« La misère religieuse est, dʼune part, lʼexpression de la misère réelle, et, dʼautre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, lʼâme dʼun monde sans cœur, de même quʼelle est lʼesprit dʼune époque sans esprit »
Karl, 1843
« Il nʼy a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme… »
Paul, entre 47 et 52
Étrange, exotique…
La France d’avant 1965 en aurait bien l’air pour ceux qui ne lʼont pas connue et, en particulier, pour ceux nés au XXIe siècle. Cʼest notamment le cas si lʼon observe le rapport quʼy entretenait la population avec la religion, plus exactement avec cette religion alors dominante, mais aujourdʼhui fort méconnue : le catholicisme. Lʼannée 1965 nʼest pas choisie au hasard, cʼest un moment charnière dans bien des domaines pour la société française – historiens et chercheurs en conviennent – ; elle est aussi associée à lʼun des événements majeurs de lʼhistoire de l’Église ainsi quʼau début dʼun brutal décrochage de la pratique religieuse en Europe de lʼOuest. Comment sʼexplique ce phénomène et pourquoi a-t-il été si profond dans ce pays, la France, autrefois désigné comme Fille aînée de l’Église ? Et quʼen est-il en ce début de XXIe siècle, qui semble quant à lui marqué par un retour du religieux ?
Première partie / En finir avec la religion ?
La France « dʼavant »1
À lʼaube des années 1960, la possibilité dʼun déclin de la croyance et de la pratique religieuse est tout bonnement impensable ; cʼest au contraire un climat dʼoptimisme qui prévaut : les chiffres de la décennie précédente sont excellents, tout comme les perspectives de développement de l’Église de France. En témoigne un vaste plan de construction d’édifices religieux devant bénéficier à lʼensemble du pays, et notamment à ces nouveaux quartiers où sʼalignent des immeubles flambant neufs disposant de tout le confort moderne et qui sont destinés aux nouveaux citadins issus de lʼexode rural et aux migrants de lʼépoque, en particulier les rapatriés dʼAlgérie2.
Dans lʼaprès-Seconde Guerre mondiale, la situation religieuse de la France nʼest en fait guère différente de celle de la fin du XIXe siècle, où, malgré des disparités géographiques, 98 % des habitants se déclarent catholiques. La pratique religieuse rythme alors, sinon la vie de la société, du moins celle de quasiment tous les individus, de toutes les familles. Ce sont alors jusquʼà 94 % des nouveau-nés qui reçoivent le baptême, 80 % des enfants qui font leur communion solennelle, au moins 60 % des adultes qui font maigre le vendredi, 30 % qui font leurs Pâques, 25 % qui respectent la pratique dominicale, etc. Mais, aujourdʼhui, qui comprend lʼensemble de ces termes ? Tout a changé. Moins de 30 % des enfants sont baptisés, et moins de 2 % des Français assistent à la messe du dimanche3. Si un catholicisme « culturel » persiste – beaucoup continuent par exemple de se marier à lʼéglise –, il recule lui aussi et nʼest plus lié à une croyance religieuse.
Il convient avant dʼaller plus loin de se demander comment on définit un catholique (lʼautoqualification nʼétant pas dʼune grande précision). Lʼune des spécificités originelles du christianisme, qui le différencie du judaïsme et de lʼislam, est que lʼesprit y domine sur la lettre (ce nʼest pas une orthopraxie). Mais sʼil sʼagit donc moins de respecter un ensemble de rites que dʼadhérer à des valeurs et à des croyances, quelques pratiques comme la présence à la messe du dimanche et la communion, tout particulièrement celle de Pâques, sont toutefois fondamentales4.
Il nous semble quant à nous assez logique dʼutiliser le terme de catholiques pour désigner les personnes qui, tout en se revendiquant de cette religion, en ont une pratique minimale (dominicale et pascale) et croient en ses dogmes fondateurs (la naissance virginale de Jésus-Christ, le fait quʼil soit le fils de Dieu, sa résurrection, etc.), cʼest-à-dire ces croyants et pratiquants qui représentent aujourdʼhui moins de 2 % des Français. Cette précision faite, retournons dans les années 1960 pour essayer de comprendre comment, en cinquante ans, on arrive à un tel niveau de déchristianisation5.
Le détonateur
Paradoxalement, cʼest un événement censé donner un nouvel élan à l’Église qui va déclencher sa crise. Annoncé en 1959 par Jean XXIII, nouveau pape réputé conservateur, le concile Vatican II doit rassembler lʼensemble des évêques, et des supérieurs dʼordres religieux masculins de la planète ; avec 2 908 votants, ce vingt et unième concile de lʼhistoire de l’Église est le plus grand jamais organisé – le précédent avait eu lieu en 1870. Sʼouvrant en octobre 1962, il prend vite une tournure inattendue. Lʼadministration vaticane, traditionaliste, avait prévu un ordre du jour très cadenassé, et les résultats des délibérations semblaient courus dʼavance. Pourtant, ô surprise ! lʼassemblée sʼémancipe et établit elle-même son ordre du jour… : rien moins que lʼadaptation de l’Église au monde moderne, en conformité avec les « aspirations des milieux avancés du catholicisme occidental, et même plus précisément ouest-européen » (145). Ce concile, qui va bouleverser le visage du catholicisme, se clôt en décembre 1965 ; les textes adoptés au fil des séances sont aussitôt mis en application, mais cʼest surtout un nouvel esprit qui désormais se répand.
Les modifications décidées concernent autant la forme que le fond (ici étroitement liés). Tout dʼabord, et cʼest ce qui frappe le plus les croyants, la liturgie (lʼensemble des règles fixant le déroulement du culte) est chamboulée : abandon du latin, tutoiement de Dieu, prêtre faisant face aux fidèles, fin des chants grégoriens, etc. Les curés perdent leur soutane, et les rituels élaborés au fil des siècles sont dépouillés de toute leur majesté, contribuant ainsi à une forme de désenchantement : « Sans le latin, sans le latin, la messe nous emmerde. À la fête liturgique, plus de grandʼ pompe soudain. Sans le latin, sans le latin, plus de mystère magique. Le rite qui nous envoûte, sʼavère alors anodin », témoigne un célèbre poète.
Les réformes se poursuivent après le concile et visent toujours, pour lʼadministration vaticane, à simplifier et « clarifier » le discours de l’Église et à se débarrasser de rituels désormais perçus comme désuets pour retourner aux fondamentaux et, en premier lieu, à la centralité de la foi.
Car ce qui est perdu en solennité doit théoriquement être compensé par davantage de sincérité. Il sʼagit, au-delà du conformisme social, de favoriser une pratique plus consciente des croyants ; et, par exemple, lʼaccès à des sacrements tels que le baptême ou le mariage demande désormais aux candidats davantage de préparation et d’investissement personnel… Au-delà des réformes liturgiques, cʼest la fin de lʼobligation de recevoir le sacrement et dʼassister à la messe qui change la donne. Il en découle une sortie collective de la culture de la pratique obligatoire sous peine de péché mortel, une « dépénalisation tout à fait nouvelle au sein du catholicisme de lʼabstention religieuse » (236). Les commandements de l’Église, centraux jusquʼalors, sʼen trouvent remis en question : sanctification des dimanches et des fêtes, pratiques dominicale et pascale, confession annuelle, respect des règles alimentaires du jeûne et de lʼabstinence (surtout le vendredi), etc6. Il nʼest maintenant plus question d’appâter les fidèles par la quête du salut (le paradis) ou de les intimider par la crainte du péché. Le Diable, lʼenfer et les démons, qui avaient déjà tendance à se faire discrets, disparaissent désormais des prédications, tout comme, progressivement, le purgatoire, le péché originel, le péché mortel ou le jugement dernier, au profit du concept de « Dieu Amour ». Dès lors, la pratique de la confession perd tout son sens et sʼeffondre – il est vrai que pour le catholique lambda elle est assez ardue – et se découple dʼune communion qui, elle, se banalise. En 1952, 51 % des adultes catholiques déclarent se confesser au moins une fois par an, dont 15 % une fois par mois ; en 1974, ils ne sont plus que 29 % à se confesser une fois par an, et à peine 1 % au moins une fois par mois. Guillaume Cuchet juge particulièrement significatif – et colossal du point de vue anthropologique – cet abandon massif et brutal dʼ« une pratique qui a profondément façonné les mentalités catholiques dans la longue durée, ainsi que les formes culturelles de la culpabilité individuelle et collective7 ». Ajoutons enfin à ce tableau la déclaration du pape Dignitatis humanae, qui, en décembre 1965, reconnaît le droit à la liberté religieuse (condamnée au XIXe siècle par plusieurs papes) et qui est interprétée par nombre de catholiques comme un encouragement à pratiquer une religion à la carte.
Lʼeffondrement
Le fait central reste quʼaprès les mois de débats, de joutes et dʼhésitations fortement médiatisés du concile, le discours de l’Église est radicalement remanié, et toute une série de « vérités » passe à la trappe, les décisions de papes précédents étant parfois même révisées. Les fidèles en déduisent donc, assez logiquement, que jusquʼalors lʼinstitution était dans lʼerreur… mais rien ne les assure quʼelle est aujourdʼhui dans le vrai. Même les plus fervents croyants sʼen trouvent déstabilisés. Lʼinsatisfaction, le doute et les regrets sʼinstallent alors, jusque chez les curés, dont certains se politisent (surtout à gauche) ou défroquent. Quant à la volonté dʼouverture aux autres religions et à tous les croyants « de bonne volonté », elle contribue surtout à relativiser la spécificité catholique et les bénéfices que sont censés en tirer les fidèles. Si certains prélats et religieux modernistes pensent que, en se débarrassant des dévotions populaires, des fidèles ruraux « primitifs » ayant « la foi du charbonnier » et de ceux uniquement soumis au conformisme social, l’Église va sʼépurer et donc se renforcer, ils font, semble-t-il, un bien funeste calcul… L’hémorragie sʼavère beaucoup plus grave que prévu.
Cʼest tout dʼabord des jeunes, les baby-boomers, que vient la crise. Ces jeunes parmi lesquels, du fait du catéchisme, la pratique est si forte depuis des siècles et chez qui se recrutent les futurs croyants. Si les trois quarts lʼabandonnent à lʼâge adulte, cela suffit à renouveler la masse des fidèles. Pourtant, cette fois-ci, le décrochage est beaucoup plus massif. À la fin des années 1970, chez les 20-34 ans, la pratique dominicale est tombée à 24 %, contre 93 % en 1956 ! Un autre aspect de cette désaffection pour la religion est la crise croissante du recrutement des prêtres8.
Les réformes de Vatican II expliquent-elles la catastrophe religieuse qui va suivre ? Ou est-ce le conservatisme aveugle qui prévalait jusquʼalors ?
En fait, tout est déjà en place ; Vatican II nʼest que lʼévénement qui provoque le basculement et rend soudainement envisageable le bousculement des anciennes normes. Lʼhistoire nous montre que l’Église nʼest pas la première institution à choisir le plus mauvais moment pour se réformer, à le faire trop lentement ou trop rapidement, à mécontenter tout le monde, conservateurs comme modernistes.
Vatican II sʼinscrit en fait dans un processus de déchristianisation de la France (et de lʼEurope) bien plus long et ancien. Le premier moment marquant, et dʼampleur, en est évidemment la Révolution française. Toutefois, des épisodes très intenses tels que la laïcisation sous la IIIe République (lʼarmée est envoyée contre les prêtres) ou la Première Guerre mondiale en renforcent le mouvement. Si le catholicisme connaît parfois des sursauts (comme après le concordat de 1801), ce nʼest que provisoire et toujours dans le cadre de cette tendance baissière. Le milieu des années 1960 correspond à lʼune de ces périodes dʼaccélération de la déchristianisation, et son ampleur ne peut être comparée quʼà celle de 1789.
Si les événements de mai-juin 1968 contribuent probablement à lʼeffondrement – davantage les volets étudiant et culturel que lʼouvrier –, ils arrivent, on le voit, après la rupture. Il faut toutefois noter que bon nombre de chrétiens de gauche participent à la grève de mai-juin 1968 (en particulier au sein de la CFTC, de la CFDT et du PSU) et quʼune partie du clergé soutient le mouvement. Dans bien des domaines, Mai 68 nʼest pourtant que le révélateur de tendances déjà à l’œuvre dans la société française (depuis la montée des grèves violentes jusquʼà la libération des mœurs), qui s’expliquent en partie par l’évolution des rapports sociaux et économiques et les signes avant-coureurs de la crise capitaliste.
La religion… en tant que construction sociale
Pour que lʼimpact de Vatican II soit si grand, il faut en effet que la période le permette. Il ne sʼagit pas dʼune affaire de prêches malhabiles ou trop peu vigoureux, qui provoqueraient la désertion des croyants. Guillaume Cuchet le met en lumière lorsquʼil sʼattarde sur les étonnantes disparités régionales et locales qui existent dans la pratique religieuse et qui devraient intéresser ceux qui croient encore au concept de liberté, en particulier en ce qui concerne la liberté de croyance9. « Cʼest un fait surprenant quʼune attitude qui engage si intimement, si profondément lʼindividu, se règle par bandes [de territoire] et que la réflexion personnelle ait si peu de part dans les adhésions ou les renonciations au catholicisme, à toute religion » (45). Si de telles variations existent dʼune commune ou dʼune paroisse à lʼautre, cʼest que le recours à la religion est un phénomène éminemment social.
Nous avons vu plus haut que ce sont en premier lieu les jeunes qui, à partir du milieu des années 1960, réduisent leur pratique ; cʼest un phénomène capital, tant il est vrai que « la transmission ne va jamais de soi et que, pour nʼimporte quel système de valeurs et dʼidées, la jeunesse est toujours un moment délicat à passer » (160) – un phénomène assez difficile à expliquer, mais dans lequel les parents jouent évidemment un rôle. Ce qui devrait sauter aux yeux, cʼest que cette génération grandit dans une société française en proie à des mutations sans précédent ; si elle conserve quelques souvenirs de « la France dʼavant », tels des vestiges que recouvrent les flots de la modernisation, elle subit de plein fouet les effets économiques, sociaux, mais aussi culturels desdites Trente Glorieuses. Les baby-boomers sont par exemple généralement plus éduqués que leurs parents du fait dʼune hausse générale du niveau scolaire qui sʼexplique par lʼallongement de la scolarité obligatoire jusquʼà 16 ans, en 1967, contre 14 ans auparavant, et par la démocratisation de lʼenseignement supérieur. Le capitalisme a désormais besoin de travailleurs de plus en plus qualifiés, et notamment dʼune masse croissante dʼemployés du tertiaire. Or, le plus souvent, hausse du niveau scolaire et religion ne font pas bon ménage10.
La France entre à cette époque de plain-pied dans la modernité : société de consommation, société du Spectacle, ou domination réelle du capital sur le travail et sur la société… quel que soit le vocabulaire utilisé pour la décrire, la réalité est faite de profondes modifications des rapports sociaux et des rapports de production. Lʼexode rural vide les campagnes, et lʼurbanisation dévore. Si les villes ne se déchristianisent pas plus que les campagnes, le passage à la ville favorise le phénomène (en particulier du fait de la réduction du contrôle social jusquʼalors effectué par la famille et la communauté villageoise). Dans ce cadre, la crise que connaît alors l’Église est donc à la fois culturelle et spirituelle. Bernanos nʼavait-il pas averti les catholiques en énonçant que lʼon « ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si lʼon nʼadmet pas dʼabord quʼelle est une conspiration contre toute forme de vie intérieure » (La France contre les robots, 1947) ? La population accède à une forme de bonheur terrestre inconnu des âges antérieurs, « la poursuite du bien-être et du bien-vivre, désormais à la portée du grand nombre et promue comme la principale finalité de lʼexistence personnelle et collective, a fini par ronger le domaine des “fins dernières”, quʼelles soient religieuses ou séculières » (288). Dès lors, comment « survivre spirituellement à toute cette richesse » (289)11 ?
Blasés, les évêques français notent en 1966 : « Le sens du péché subit comme une éclipse dans la conscience personnelle dʼun grand nombre. Dʼune part, devant les contraintes croissantes de la vie professionnelle et sociale, certains capitulent ; notre morale leur paraît impossible à appliquer concrètement. Dʼautre part, sur quelques points, la législation et lʼopinion favorisent un émoussement de la conscience (divorce, euthanasie, régulation des naissances). Enfin, la pression collective de la vie sociale ou, dans un autre domaine, le mauvais usage des thérapeutiques psychanalytiques compromettent chez le sujet moral le sens de sa propre responsabilité » (233).
Tout va trop vite
Malgré les réformes de Vatican II, l’Église reste en décalage par rapport aux évolutions fulgurantes que connaît la France et que lʼon qualifierait aujourdʼhui de sociétales. Cʼest particulièrement le cas avec la question de la procréation : malgré le phénomène du baby-boom, la transition démographique est achevée en France depuis longtemps (les familles très nombreuses se raréfient), ce qui signifie que le recours à diverses formes de contraception sʼest généralisé12. La légalisation de la pilule est, quant à elle, votée en 1967, après un travail de lobbying de chrétiens de gauche et grâce au soutien des députés de gauche à ceux de la droite moderniste. Les évolutions du capitalisme français, de la démographie et de la société rendent en effet nécessaire un nouveau type de contrôle de la reproduction de la force de travail, plus rationnel et plus moderne13.
Il en va de même du rapport hommes-femmes. Si lʼon parlait autrefois de « dimorphisme sexuel de la pratique religieuse », la pratique cultuelle des femmes, jusquʼalors plus forte, se rapproche de celle des hommes. La cause sʼen trouve dans lʼexode rural et la prolétarisation de la population, dans le travail des femmes croissant à lʼextérieur du foyer – jusquʼau mariage, les jeunes filles ne restent plus à la ferme pour aider, mais travaillent à lʼusine, ce qui, mine de rien, est un profond changement –, dans les progrès de la mixité à lʼécole et dans la société, dans une vie sociale plus ouverte et dynamique (bien que spectaculaire), dans lʼévolution des mœurs, dans la tolérance croissante à lʼégard dʼune sexualité préconjugale, dans le contrôle des naissances, dans lʼoctroi ou la conquête de nouveaux attributs juridiques pour les femmes (droit de vote, droit dʼouvrir un compte en banque, IVG en 1974, divorce par consentement mutuel en 1975, etc.), dans le cinéma, la télévision ou la vie associative, etc.
Le contrôle moral exercé par l’Église sur la population lui échappe de plus en plus ouvertement. Que faire ? À contre-pied des assouplissements apportés sur la question dans les années 1950, et après bien des tergiversations, Paul VI publie, en juillet 1968, lʼencyclique Humanae vitae, dans laquelle il rappelle la centralité du mariage et lʼinterdiction de la contraception. Sans doute sʼagit-il pour lui dʼaffirmer quelques notions de base au milieu de tant de bouleversements et, au surplus, de mettre lʼaccent sur les questions liées aux mœurs, dans cette période de repli sur la sphère du privé et de lʼintime que le catholicisme amorce. Échec. Les plus réformateurs des catholiques sont particulièrement déçus par ce texte, qui par ailleurs ne suffit pas à rassurer les conservateurs.
Le concile Vatican II, peut-être convoqué au pire moment pour lʼinstitution, nʼest pas la cause dʼune crise qui, d’une manière ou dʼune autre, aurait eu lieu ; il nʼen est que le déclencheur. Il faut reconnaître ici que, si l’Église a parfois été bien utile pour discipliner une partie des prolétaires et rendre la misère plus acceptable, lʼévolution du mode de production capitaliste depuis le XIXe siècle a davantage fait pour la déchristianisation du prolétariat de France que lʼensemble des campagnes anticléricales menées durant la même période (aussi appréciables soient-elles). Non quʼil y ait opposition de principe entre capitalisme et croyance religieuse, néanmoins la dynamique même du capitalisme a « noyé dans les eaux glacées du calcul égoïste les frissons sacrés de la piété exaltée », a mis à bas tout ce qui jusquʼalors reliait les personnes de manière communautaire ou organique (quoi quʼon en pense par ailleurs), les institutions, les médiations et les hiérarchies, pour laisser place à une série dʼindividus séparés, mais prétendument libres, libres de toutes attaches (notamment de naissance) et libres de sʼassocier de manière contractuelle (mariage, salariat, etc.)14. Ce quʼil nʼa pu mettre à bas, cʼest le besoin viscéral de communauté qu’entraîne cette séparation.
Un manque qui a souvent pu être comblé par la religion. Pourtant, celle-ci, en France à partir du milieu des années 1960, cesse progressivement « dʼêtre un “fait de mentalité”, collectif et indiscuté, pour devenir un “fait dʼopinion”, discutable et plus personnel » (246).
La cause semble alors entendue, on en avait bien fini avec les religions !
Mais nous savons aujourdʼhui, en ce début de XXIe siècle, que cʼest loin dʼêtre le cas…
Fin de la première partie.
Tristan Leoni, septembre 2021
1Pour cette première partie, nous nous sommes principalement appuyé sur lʼouvrage de Guillaume Cuchet Comment notre monde a cessé dʼêtre chrétien, anatomie dʼun effondrement, publié en 2019 ; cet article devait initialement en être une recension, avant de déborder quelque peu. Les chiffres entre parenthèses suivant certaines citations renvoient aux pages de lʼédition de poche de 2020 (« Points », Seuil). Il s’agit dʼun livre particulièrement intelligent et dʼune grande qualité du point de vue du travail dʼhistorien. Tout en modestie, lʼauteur y propose des pistes de réflexion, aborde divers scénarios, lʼhistoriographie de la question, et ses propres thèses (ainsi que les objections et contradictions quʼelles soulèvent), qui sont donc davantage des contributions à un débat quʼune litanie de plates affirmations.
Cet article a presque entièrement été écrit en janvier 2021 et nʼa depuis subi que des retouches mineures.
2On aura reconnu les « quartiers » ou « cités » délabrés que nous connaissons aujourdʼhui et où, parfois, on repère une église à lʼarchitecture fréquemment vintage plus ou moins désaffectée.
3Guillaume Cuchet, op. cit, p. 17. Les résultats des enquêtes et des sondages sur la fréquentation hebdomadaire des églises concordent. Un sondage Ifop de 2009 évoque 4,5 % des Français ; un sondage Ipsos de 2017, 1,8 %. Jérôme Fourquet parle lui de 6 % de baptisés en 2012. Cf. Jérôme Fourquet, À la droite de Dieu. Le réveil identitaire des catholiques, Cerf, 2018, p. 23-24.
4La fête de Pâques célèbre la résurrection du Christ après sa crucifixion ; il sʼagit de la fête la plus importante du christianisme. Elle est précédée dans le catholicisme dʼune période de quarante jours de jeûne et dʼabstinence, le carême, elle-même précédée du carnaval. Faire ses Pâques, cʼest-à-dire se confesser et communier (recevoir et consommer une hostie censée être le corps du Christ) à cette occasion, est obligatoire pour les catholiques depuis le concile de Latran, en 1215.
5Le concept de « déchristianisation » (ou de sécularisation) et les questions quʼil soulève – par exemple : à quelle époque la France a-t-elle été pleinement chrétienne ? – sont évoqués par Guillaume Cuchet, op. cit, notamment p. 31-35. Nous conservons ce terme par commodité, bien que celui de « décatholicisation » soit sans doute bien plus précis, comme nous le verrons plus loin.
6En janvier 1967, la suppression de lʼobligation du maigre du vendredi entraîne une baisse de la consommation de poisson en France ; Guillaume Cuchet, op. cit, p. 154.
7Guillaume Cuchet, op. cit, p. 221. Sur les débats liés au concept de culpabilité (la faute, la responsabilité, ses formes pathologiques), la psychologie et la psychanalyse, voir p. 262-266. Au fil des siècles, le christianisme a anthropologiquement façonné les modes de pensée ; on le perçoit aujourdʼhui encore en Occident avec les débats qui agitent certains milieux politiques et universitaires à propos du sentiment de culpabilité, de la pénitence et de la quête du pardon.
Quant à ceux qui ne savent pas en quoi consiste le sacrement de la confession, nous leur conseillons par exemple le film Léon Morin prêtre, de Jean-Pierre Melville (1961).
8En 1950, il y a en France environ 51 000 prêtres soit un pour 1 000 habitants ; cʼest lʼun des clergés les plus abondants du monde, avec près dʼun millier dʼordinations par an. Ils sont aujourdʼhui moins de 15 000 à officier (pour la plupart très âgés), et il nʼy a eu en 2020 que 125 ordinations. Face à la pénurie, l’Église est obligée dʼimporter des travailleurs dʼautres continents.
9Il faut tout dʼabord différencier la foi (qui vous prend et ne se transmet pas) de la croyance (dans laquelle on est élevé). Il nʼy a évidemment pas à condamner ou critiquer une personne pour sa dévotion à tel ou tel dieu, pour sa conversion ou sa manière de vivre la religion, tant que ce nʼest pas contraignant pour les autres. En revanche, le fait dʼélever un enfant dans un cadre religieux, de lui apprendre dès le plus jeune âge ce quʼil doit croire, relève de lʼendoctrinement, du bourrage de crâne et du contrôle social.
10Malgré la multiplication des bacheliers et des diplômés du secondaire, on remarquera que cette hausse du niveau scolaire général nʼest aujourdʼhui plus du tout dʼactualité, au contraire.
11Il est de bon ton aujourdʼhui de railler les prétendus bénéfices des Trente Glorieuses, mais cʼest ne pas se rendre compte du niveau de vie dans les campagnes françaises dans les années 1950. Ni du confort stupéfiant que pouvaient représenter pour les nouveaux prolétaires français issus de lʼexode rural ces barres de HLM modernes (avec salle de bains, WC, eau courante et eau chaude, chauffage central, etc.), des appareils tels quʼun réfrigérateur ou une machine à laver, ou bien encore des supermarchés remplis dʼune telle quantité de marchandises.
12Il faut noter que cette évolution des mentalités concerne également les attitudes devant le décès, qui, au sein des sociétés occidentales, se traduisent par un recul de la présence sociale de la mort et créent (ou renforcent) un véritable tabou. Mort quʼencadrait et théorisait l’Église, offrant ainsi un dérivatif à la peur quʼelle engendre. Sur cette question, voir lʼarticle de Philippe Ariès, de 1967, « La mort inversée. Le changement des attitudes devant la mort dans les sociétés occidentales », reproduit dans Essais sur lʼhistoire de la mort en Occident du Moyen Âge à nos jours, Seuil, 1975, p. 177-210.
13Sur cette question, voir « Sur le mouvement de libération des femmes des années 1970 », Incendo, numéro spécial « Genres et classes », 2012.
14Les catholiques trouvent toutefois dans le Nouveau Testament des éléments théoriquement peu compatibles avec le mode de production capitaliste, par exemple la critique de l’enrichissement personnel. Ce nʼest pas, comme Max Weber l’a montré, le cas des protestants.