Butch et fem… Un mode de relation sexuelle et amoureuse entre femmes souvent objet de scandale ou de mépris, et rejeté par certaines féministes qui y voient une reprise caricaturale des codes de l’hétérosexualité, et donc de la domination masculine.
Au-delà du pittoresque ou du jugement, il y a là plus qu’une minorité sexuelle marginale : butch et fem ont eu une importance sociale, et une réalité de classe.
L’essentiel de ce chapitre emprunte à une étude d’Elisabeth Lapovsky-Kennedy et Madeline Davis, qui ont mené des entretiens avec plusieurs centaines de femmes de Buffalo, de la fin des années trente au début des années soixante, avant d’en faire la synthèse dans un livre publié en 1993. Engagées dans les mouvements féministe et lesbien, ces historiennes ont privilégié l’histoire orale « parce que les femmes qui fréquentaient les bars gays et lesbiens venaient surtout de la classe ouvrière et n’ont laissé aucune trace écrite ».1
Privé/public
Dans la vie des gays et lesbiennes, les bars, lieux publics mais relativement protégés, tenaient un rôle essentiel.
À Buffalo, deuxième ville la plus peuplée de l’État de New York, la guerre entraîne la même évolution que dans le reste du pays. La mobilisation de 1,6 million d’hommes et de 300 000 femmes favorise un brassage des individus, une sexualisation des mœurs et, phénomène sans doute pas si anecdotique, un changement des codes vestimentaires, notamment le port du pantalon par les femmes. La proportion de femmes dans la population active passe de 27 % à 37 % entre 1940 et 1945, et une épouse sur quatre travaille hors du foyer, donnant aux femmes davantage d’autonomie et de possibilités de rencontres pour celles dont le mari est soldat.
Dans les années quarante, pour des raisons plus commerciales que militantes, s’ouvrent des bars gays, certains servant aussi de salles de spectacle pour une clientèle mêlant Noirs et Blancs, gays, lesbiennes et hétéros, ainsi que call girls et petits délinquants.
Dans l’espace qui leur était possible, gays et lesbiennes coexistaient sans « volonté idéologique de séparation ». « Nous n’étions pas ségrégés comme ils le sont maintenant », dit Joanna : « Aller dans un bar pour gays ne posait aucun problème. […] On fréquentait toujours les mêmes bars, c’est comme ça qu’on en venait à connaître tant de garçons gays. »
Mais, à la relative tolérance facilitée par la guerre, succèdent après 1950 une répression politique et policière de l’homosexualité et un retour à la hiérarchie des rôles dans une famille nucléaire où l’homme est pourvoyeur de salaire et la femme ménagère. Une femme aimant les femmes courait le risque d’être dévoilée comme « déviante » et de perdre son emploi, donc la marge de liberté qu’offre l’autonomie financière : aussi devait-elle séparer vie privée et publique. Une lesbienne ayant travaillé en usine de 1936 à 1966 dit être toujours restée discrète sur son orientation sexuelle : ce qui était possible pour l’adolescente devenait interdit à l’adulte. 2
Buffalo était alors une ville industrielle dont beaucoup d’habitants travaillaient dans l’acier ou l’automobile. Au contraire de la « longue tradition de socialisation érotique explicitement trans-classiste » des gays, la clientèle lesbienne des bars était marquée par une forte « homogénéité » sociale, car ils étaient surtout fréquentés par une « communauté lesbienne ouvrière », les femmes de classes moyennes hésitant à s’y rendre, de peur de ternir leur image sociale.
Butch et fem
On venait en ces lieux boire, s’amuser, retrouver des amies, ou dans l’espoir d’une rencontre amoureuse.
L’ensemble des personnes interrogées « s’accordent sur la prééminence des rôles butch/fem dans la communauté lesbienne publique » : un code bien établi et généralement respecté, très prégnant à Buffalo en raison de la sociologie industrielle de la ville, mais visible dans tous les groupes de lesbiennes avant 1970.
À l’origine, butch désignait un garçon ou un homme plutôt « dur », le mec costaud et viril. Le choix du terme indique la volonté de certaines femmes, par le vêtement et l’attitude, d’incarner une des images masculines alors dominantes. Inversement, la femme (souvent écrit fem par les intéressées, comme nous le ferons ici pour éviter de confondre avec femme en français) représente un pôle de féminité.
« Comme dans la plupart des lieux, les rôles butch/fem modelaient non seulement l’image de la lesbienne, mais aussi le désir lesbien, et formaient la base d’un système érotique».
Les butchs employées en usine ne manifestaient généralement pas une personnalité particulière en entreprise, mais sortaient le soir en vêtement de travail. D’autre part, en apparaissant costumées en ouvrières, celles exerçant des professions de col blanc choisissaient un style « prolétarien » qui leur était interdit dans la journée. Les unes comme les autres participaient de la valorisation du prolétaire mâle, comme, avant-guerre, les homos de la bonne société recherchaient un amant viril chez les marins ou les terrassiers. La classe ouvrière était à l’époque un symbole de puissance – voire de force menaçante, ce qui en accroissait la trouble attirance – pour elle-même et pour le reste de la société. 3
Espace festif, ces bars étaient également le théâtre d’une violence fréquente entre butchs et hétéros, voire entre lesbiennes. Une des raisons en était le besoin de conquérir son espace. « Les bars étaient notre seul territoire », explique Toni : à moins de rester caché, le lesbianisme ne pouvait être vécu paisiblement. L’allure des butchs en faisait des parias, amenées à ne trouver place que dans des quartiers et des bars malfamés parfois contrôlés par la mafia. Refusant le compromis (sauf avec leur famille), elles ajoutaient une auto-marginalisation à la discrimination entraînée par leur orientation sexuelle.
Les lesbiennes de Buffalo, surtout les butchs, participaient d’une sous-culture sexuelle, comprenant prostituées et show girls, et incluant le goût de la bagarre. Beaucoup de butchs et de fems avaient de temps à autre des rapports sexuels avec des hommes, pour de l’argent ou se faire payer à boire. « En général, se prostituer était une occupation admise pour les fems, bien que la communauté n’ait pas été exempte de jugements moralisateurs. »
Pour ces femmes, passer des heures au bar plusieurs soirs par semaine offrait un des rares moyens de socialisation alors à leur portée : « Dans une société hostile aux lesbiennes, cette solidarité offrait un puissant soutien ».
Cette communauté lesbienne, la dureté, voire l’agressivité des butchs la protégeait et la fragilisait à la fois : « La posture défensive et la rivalité pour des amantes et des positions de pouvoir décourageaient la vulnérabilité nécessaire à des amitiés intimes. » Les unions étaient éphémères et peu se transformaient ensuite en vie de couple.
Avec le temps, cependant, les lesbiennes ont péniblement gagné en visibilité, à mesure que le public et les médias évoluaient de l’ignorance (de ce qu’on préfère ne pas voir) à une certaine fascination. The Price of Salt, roman lesbien (plus tard réédité avec le titre Carol) publié sous pseudonyme par Patricia Highsmith en 1952, sera vendu à près d’un million d’exemplaires en édition de poche. 4
Une sexualité polarisée
Dans les rapports physiques entre butch et fem, la première est supposée active, la seconde passive, sans réciprocité ; mais le but – et la gratification – de la butch est de donner du plaisir à la fem, en un système érotique qui « à la fois imite et transforme les schémas hétérosexuels ».
Le passage d’un statut à l’autre n’est pas courant : « la polarité de genre imprégnait toute cette culture et il était donc difficile d’y échapper ». Nombre de femmes ayant débuté comme butch dans les années quarante le sont encore vingt ans après. Sortir d’un rôle qu’on a peut-être choisi à une époque, mais auquel on se trouve ensuite assigné, est cependant moins difficile pour une fem, et sera plus fréquent après 1960 (on lira plus loin le témoignage de Joan Nestle).
C’est le plus souvent la butch qui prend l’initiative de la séduction, avec concurrence entre butchs, et ces tensions entretiennent une « instabilité créée par les rapports de pouvoir contradictoires entre butch et fem ». Pour cette raison sans doute, les relations prennent plus la forme d’une monogamie en série avec partenaires successifs que celle d’amours fluides et multiples.
Dans les années quarante, ces femmes discutent peu sexualité, sauf entre amantes. L’acte le plus pratiqué, selon les témoignages, est le tribadisme, la friction (mots des intéressées elles-mêmes), le frottement.
Deux butchs pouvaient être amies, jamais amantes. De même deux fems. Selon ce schéma binaire sexué et sexuant, « on attendait de la butch qu’elle soit celle qui fait et qui donne », la fem étant celle qui reçoit, et dont le plaisir comble la butch.
Là encore, les années cinquante entament une évolution : ce milieu débat publiquement de l’image « butch », la friction cesse d’être l’acte le plus usuel, et l’on y discute sexualité et orgasme, comme d’ailleurs commence à le faire le reste de la société américaine. En réaction, apparaît la figure de la butch intouchable, la stone butch, un idéal de « dure » égale à l’homme, qui ne souffre pas, ne pleure pas, et voudrait toucher sans être touché… l’homme de pierre.
Jeu de rôle… à quoi joue-t-on ?
La dualité butch/fem était « un principe organisateur imprégnant les aspects de la culture lesbienne ouvrière » : « Le goût des butchs pour le glamour était tel que les danseuses de revue habillées de façon voyante et très maquillées étaient facilement admises dans la communauté. »
« Les maniérismes butch/fem se modelaient sur le comportement masculin et féminin tel que le cinéma de Hollywood le montrait alors », jusqu’à la façon de marcher, de s’asseoir, de tenir un verre, de fumer et de poser sa voix. « La plupart des butchs étaient d’excellentes imitatrices qui avaient maîtrisé les subtilités de la communication masculine non-verbale. » S’inspirant des rockers, les plus dures des butchs blanches adoptaient l’allure à la fois « insouciante et intense » d’Elvis, tandis que les fems suivaient la dernière mode des vedettes de l’écran, s’habillant des nouvelles matières synthétiques, mais portant aussi le pantalon, assorti de maquillage et de coiffure hyper-féminine.
Le recours aux stéréotypes ne visait cependant pas à copier les couples traditionnels. Pas plus par exemple que les fairies ne voulaient être confondues avec des hommes. 5
Jouer un rôle masculin n’est ni se prendre ni vouloir être pris pour un homme. Le but de la butch n’était pas de « passer pour » un homme, mais de l’accentuer, de le caricaturer, en mettant en scène un modèle qui, de fait, la rejetait en tant que femme et lui interdisait d’entrer dans la vie réelle. Si « la culture sexuelle lesbienne était fondée sur l’érotisation de la différence entre masculin et féminin », c’était d’une manière réinterprétée, traduite et réappropriée.
Mais parodier un modèle, ici celui des identités masculine/féminine, est-ce le « subvertir » ou le perpétuer ? Pour les historiennes militantes ayant mené cette enquête, des lesbiennes ont été à un moment conduites à se défendre en imitant l’adversaire, parce que c’était une des rares armes disponibles, une forme « pré-politique » de résistance. Le couple butch/fem aurait permis de s’affirmer dans un monde hostile, de réduire la séparation entre moi privé et moi public, et de défendre ouvertement le droit d’une femme à aimer une femme.
Sans valoriser le « code butch–fem », ni nier l’« impératif social » exercé sur la lesbienne de l’époque, forcée d’entrer dans un des deux rôles, Elisabeth Lapovsky-Kennedy et Madeline Davis y voient un aspect positif : « C’est alors seulement [que cette lesbienne] pouvait aisément faire partie de la communauté et en recevoir les avantages. » En 1950, la pression sociale interne à la communauté aurait été non seulement bénéfique mais, dans les conditions de l’époque, nécessaire à sa construction et à sa cohésion. 6
Le témoignage de Joan Nestle, elle-même fem, apporte un autre éclairage. Née en 1940, elle a été une des premières du monde butch/fem (dont elle faisait partie à New-York) à parler ouvertement d’un sujet dont elle dit avoir attendu longtemps avant de pouvoir l’aborder.
Selon Joan Nestle, la relation butch/fem n’est pas calquée sur l’hétérosexualité, et la permutation des rôles n’est pas rare. Revenant en 1981 sur la période 1940-1970, elle écrivait : « Les femmes butch-fem ont rendu le lesbianisme visible d’une façon terriblement claire dans une période historique où n’existait aucun mouvement pour les protéger. Leur apparence exprimait leur indépendance érotique, ce qui provoquait la colère et la censure aussi bien de leur propre communauté que de la société conformiste. » Elle ajoute dans La Question femme en 1984 : « L’ironie du changement social veut qu’une position radicale, sexuelle, politique des années 1950 soit maintenant considérée comme une pratique réactionnaire et non-féministe. »
Citons enfin Bert, une butch qui se définit comme « touchable » : « Une fois au lit, la lumière éteinte, entre les draps je ne crois pas qu’il soit question de masculin ou de féminin ou de butch ou de fem, c’est un rapport 50/50. »
Détour par Montréal
Une enquête de Line Chamberland auprès de lesbiennes montréalaises francophones à la même époque décrit une réalité proche de celle vécue à Buffalo. 7 À partir de 1950 et jusqu’au début des années soixante-dix, ces femmes, généralement d’origine ouvrière, fréquentent le Red Light, un quartier de petite délinquance, de prostitution et de strip-tease (par la suite le secteur perdra ces caractéristiques). Cet espace de rencontre lesbienne subit aussi la répression policière et n’est pas exempt de violence verbale et physique, y compris entre lesbiennes.
Pour Line Chamberland, « il n’existait pas dans les années 1950 et 1960 une culture lesbienne homogène, mais des sous-cultures définies par la classe sociale : les lesbiennes de classe ouvrière avaient des façons différentes de se reconnaître entre elles ». Les personnes interrogées gardent ainsi de ces bars des souvenirs presque opposés. Toutes s’accordent pour les décrire comme des « milieux rudes et violents où les plus dures imposaient leur loi ». Mais les lesbiennes de classes moyennes se rappellent l’alcool, l’outrance, et voient les butchs comme n’étant pas de vraies lesbiennes, et les fems comme des femmes reproduisant les codes hétéros. Au contraire, les lesbiennes d’origine ouvrière disent s’y être senties à l’aise et en soulignent le positif : rencontres amoureuses et sexuelles, solidarité et valorisation d’une identité lesbienne.
D’ailleurs, les lesbiennes ouvrières connaissaient une vie sociale différente : garçons et filles fréquentent les bars même avant l’âge légal, la butch est une figure connue des quartiers populaires, et il n’est pas rare que des parents mettent leur fille en garde contre sa fréquentation. Les butchs exerçant souvent des métiers habituellement réservés aux hommes (transport, manutention, taxi) n’étaient pas soumises aux exigences de discrétion imposées dans les métiers des classes moyennes.
Line Chamberland conclut : « Les lesbiennes de classe ouvrière ont donc joué un rôle clé dans le développement d’une collectivité lesbienne à Montréal, puisqu’elles ont été les premières à se rendre visibles. » Les temps ont bien changé.
Depuis…
L’imaginaire sexuel joue avec les représentations de son époque. La dualité butch/fem était liée à l’image positive de l’ouvrier américain masculin des années cinquante, et même de sa contrepartie féminine, symbolisée par la mythique « Rosie la Riveteuse ». Sur une affiche patriotique de 1943 restée célèbre, une femme en bleu de travail montre ses biceps : « We can do it ! » Après 1945, beaucoup de femmes quittent les usines pour revenir au foyer ou travailler dans les services, mais l’icône fait aujourd’hui partie de l’iconographie féministe occidentale.
Ensuite la situation change. Buffalo, dont la population active était en 1940 de 247 000 personnes dont 66 000 femmes, a comme d’autres régions souffert du déclin industriel : 580 000 habitants en 1950, 350 000 en 1980, 260 000 en 2010. Quand la réalité ouvrière décline, son imagerie dépérit : le bleu de travail fait ringard aujourd’hui. Parallèlement, les mœurs et les vêtements ont évolué : il existe une mode unisexe, et l’on voit aujourd’hui dans la rue moins de talons aiguilles mais plus de pantalons qu’en 1960.
Depuis les années soixante, l’essor du féminisme et l’affirmation homosexuelle, gay surtout, ont transformé l’image du lesbianisme, qui, dans certains milieux, passe moins pour une pratique sexuelle que pour un mouvement social ou politique.
Cet engagement ne va pas sans contradictions. À Buffalo comme ailleurs, on aurait pu s’attendre à une intégration des lesbiennes dans le mouvement féministe, mais la cause commune n’allait pas de soi. Les féministes de classes moyennes luttaient pour des réformes légales, les féministes les plus impliquées dans le monde du travail militaient pour l’égalité des salaires et des droits sociaux, et les féministes noires contre la combinaison du racisme et du sexisme. Loin d’une convergence, féministes et lesbiennes ont vécu des relations tumultueuses nourries de dénonciations et de violences, et les sex wars ont été encore pires pour un milieu butch/fem en butte à une double hostilité.
D’un côté, le féminisme majoritaire, dominé par des classes moyennes blanches en quête d’intégration, ne pouvait qu’être réticent face à un milieu si peu respectable. Quand le but est de se faire accepter socialement, mieux vaut éviter de se compromettre avec celles qui s’éloignent le plus des normes. 8
D’autre part, minorisées par le mainstream, les adeptes du butch/fem ont été aussi – et restent largement – rejetées par une bonne part du Radical Feminism, qui les accuse de reproduire les stéréotypes de la domination masculine : jouer à l’homme, c’est faire le jeu de l’ennemi.
Qui plus est, pour des femmes en route vers une promotion sociale chèrement acquise, « l’image butch-fem caractérisait et reproduisait les distinctions de classe au sein de la communauté lesbienne ».
Au bout du compte, celle qui jouait à l’ouvrière le soir (qu’elle l’ait été ou non dans la journée) s’est retrouvée en décalage par rapport à un véritable mouvement de femmes dans le monde du travail pour faire valoir leurs droits élémentaires de salariées, longtemps négligés par les syndicats. 9
Communauté ?
Elisabeth Lapovsky-Kennedy et Madeline Davis sont convaincues de l’existence d’une communauté lesbienne (et gay) fondée sur une identité sociale. Pour les deux historiennes, qu’elle soit en construction et « pré-politique » (en 1950), ou à défendre et promouvoir (fin xxe siècle et depuis), cette communauté est centrale. Pourtant, le contenu et la richesse mêmes de leur étude font douter de la pertinence du concept.
Il est certain que les bars lesbiens de Buffalo, comme à une échelle beaucoup plus large les saloons new-yorkais des premières décennies du xxe siècle, 10 ont servi de lieux de rencontre, d’échange et de solidarité à des homosexuel(le)s qui n’avaient presque aucun autre moyen public de se connaître, de s’aimer et de s’entraider. Les saloons faisaient par exemple office de « bourses du travail » officieuses. Marginalisation et répression obligeaient à une socialisation également en marge et dans des lieux spécialisés. Or, à partir du moment où a diminué la discrimination à leur égard, les homosexuel(le)s ont eu de moins en moins besoin d’espaces spécifiques remplissant de telles fonctions. Quand ils ou elles se retrouvent « entre eux ou elles », ils ou elles ne partagent pas plus d’existence sociale que les supporters de foot ou les amateurs d’opéra. On va aujourd’hui beaucoup plus à un bar ou à une fête gay ou lesbienne par plaisir que pour y trouver une solidarité et un soutien qui seraient impossibles, voire interdits ailleurs. 11
Si communauté signifie ce qui structure ou contribue à structurer l’existence, il y en a autant mais pas plus entre les gays et lesbiennes que chez les hétéros, car leur socialisation passe par les mêmes voies : le lieu de travail, le loisir, le sport, la politique… Le milieu butch/fem contemporain ne joue pas le rôle structurant d’une communauté.
Elisabeth Lapovsky-Kennedy et Madeline Davis affirment que, pendant plusieurs décennies, « pour beaucoup de femmes, leur identité était en fait butch ou fem, au lieu de gay ou lesbienne», mais que, ensuite, « être lesbienne ou gay est devenu une identité de référence autour de laquelle des personnes se retrouvent avec d’autres comme elles et construisent leur vie ». Doit-on conclure que l’identité gay ou lesbienne serait un phénomène nouveau, qui n’existerait à Buffalo que depuis environ 1960 ? Il semble plus logique de penser que la nouveauté réside seulement dans le concept et sa popularité contemporaine, non dans la réalité qu’il est censé définir. Comme l’ont montré d’autres chapitres de cette série, s’interroger sur le contenu de la notion d’identité aboutit à la faire éclater.
« Et j’espère qu’un jour nous ne verrons plus des butchs, ou des fems, ou des « entre les deux », ni même des lesbiennes, mais des femmes, des individues. Libres. » (Carole Nissoux) 12
G.D., avril 2017
Lectures :
Elisabeth Lapovsky-Kennedy & Madeline D. Davis, Boots of Leather, Slippers of Gold. The History of a Lesbian Community, Penguin, 1994 [1993].
Sur leur but et leur méthode : « Oral History and the Study of Sexuality in the Lesbian Community: Buffalo, New York, 1940-1960 », Feminist Studies, Vol. 12, No. 1 (Spring, 1986), pp. 7-26.
Jeff Z. Klein, « Heritage Moments: At Ralph Martin’s, men danced with men and women danced with women », news.wbfo.org, février 2016. Le Ralph Martin’s était l’un de ces bars les plus ouvertement gays, mais où se côtoyaient gays et lesbiennes.
Amy Goodloe, Lesbian Identity & and the Politics of Butch-Femme, 1993.
Alyssa Hickey, Feminist & Lesbian Relations in Buffalo, New York, & the Nation During the 1970s, 2014 (condensé de thèse).
Joan Nestle, La Question fem, 1984.
Christine Lemoine et Ingrid Renard (Dir.), Attirances. Lesbiennes fems / Lesbiennes butchs, Éditions Gaies et Lesbiennes, 2001, 416 p. Par une quarantaine de contributrices, sur tous les continents, Afrique exceptée. Très éclairant sur des pratiques souvent moquées et stigmatisées. Bibliographie en français et en anglais.
« Amber Hollibaugh Interviewed by Kelly Anderson », 2003-2004, New York. Amber Hollibaugh, née en 1946 dans une famille ouvrière pauvre, qui a connu le mouvement des droits civiques, la lutte contre la guerre du Vietnam, le gauchisme, le féminisme, le lesbianisme, le butch/fem, le Radical Sex, etc., raconte une vie riche en expériences et en rencontres.
NOTES
1Voir le livre d’Elisabeth Lapovsky-Kennedy et Madeline Davis dans la bibliographie. Sauf indication contraire, les citations sont tirées de cet ouvrage. Si par commodité nous traduisons working class par « classe ouvrière », l’expression anglaise englobe l’ensemble des métiers souvent manuels et peu ou pas qualifiés : ces femmes pouvaient être ouvrière d’usine, mais aussi conductrice d’autobus, dactylo, employée de magasin, de standard téléphonique ou d’hôpital, coiffeuse, factrice, femme de ménage, etc.
2Le lesbianisme de Buffalo ne se résumait évidemment pas aux bars. Les Daughters of Bilitis, une des premières organisations vouées à la libération lesbienne outre-Atlantique, fondée en 1955 et active dans la région, regroupaient des femmes plus aisées qui ne fréquentaient pas ces lieux jugés vulgaires et inutilement provocateurs.
3Voir dans cette série le chapitre 4 : « Des rapports de classe chez les homos (victoriens) ».
4Nous reviendrons sur Patricia Highsmith dans un chapitre ultérieur.
5Voir notre chapitre 5 : « Qu’est-ce qu’un homme ? (fairy et queer à New York) ».
6Cette interprétation ne fait pas l’unanimité. Marie-Hélène Bourcier conteste que le modèle butch/fem ait pu servir d’arme à des femmes (« Le Silence des butchs », publié dans le recueil Attirances : voir notre bibliographie). Selon elle, les faits mêmes rapportés dans Boots of Leather, Slippers of Gold… démontrent la tendance entre butchs et fems à une « imperméabilisation des frontières et des fonctions », c’est-à-dire à la reprise par des femmes des stéréotypes du masculin/féminin. Il n’y a donc pas à défendre une pratique oppressive au nom des avantages que, malgré tout, elle apporterait, car ses supposées bénéficiaires ne cessent jamais pour autant d’en être les victimes.
7Line Chamberland, Mémoires lesbiennes. Le Lesbianisme à Montréal entre 1950 et 1972, Éditions du Remue-ménage, 1996, 285 p. Et « Montréal : 1950-1977. La visibilité lesbienne et l’importance des butchs et des fems », publié dans Attirances, d’où sont extraites les citations de ce paragraphe.
8Amber Hollibaugh affirme même que, jusque vers la fin des années soixante, « le mouvement des femmes était vraiment férocement et brutalement homophobe » (cf. notre bibliographie).
9Aux États-Unis, dans 4 familles sur 10, la personne qui contribue le plus aux revenus du foyer est aujourd’hui une femme. Ces travailleuses se sont organisées, soit à l’extérieur, soit – de plus en plus – à l’intérieur du cadre syndical. En perte de vitesse, les syndicats ont été conduits à s’appuyer sur des catégories qu’ils ignoraient ou méprisaient auparavant, et, depuis plusieurs décennies, l’« alliance » progresse en entreprise entre travail, genre et race. Cf. Kitty Krupat & Patrick McCreery (Éd.) : Out At Work. Building A Gay-Labor Alliance, Université du Minnesota, 2001. Le prochain chapitre de notre série traitera des gays et lesbiennes dans une aciérie.
10Voir note 5.
11Aujourd’hui, dans des pays comme la France ou les États-Unis, quoique toujours présente, l’hostilité contre les homosexuel(le)s coexiste avec une acceptation sociale croissante. D’où une tension entre des homos qui souhaitent « se fondre dans la masse » et certains militants (et commerçants) qui tentent de faire vivre une « communauté ». Peut-être est-ce aussi en partie l’héritage de la « communauté » défensive et de solidarité créée dans les années 80 contre le sida. Les chapitres de fin de cette série y reviendront.
12« Je suis une butch », publié dans Attirances.