Extrait de Tristan Leoni, La Révolution iranienne. Notes sur l’islam, les femmes et le prolétariat, Entremonde, 2019, p. 2013-214 :
Le jeudi 8 mars 1979, il neige sur Téhéran et, dans plusieurs lycées de filles, les élèves se réunissent en assemblées générales, votent la grève et le départ en manifestation. À l’université de Téhéran, le meeting organisé par les féministes et militantes d’extrême gauche et auquel participent des personnalités occidentales, notamment Kate Millett – Simone de Beauvoir a été invitée mais n’a pu faire le déplacement – rassemble plusieurs milliers de participantes, bien plus que prévu. Dans la journée ce sont plusieurs dizaines de milliers de femmes, 100 000 selon les estimations les plus généreuses, pour la plupart jeunes et non voilées, qui circulent dans la capitale en plusieurs cortèges plus ou moins organisés ; à noter que des hommes, amis, frères ou maris, sont parfois présents. Le plus imposant part de la fac en direction des bureaux du Premier ministre (où les forces de l’ordre tirent des coups de feu en l’air pour les disperser), puis se scinde pour rejoindre le ministère de la Justice et la maison de l’ayatollah Taleghani dont certaines espèrent obtenir le soutien. Des manifestations similaires ont lieu dans d’autres villes du pays.
La protestation est axée contre les décisions du régime, en particulier l’obligation de porter le hidjab [annoncée le 7 mars] et la suspension de la loi sur la protection familiale ; un tract énonce que « le dévoilement de Reza par la force des fusils [en 1936] était inacceptable. Nous imposer à nouveau le voile est inacceptable » ; mais les revendications évoquent aussi, dans les slogans et sur les banderoles, la question de la gratuité des crèches, le droit à l’avortement ou l’égalité salariale entre hommes et femmes. On peut notamment entendre que « la liberté n’est ni occidentale, ni orientale, elle est universelle ».
La tension est toutefois sensible. Des hommes massés sur les trottoirs insultent les manifestantes, les traitant d’« agents de la SAVAK » ou de « prostituées », leur intimant l’ordre de se taire et de « rentrer au foyer » ; on craint un assaut, mais ce ne sera que des provocations. Il faut toutefois signaler que le principal cortège est encadré par un double service d’ordre, le premier féminin et, à l’extérieur, un second composé d’hommes (non armés) des Fedayines.
C’est ce soir-là que les autorités annoncent qu’elles vont mettre fin au programme de planification familiale et interdire l’avortement et la pilule. Le gouvernement voudrait engager un bras de fer, il ne s’y prendrait pas autrement.
Personne ne l’aurait imaginé mais le lendemain les manifestations reprennent plus ou moins spontanément et, autre surprise, elles se répètent pendant cinq jours. Le nombre de participantes est certes décroissant mais significatif les premiers jours (10 000 à 20 000). Des délégations tentent en vain de rencontrer des autorités ; plusieurs milliers de femmes participent à un sit-in dans le hall du ministère de la Justice. Les médias d’État, quand ils n’occultent pas la question, mènent une compagne présentant les femmes en lutte comme immorales, contre-révolutionnaires et partisanes de l’ancien régime. Point significatif, les Fedayines cessent d’assurer le service d’ordre ; et si des hommes (parents, maris) se portent volontaires pour les remplacer ils n’ont pas leur efficacité, alors qu’en face les groupes de militants khomeinistes sont plus nombreux et déterminés. Les agressions, coups, jets de pierres et charges vont crescendo. Le 10 mars plusieurs femmes sont poignardées dans un cortège ; la rumeur parle de morts.
Le lundi 12, une forte manifestation de 10 000 à 20 000 femmes part de l’université mais la pression physique des islamistes est telle qu’elles ne peuvent atteindre leur but qui n’est autre que le square de la Liberté… D’autres cortèges, plus improvisés et numériquement plus réduits, sont parfois dispersés par les khomeinistes au cris de « le foulard ou la raclée ». On sait que ce jour-là d’autres manifestations du même type ont eu lieu à Ispahan, Tabriz et Sanandaj. Le soir, un membre du gouvernement annonce que l’obligation du port du voile est abrogée, et que la loi sur la « Protection de la famille » reste en vigueur tant qu’une nouvelle loi ne l’a pas remplacée. Le mouvement est-il victorieux ? Khomeini ne revient pas sur ses déclarations.
Le lendemain,13 mars, est un tournant : la mobilisation des femmes est beaucoup plus faible et le sit-in prévu devant le siège de la radio-télévision doit s’interrompre et les militantes quitter les lieux sous la menace des islamistes.
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Simone de Beauvoir se demande début mars si la révolution iranienne va faire une exception car, « jusqu’ici toutes les révolutions ont exigé des femmes qu’elles sacrifient leurs revendications au succès de l’action menée essentiellement ou uniquement par des hommes ». Mais la « révolution » iranienne va au-delà, elle n’ignore pas les femmes, elle les attaque. C’est sans doute la première fois que les femmes sont aussi rapidement et violemment visées, et de manière aussi démonstrative, par un régime. Le contrôle du corps des femmes est historiquement un enjeu, mais il est également ici au centre d’un enjeu politique. L’offensive sur le voile n’est ni culturelle, ni cultuelle, mais bien politique. Khomeini l’utilise comme un coin placé dans le camp des forces de gauche et d’extrême gauche ; il permet de discriminer, y compris visuellement, entre ceux qui refusent et ceux qui acceptent de se rallier à l’autorité de l’ayatollah (ne serait-ce que pour des raisons tactiques). Fantasmant sur la révolution bolchevique les militants d’extrême gauche doivent se résoudre à sacrifier sur l’autel de la politique la question des femmes. Ce ralliement/reculade est un tournant politique qui passe alors inaperçu : il est une défaite symbolique et morale, la première, celle qui en annonce beaucoup d’autres. D’où sans doute la frontalité des attaques et, à dessein, les provocations à l’attention des « progressistes », comme par exemple ces mesures annoncées autour de la date du 8 mars.
Les manifestations de femmes de mars sont la première expression formelle d’une opposition au nouveau régime ; mais si dès le 11 mars on peut entendre « A bas Khomeini, c’est un dictateur ! », une telle clairvoyance est alors inaudible pour la masse de la population, y compris des militants.
Bien que brisé au bout de quelques jours, ces événements de mars 1979 restent l’un des rares exemples dans l’histoire de lutte de femmes sur une telle échelle.