faire coller le tout, des consultants en communication.

Auparavant, un discours de classe structurait l’appel au peuple : aujourd’hui, avec l’effacement du vocabulaire de classe, le peuple ne tient plus que comme addition de minorités.

Ouvrier renvoyait au travail. Le peuple, lui, n’a de réalité que comme le rassemblement de ceux d’en bas, définis moins par ce qu’ils font que par ce qu’ils ne sont pas et n’ont pas, les 99 % privés de pouvoir, domination et privation étant supposées donner cohérence à cet ensemble. De l’abandon d’une classe mythifiée sortent un agrégat de catégories sans autre consistance qu’abstraite, parfaitement exprimée par le slogan : « L’humain d’abord. »

Le PCF a bien épousé son temps. Tant moqué autrefois pour son ouvriérisme, il a fait comme les autres, évoluant vers un parti d’élus et de diplômés dans ses instances dirigeantes, passant des prolétaires aux « gens », s’ouvrant à « la société civile », prônant la « mixité sociale » et la (re)reconstitution du « lien social », œuvrant à démocratiser la démocratie.

On comprend que ce PCF n’hésite plus à s’entendre avec des groupes souhaitant eux aussi compléter la démocratie « formelle » par une démocratie sociale : le « partage des richesses » prôné par le NPA est le programme commun d’une néo-extrême gauche résignée à atténuer les effets négatifs pour les prolétaires d’une lutte de classes que les bourgeois continuent – pour combien de temps ? – à gagner. 6

G.D., juillet 2017

NOTES :

 Julian Mischi, Le communisme désarmé. Le PCF et les classes populaires depuis les années 1970, Agone, 2014. Ce sociologue a étudié plus particulièrement quatre lieux de forte implantation du PCF : deux centres industriels (Saint-Nazaire et Longwy), une banlieue grenobloise et une région rurale (l’Allier). Du même auteur : « Le PCF et les classes populaires », Nouvelles FondationS, n6, 2007 ; « Essor du FN & décomposition de la gauche en milieu populaire », dans Les classes populaires et le FN, ouvrage collectif, éd. du Croquant, 2016. « Comment un appareil s’éloigne de sa base », Le Monde diplomatique, janvier 2015.

3 Sur ce sujet, voir  Travail : l’enjeu des 7 erreurs.

4 L’« abolition du salariat » attendra 1995 pour disparaître des statuts de la CGT.

5 Au contraire de ceux du PS, les cadres du PC viennent cependant surtout de couches dominées en matière de capital culturel et économique (détention d’un patrimoine) : le PCF reste animé par des membres de « classes moyennes » issus de milieux populaires.

6 Malgré les critiques qu’il adresse au PCF, ce programme est également celui de Julian Mischi. Nostalgique d’« un parti qui avait historiquement réussi à produire une élite politique ouvrière », il déplore des effets dont les causes lui échappent. En particulier, il ne voit pas que loin de faire converger des catégories d’exploités, l’appel à la « diversité » est une conséquence de leur échec à surmonter ce qui les divise.