Shlomo Sand, La Fin de l’intellectuel français ? De Zola à Houellebecq, La Découverte, 2016.
« Durant toute ma vie, j’ai aspiré à devenir un intellectuel critique. Or, précisément, lorsque j’y suis arrivé, le statut de cette étrange créature de la démocratie pluraliste est entré en régression. » (p. 173)
Régression ? ou continuation ?
La critique du sionisme et du « roman national » israélien par Shlomo Sand est d’une lecture salutaire, en Israël comme ailleurs. 1 Avec une limite : sa méthode historique s’arrête au seuil d’une analyse de classe. L’auteur nous en livre lui-même la raison : son expérience militante décevante dans un groupe gauchiste l’a dépris du marxisme et incité à remplacer le « romantisme révolutionnaire » par « l’histoire sociale » (p. 56).
Un peu d’histoire sociale, donc. À partir du XVIIIe siècle se forme un groupe original lié à la démocratie moderne, laquelle a pour caractéristique de fonder le système politique sur la reconnaissance de la division sociale. Capital et travail se rencontrent sur le marché, où les entreprises entrent en concurrence : de même, en politique, des partis rivalisent pour le partage du pouvoir et alternent à la tête de l’État. Et il existe un « espace public » relativement autonome où les idées et les programmes se confrontent, animé par ce que l’on appelle depuis la fin du XIXe siècle les intellectuels.
Ceux-ci ne forment pas un groupe social comparable à une classe : quelques-uns sont des bourgeois, la plupart sont salariés, soit publics (le peuple proliférant des « chercheurs »), soit du secteur privé, employés dans la presse, l’édition et les métiers de la « communication ». Cet ensemble disparate a en commun d’être spécialisé dans la production et la diffusion des savoirs dits scientifiques, dans le commentaire et l’analyse des faits sociaux. Ce qui le distingue des clercs au service des rois et des princes, c’est que les membres de ce groupe, vivant généralement de leur plume ou de leur enseignement, disposent d’une certaine indépendance : leur revenu ne dépend pas directement du contenu de ce qu’ils écrivent.
Cet ensemble hétérogène fonctionne comme caisse de résonance plus ou moins juste ou déformée des évolutions et des tensions historiques. Il brasse et amplifie les sons d’une musique sociale qu’il ne compose pas lui-même. Les contestateurs ne se privent pas de questionner quasiment tous les aspects de la réalité, sauf la totalité qui donne sa cohérence à l’ensemble. L’autocritique capitaliste permanente met au jour les contradictions du système pour les concilier au mieux. Voilà ce que nous apprend l’histoire sociale.
Mais les intellectuels ne pourraient pas accomplir leur travail sans croire que d’une manière ou d’une autre l’histoire est mue par des idées fortes, portées par des penseurs capables d’innover, voire de résister. C’est aussi l’optique de Shlomo Sand. Il cherche des figures, des modèles, comme ceux « qui ont tenu bon face aux trois plus grandes crises du siècle : le colonialisme occidental, le stalinisme soviétique et le nazisme allemand » (p. 19), et les trouve notamment en Simone Weil, André Breton et Daniel Guérin, qu’il félicite d’avoir « agi sans une quelconque justification philosophique à base libérale, nationale ou de classe ». C’est en faisant des absolus, affirme-t-il, que l’on justifie l’oppression : par exemple, l’absolutisation de la lutte de classes a conduit à soutenir le stalinisme. Certainement, mais tout dépend de quelle « lutte de classes » on parle. Victime de ses déconvenues gauchistes, Shlomo Sand élude le sujet, et s’en remet à des « éléments éthiques », c’est-à-dire « avant tout, l’approche critique fondée sur une base universelle » (p. 20).
Or, « l’histoire sociale » démontre le peu de réalité de cette universalité éthique. Nous nous limiterons à l’affaire Dreyfus, qui a d’ailleurs donné naissance au sens moderne au substantif intellectuels. Shlomo Sand rappelle que les dreyfusards ont par la suite évolué tous azimuts, de la gauche à l’extrême droite, certains devenant collaborateurs en 1940, d’autres résistants. Mais l’enjeu historique est ailleurs. La pression des dreyfusards et le J’accuse… ! de Zola étaient plus des effets que des causes. Si l’on commence en 1899 à envisager la révision du procès, c’est que l’Affaire alimente une crise politique qui divise l’ordre républicain, et que les milieux dirigeants s’efforcent de réconcilier l’armée et la nation, grâce à un « gouvernement de défense républicaine » où se côtoient un général massacreur de la Commune et un socialiste (une nouveauté pour l’époque). Là est l’histoire sociale dont Shlomo Sand se réclame, mais à laquelle il préfère ici une histoire des idées. Aussi nous livre-t-il une galerie de portraits, bien dessinés mais incapables de dépasser la surface des choses.
G. D., juillet 2017
1 En particulier : Comment le peuple juif fut inventé (2008) et Comment j’ai cessé d’être juif (2013).