Au début du XXe siècle, en parallèle au féminisme progressiste, et contre lui, se développe l’utopie réactionnaire (au sens littéral du mot) d’un monde d’hommes, accompagnée d’une nouvelle théorisation de la misogynie.
Dissidence de la jeunesse
L’Allemagne est au XXe siècle le pays d’Europe où les contradictions sociales et politiques ont éclaté avec le maximum de violence, et également celui qui a connu jusqu’en 1933 les partis socialistes/communistes et les syndicats les plus puissants des pays industriels. Or ce mouvement ouvrier, centré sur la défense du travail, a rarement intégré les questions des rapports entre homme et femme, entre adulte et jeune, l’éducation, la sexualité, les mœurs, l’art, etc., tout ce que recouvre « le mode de vie ». Détachés des enjeux fondamentaux, et d’abord des rapports de classe, certains sujets essentiels – comment on mange, dort, se nourrit, se déplace… – ont été renvoyés du centre à la périphérie par le mouvement social, et la vie quotidienne s’est vue réduite à la vie privée.
Dissociées de leurs causes profondes, les contradictions n’en éclataient pas moins, sous divers avatars : revendication de la liberté des mœurs, de l’égalité des sexes ou de l’autonomie individuelle, mais aussi parfois réinvention de schémas conservateurs, à commencer par la hiérarchie des sexes. L’une de ces manifestations a consisté à affirmer une identité masculine séparée des femmes et contre les femmes, et ce n’est pas un des moindres paradoxes qu’elle soit née d’une sécession, voire d’une révolte, de la jeunesse.
Les évolutions sociales ne résultent pas de conflits de génération : catégorie sociologique insaisissable, la jeunesse n’est pas un acteur historique, et le culte de la jeunesse se prête à tous les usages, y compris fasciste ou consumériste. Pourtant, l’origine, l’ampleur et la variété de ces mouvements sont intimement liés à notre sujet.
Deux traits les caractérisent : un séparatisme vis-à-vis des adultes, et un anti-conformisme. Né dans les dernières années du XIXe siècle, rapidement le Jugendbewegung se développe et se divise selon des lignes religieuses, politiques ou simplement locales. Les filles y sont moins nombreuses et les groupes mixtes rares.
De la fin du XIXe siècle à 1933, les associations les plus diverses brassent des millions de jeunes, dont plusieurs centaines de milliers dans des organisations liées aux partis ouvriers, SPD puis (en nombre beaucoup plus faible) KPD. Certaines structures, conformément d’ailleurs au scoutisme originel, se donnent pour but une préparation militaire.
En 1914, comme la majorité du pays, une grande partie des mouvements de jeunesse accepte la guerre : la camaraderie prend forme patriotique.
Après-guerre, ce qui domine, c’est le rêve d’un changement, que préfigureraient les moments de vie collective, sorte de contre-culture alternative marquée par un rejet de la modernité, de l’argent, de la civilisation industrielle, urbaine et marchande, à quoi se mêle une quête d’authenticité d’autant plus exaltée qu’elle reste indéfinie. Quelle « nature » veut-on retrouver ? Et par quelle « communauté » ? L’adversaire, c’est l’esprit « bourgeois », sans notion de classe, le mot ne désignant guère plus que conformisme et immobilisme. Cette « révolte de la jeunesse » reproduit les contradictions inhérentes à l’anti-modernisme, au romantisme, à l’hygiénisme, au naturisme, à la célébration du corps et de la beauté. Chez certains, minoritaires mais actifs, le culte de l’action (présentée comme supérieure tant à la paresse bourgeoise qu’à la passivité ouvrière) vire à la glorification de l’énergie, de l’homme (masculin) qui ose lutter, du héros, voué à diriger « la masse ».
L’évolution en tous sens des mouvements de jeunesse reflète l’époque. Beaucoup de leurs membres iront de gré ou force vers le national-socialisme, quelques-uns vers le communisme, l’anti-fascisme, puis pour certains la résistance au nazisme.
Nés en 1896, malgré leur petit nombre (25 000 en 1914), les Wandervogel sont au cœur de notre sujet. Le mouvement a pour emblème un héron, et son nom désigne un oiseau qui « randonne », plus voyageur que migrateur.
« Héros masculins » pour « État viril »
Hans Blüher (1888-1955), un des premiers Wandervogel, y entre à 14 ans. Mis en cause pour conduite jugée déplacée avec un adolescent lors d’une sortie, il est soutenu par Fischer, alors dirigeant des WV. Le successeur de Fischer, Willie Jansen (1866-1943), dénoncé comme homosexuel, devra quitter son poste, et créera sa propre organisation, les WV-Jung, ouvertement homophiles. La crise pousse les WV à commencer à admettre des filles, ce qu’ils refusaient jusque-là.
Blüher, pour sa part, cesse de participer directement aux WV pour en devenir le chroniqueur officieux et en faire le support de ses idées. En 1912, le troisième volume de son histoire au titre explicite (Le mouvement Wandervogel comme phénomène érotique : contribution à la compréhension de l’inversion sexuelle) théorise l’homosexualité masculine comme fondement des associations de jeunesse, thèse d’ailleurs rejetée par la majorité du mouvement.
Selon Blüher, l’être humain est naturellement bisexuel, ce qui le rapproche quelque temps de Freud avec qui il correspond. Mais il finit par rompre car il est en désaccord total avec le fondateur de la psychanalyse sur « l’inversion »: pour lui, l’homosexualité est une sexualité saine, que l’hétéro amollit et dénature. Une sexualité d’ailleurs désexualisée : l’éros théorisé dans Le rôle de l’érotique dans la société masculine (publié en 1917 et 1919) est délié du désir et de l’acte sexuels.
La participation de Blüher aux combats des corps-francs contre les révolutionnaires après 1918 montre clairement son positionnement politique : ce conservateur élitiste prône une école qui enseigne la vie, mais aussi l’effort, l’ordre, la patrie, à l’opposé du monde de l’argent et du matérialisme (qui pour lui est autant marxiste que bourgeois). Il faut désapprendre la civilisation industrielle marchande et retourner à la nature.
Cet éros n’a donc rien à voir avec une « libération sexuelle ». La critique par Blüher de la morale traditionnelle et religieuse se base sur la séparation entre âme et corps (ou entre esprit et instinct), où le premier terme doit l’emporter. Opposer le dynamisme à la passivité, et l’érotisme héroïque au confort de la masse, aboutit à rêver d’une société hiérarchique où la domination des bourgeois cèderait la place à celle des hommes (masculins) d’élite capables d’une communauté spirituelle authentique. Le darwinisme social reçoit ici une dimension sexuelle.
Qui plus est, l’antisémitisme est ici central et revendiqué. Pour Blüher, un des antisémites célèbres de l’époque, les Juifs sont porteurs du matérialisme, du déracinement et de l’égalité destructrice des valeurs naturelles. Son antisémitisme découle de la croyance en une fraternisation virile dont les Juifs seraient incapables, donc inaptes à s’unir, à former un peuple, et condamnés historiquement à subsister seulement sous forme de « race », raison pour laquelle ils auraient jadis perdu leur État. En 1914, presque tous les Juifs ont quitté les Wandervogel.
Sous Weimar, Blüher jouit d’une immense popularité et, sans forcément l’approuver, les personnalités les plus diverses s’intéressent à lui, comme Thomas Mann, Gottfried Benn (poète expressionniste puis pro-nazi avant de se détacher du régime) ou Rilke. Il est en contact avec le philosophe et sioniste Martin Buber, l’anarchiste Gustav Landauer assassiné par les corps-francs à Munich en 1919, le pacifiste (et membre du KPD) homosexuel Kurt Hiller, tous trois d’origine juive, mais aussi avec Guillaume II, qui l’appréciait. Voisinages qui peuvent surprendre, mais reflètent les remous politiques et intellectuels d’alors. Des nazis le commentent favorablement, par exemple Alfred Rosenberg dans Le Mythe du XXe siècle (1930), trouvant des parentés entre le monde qu’ils voulaient créer et la « société d’hommes » de Blüher. Mais il est trop étranger aux bonnes mœurs pour convenir à un régime d’ordre, qui interdira ses livres. Après 1933, Blüher ne participe pas à la vie politique. Il aura fait partie de la vaste nébuleuse dite « révolution conservatrice », mais de fait réactionnaire, qui a contribué à la venue au pouvoir du nazisme sans ensuite y trouver sa place (Ernst Jünger en demeure la figure la plus illustre).
Histoire mâle
A l’expérience vécue dans les Wandervogel, l’idéologie masculine ajoute une justification par un mythe d’origine, emprunté notamment à Heinrich Schurtz (1863-1903): le Männerbund, fraternité masculine typique des anciens Germains, serait le berceau de la civilisation.
Remontant dans un passé antérieur au monde marchand, Schurtz décrit des tribus germaniques vivant dans une tension entre le Männerbund, communauté d’hommes unis par un lien direct, et l’institution maternelle féminisante qu’est la famille. Il oppose l’instinct social (fondement des formes d’organisation supérieures, notamment l’État) à l’instinct sexuel (fondement de la famille dominée par la femme). La misogynie produit ici une critique « de droite » de la famille : la femme est inférieure à l’homme, car vouée par la maternité à se faire l’instrument d’un cadre familial qui réprime les élans novateurs. Plus que la parenté, ce sont les classes d’âge et les maisons d’hommes qui jouent le rôle essentiel dans l’évolution. Famille et même État sont secondaires par rapport à l’opposition entre homme et femme, et à celle entre jeunes et adultes.
La communauté des hommes
Sans que les deux théorisations coïncident, le chemin tracé par Blüher croise celui de Der Eigene, « L’Unique », revue dont le titre fait écho à L’Unique et sa Propriété, publié par Stirner en 1845. Mais ce penchant libertaire originel se limite à revendiquer pour chacun la libre disposition de son corps. Entre 1898 et 1932, malgré une parution irrégulière, des interruptions et des changements de titre, Der Eigene fut sans doute le premier périodique homosexuel au monde, avec environ 1 500 abonnés et des sous-titres variables : « Pour Tous et Personne » à l’origine, emprunt au sous-titre du Zarathoustra nietzschéen, ou « Journal pour la Culture Masculine » en 1924. Der Eigene célèbre la beauté masculine, publie des images de nus, et n’est pas hostile aux relations entre jeune et adulte, deux thèmes qui entraînent des ennuis avec la censure Les contributeurs allaient de l’anarchiste Erich Mühsam, (assassiné dans un camp de concentration en 1934) au romancier « à scandale » Hanns Heinz Ewers (qui deviendra nazi), ou Karl Günther Heimsoth (homosexuel et nazi), en passant par des écrivains reconnus (Heinrich et Thomas Mann).1
Adolf Brand (1874-1945) en est l’éditeur. Dans la mesure où la revue a une ligne, son théoricien principal est Benedikt Friedländer, quoique John Henry MacKay influence aussi Brand à partir de 1906. 2 Membre du Comité Scientifique Humanitaire fondé par Magnus Hirschfeld pour faire connaître et défendre l’homosexualité 3, Brand s’en sépare en 1903 pour fonder la Gemeinschaft der Eigenen, la « Communauté des Uniques », c’est-à-dire des individus particuliers qui se possèdent eux-mêmes car n’étant propriété de quiconque. Contrairement aux organisations de masse évoquées au chapitre précédent, la GdE ne réunira jamais qu’un petit nombre, 250 membres à jour de cotisation, écrira un jour Brand. Willie Jansen, dont nous avons dit le rôle dans les Wandervogel, en fait partie.
Si la Communauté des Uniques n’exclut pas de se joindre au Comité Scientifique Humanitaire et à d’autres groupes pour une action commune contre la criminalisation de l’homosexualité, les divergences n’en sont pas moins fortes. La Communauté des Uniques reproche au Comité Scientifique Humanitaire de trop s’occuper de législation, et de fonder sa revendication politique sur la science, au lieu de privilégier les droits naturels et la liberté personnelle. Ce qui les sépare, c’est le refus par Brand et ses amis de la théorie d’un « troisième sexe» chère à Hirschfeld, pour qui l’homosexuel aurait une constitution différente des autres hommes. Der Eigene croit à une bisexualité commune en la plupart des êtres humains, sous-jacente mais réprimée et auto-censurée. Tout homme est susceptible d’aller vers l’homme et/ou vers la femme, et l’homosexuel n’est ni une minorité, ni une catégorie à part.
Der Eigene voit dans l’homosexuel le plus complet et le plus viril des hommes, l’incarnation de l’idéal grec, le membre d’une élite illustrée par des figures historiques, d’Alexandre le Grand à Frédéric II.
Brand était partisan de dénoncer publiquement des personnalités politiques (des députés et même le chancelier von Bülow) qui pratiquent en privé une homosexualité qu’ils laissent la loi réprimer chez l’homme ordinaire : cela vaut à Brand 18 mois de prison pour diffamation. Après 1930, il renonce à l’action publique. Les nazis interdisent Der Eigene, perquisitionnent plusieurs fois le domicile de Brand, mais il ne sera pas arrêté et mourra en 1945 lors d’un bombardement.
Les « vrais » hommes
Pour Friedländer, ce qui fait obstacle à l’amour entre hommes, quelque forme qu’il prenne, ce n’est pas le patriarcat, c’est la femme, et la « féminisation de toute la culture » : « toute la race blanche » est menacée par « l’exagération du principe familial – forme la plus primitive de socialisation – qui brise les États et ronge l’unité nationale ». Trop engluée dans la matière à cause de la maternité, la femme tire l’homme vers le bas et entrave l’épanouissement spirituel et artistique dont lui seul serait porteur. Le grand reproche adressé au monde contemporain par Friedländer à la suite de Schurtz, c’est de favoriser l’influence négative de la femme, selon eux trait typique de la société bourgeoise. Si le Japon a préservé une « culture masculine », l’Amérique du nord subit une « condition efféminée ».
Par conséquent, entre les deux sexes (car la vision reste binaire), la Communauté des Uniques prône le minimum de mixité : s’il faut des rapports « homme + femme » pour la reproduction, la société doit promouvoir les rapports « homme + homme » pour développer ce qu’a de meilleur la civilisation. La famille disparaîtrait comme unité sociale de base : le garçon serait enlevé à ses parents et surtout à l’influence négative de sa mère, élevé au contact des hommes, sur le modèle de l’internat, du camp de scouts, de l’association sportive masculine ou de la caserne.
Der Eigene renverse le stéréotype « homosexuel = efféminé ». Ce sont les hommes dits normaux et sans élévation spirituelle qui se laissent féminiser. Le « vrai » homme ne se plait pas au contact des femmes, car seule la compagnie des hommes le renforce moralement et intellectuellement. La femme mène une vie instinctive et se contente d’être : l’homme se crée lui-même en dominant l’instinct par l’effort.
La misogynie ne fait quand même pas l’unanimité dans Der Eigene. En 1903, Edwin Bab s’élève contre l’idée d’une nature masculine ou féminine : « J’affirme qu’il n’y a pas de différences entre ce qui caractérise l’homme et la femme sur les plans psychique et intellectuel. […] L’homme n’est pas plus productif que la femme. » Mais Bab reste très minoritaire, et l’un des rares Uniques défenseurs du rôle positif des femmes aux côtés des hommes.
De liberté sexuelle, il n’est guère question : cet homo-érotisme minimise, voire décourage les rapports physiques qui relèveraient d’un domaine secondaire et purement privé. Le but n’est pas de faire l’amour, mais de favoriser des relations très hiérarchiques entre hommes, afin de sélectionner une élite apte à diriger la masse. Dans ce retour à une Grèce antique mythique, l’idéal est moins le philosophe athénien que le guerrier de Sparte. La fréquente référence au médiéval Lieblingsminne, de Liebling (favori) et Minne (amour courtois), indique que les Uniques cherchent davantage leur modèle à la table des chevaliers que dans la chaumière du manant.
Esthétisation
Les photos de nus masculins publiées dans Der Eigene s’inscrivent dans le courant naturiste et le culte du sport alors très en vogue. En Grèce antique, le gymnaste était celui « qui est nu ». Mais l’exercice physique prend ici un sens particulier, celui d’une réaction anti-matérialiste : il ne s’agit pas de former des athlètes, mais des hommes nouveaux, de promouvoir l’esprit à travers le corps, la beauté contre la matière brute, l’humain contre l’argent, l’individu face à la masse. Il faut rompre avec le rejet chrétien (et bouddhiste) du monde réel, de la vie et de la chair, et la glorification de l’ascétisme qui entretient une peur de la sexualité.
L’amour physique entre hommes n’est donc pas exclu, à condition d’exprimer une amitié, un lien spirituel intense, dont les homos « efféminés » sont jugés incapables. Et Friedländer d’opposer la marche en pleine nature à la fréquentation des bars homos, pour lui typiques de la décadence moderne. Il faut se maîtriser, ce qu’apprennent l’entraînement physique, l’effort, l’endurcissement. Sport et naturisme aident à dépasser le corps en le spiritualisant.
Quoi qu’y ait trouvé le lecteur, les photos de nus dans Der Eigene n’étaient pas là pour le seul plaisir des yeux, mais comme exercice spirituel, et contribution à la restauration d’un ordre naturel. On touche là au cœur de la pensée réactionnaire : croire en un ordre du monde à fonder ou à reconquérir. 4
On comprend que les Uniques aient estimé secondaire la lutte pour dépénaliser l’homosexualité : l’essentiel était de lancer une réforme morale, à la base, où une jeunesse supposée indemne des tares sociales modernes serait à même de retrouver une nature non souillée par l’industrie et le commerce. Le but étant de faire revivre une culture masculine, tout ce qui favorisait la non-mixité des hommes passait pour positif, le camping comme la préparation militaire, voire le mélange des deux.
Politique du sentiment
L’« anarchisme » initial de Der Eigene relevait d’un individualisme espérant tout résoudre par la fraternité internationale des associations d’amis. Brand pense en libéral quand il rêve d’une propriété privée accessible à tous. Plus que Stirner, c’est Nietzsche qui inspire les Uniques. Le mythe d’un individu capable de se donner la force d’être libre (ce dont la masse serait impuissante) prime sur la collectivité d’êtres humains agissant ensemble. Mouvement ouvrier et mouvement des femmes sont l’un et l’autre perçus comme aussi négatifs que la civilisation bourgeoise (dont ils ne seraient que des effets) car favorisant le nivellement, empêchant l’affirmation individuelle et donc l’émancipation de tous et chacun.
Dans Que voulons-nous ? (1925), Brand fonde le programme minimum de la Communauté des Uniques sur une idéalisation de l’amour. La « tendance bisexuelle en chacun », « forme primaire de toutes les variétés d’amour », conduit pour lui au pacifisme : l’amour des amis (masculins) permettra la tolérance entre les peuples et mettra fin à la surpopulation, donc à la guerre et à une lutte des classes causée par la misère.
Si en 1911 Brand appelle à voter socialiste, après-guerre vient la désillusion politique où l’individualisme élitiste l’emporte. Mais son pacifisme universaliste s’était toujours accommodé de voisinages nationalistes, racistes et antisémites. En 1908, Der Eigene publie un article de Friedländer dénonçant le déclin de la race blanche, « l’influence juive » et le péril « jaune ». En 1924-25, un texte d’Heimsoth (futur nazi) attaque Magnus Hirschfeld en tant que juif : Brand accepte sa publication, ajoutant seulement quelques réserves en introduction. La même année, il recommande Héroïsme masculin & camaraderie amoureuse en temps de guerre, du Dr. Georg Pfeiffer, à paraître dans Der Eigene : après une série d’exemples historiques qui sont autant d’éloges de de la camaraderie guerrière, l’auteur propose de mettre désormais l’énergie masculine collective au service d’autres buts que la guerre, mais quand même de « notre chère patrie ».
Politiquement, la détestation de l’ « américanisation » abrutissante s’accompagne d’une antipathie au moins aussi forte pour le « bolchévisme » niveleur.
De la prise de position favorable au SPD en 1911 à l’apolitisme sous Weimar, ces Uniques auront entretenu et propagé l’idée qu’il n’y a de communauté que celle des individus, des individus masculins supposés supérieurs s’entend. Quand le sentiment sert d’intelligence théorique, rien n’empêche de se laisser emporter par les vents dominants, qui dans l’Allemagne d’alors soufflaient dans le sens nationaliste.
Il n’y a pas de fil rouge menant inévitablement de la Communauté des Uniques au nazisme. La méfiance s’impose devant une « histoire des idées » qui démontrerait tout et le reste (par exemple, puisque les staliniens n’ont cessé de citer Marx, Le Manifeste préparerait le goulag). Ce qui est sûr, c’est que le courant dont faisait partie Der Eigene a alimenté les mentalités nationales-racistes qui favorisaient le nazisme. Mais les Uniques y ont au moins autant contribué par leur confusion : l’incohérence est contre-révolutionnaire, l’éclectisme souvent aussi.
Homosexualité fasciste ?
Après 1930, ce n’est un secret pour personne en Allemagne que les SA, instrument et symbole de la force brutale des nazis, ont pour chef un homosexuel. Ernst Röhm était membre de la Ligue pour les Droits de l’Homme (de l’homme masculin), organisation de masse homosexuelle active à l’époque. 5 L’année où il prend la direction des SA, le parquet de Munich enquête sur lui pour « fornication contre nature ». Alors que le parti nazi exige de durcir la législation anti-homosexuelle, dans sa correspondance privée (que des nazis dissidents rendront publique) Röhm en souhaite l’abrogation.
Pourtant, quand des nazis mettent en doute sa légitimité, Hitler le défend et écrit que « sa vie privée » n’importerait que si elle était incompatible avec les idéaux nationaux-socialistes. L’homosexualité de Röhm ne posera en effet problème que lorsque les bandes paramilitaires sous sa direction échapperont au contrôle de l’État nazi. A partir de 1933, Hitler entend faire régner l’ordre et créer une armée disciplinée, double objectif auquel les SA faisaient obstacle, et l’homosexualité de leur direction a seulement servi de prétexte à l’assassinat de Röhm et des cadres de la SA par le régime lors de la dite Nuit des Longs couteaux en juin 1934.
En tant que mouvement, le fascisme se proclame anti-bourgeois, anti-conformiste, et s’accommode d’un certain mépris des conventions. Les tolérances cessent avec la prise du pouvoir : le contrôle de la reproduction sociale imposait la régulation de la sexualité, c’est-à-dire une politique qui dans l’Allemagne de 1933 se devait d’être nataliste et hétéro-normative. Les valeurs « bourgeoises » (la famille, la propriété) vont dans le sens du régime, la dissidence sexuelle est exclue, et l’homosexuel déclaré traité en ennemi public. Dans une société militarisée où des millions d’hommes sont mobilisés, la camaraderie virile, pratiquée par les corps francs, les SA puis les SS, est encouragée, non son expression sexuelle. S’il n’est pas exclu que les relations homo-sociales dévient vers l’homo-érotisme, l’acte homosexuel proprement dit attire la répression. Le corps (souvent nu) masculin n’est cher à la statuaire fasciste que désexualisé, concentré organique de force voué au service exclusif de l’énergie nationale.
Quoiqu’absurde devant un fascisme défenseur des « bonnes mœurs », l’identification « nazisme = homosexualité » a pourtant longtemps alimenté la propagande des adversaires du nazisme. Dès 1931, la presse social-démocrate révèle l’homosexualité du chef des SA, et publie des caricatures de Röhm féminisé. Le dirigeant nazi offrait une cible idéale, permettant de retourner la rhétorique hitlérienne : les « dégénérés » ne sont pas les démocrates, les marxistes ou les Juifs, ce sont les nazis. On prête à Röhm la double image d’un séducteur de jeunes gens, et d’animateur d’une clique de pervers complotant pour pratiquer secrètement leur vice (trait typique des Juifs dans la littérature antisémite). Ces thèmes sont d’ailleurs exploités aussi par des dissidents nazis.
En 1933, le Livre Brun (diffusé à 500 000 exemplaires en 19 langues) qui vise à innocenter le KPD de la destruction du Reichstag, charge l’incendiaire Marinus van der Lubbe et l’accuse d’être le complice des nazis. 6 Le jeune communiste de gauche conseilliste est dénoncé comme homosexuel – et donc coupable – à la fois par les nazis et les staliniens, et même présenté comme le Lustknabe de Röhm, terme désignant un partenaire sexuel, souvent prostitué.
Ni l’élimination de Röhm en juin 1934, ni la politique anti-homosexuelle du régime à partir de décembre 1934 ne mettent un terme à l’exploitation de ce filon par la presse anti-fasciste en exil. L’identification « nazi = homo = dégénéré » cherche même des chefs nazis homos cachés (Rudolf Hess) et se moque de Frau Hitler. Rares sont ceux comme Klaus Mann 7, ou Kurt Tucholsky dans l’hebdomadaire de gauche Die Weltbühne, qui s’élèvent contre l’amalgame « homo = fasciste ».
En 1935, l’aggravation de la législation anti-homosexuelle en Allemagne oblige quand même la propagande antinazie à plus de subtilité psychologique, dans la ligne de l’analyse reichienne de la « peste émotionnelle » fasciste : si les chefs nazis ne pratiquent pas l’homosexualité, et même la répriment, l’individu fasciste, lui, serait souvent un homo refoulé. Le nazisme aurait emporté l’adhésion des masses en comblant leur insatisfaction affective, sexuelle en particulier, et mobilisé ses militants en leur offrant une communauté masculine (à forte composante sexuelle) de substitution. 8
Contre l’idéologie fasciste qui se réclame de la nature, de la santé, de la vitalité, l’antifascisme retournera l’argument en psychiatrisant l’ennemi : le fasciste serait mal dans sa peau, et comme l’«inverti » est supposé mal dans la sienne, l’homosexualité passe pour une voie privilégiée menant au fascisme. Le stalinisme enfoncera le clou : le militant ouvrier et, en Russie, l’édificateur du socialisme sont des hommes normaux, pères de famille comme il se doit, car le peuple est sain et l’élite décadente. Le fascisme pervertit sexuellement la jeunesse pour en stériliser l’énergie prolétarienne. Conclusion, « Détruisez les homosexuels – Le fascisme disparaîtra », écrit Gorki en 1934. 9
En 1931, dans « Le cas Röhm », soulignant l’hypocrisie d’un parti qui stigmatisait publiquement l’homosexualité tout en l’acceptant en privé, Brand déclarait : « les ennemis les plus dangereux de notre combat sont souvent eux-mêmes des homosexuels ». L’article anticipait sur le sort de « bouc émissaire » qui attend Röhm, et qu’il subira effectivement trois ans plus tard : les homosexuels nazis, annonce Brand, portent en poche la corde qui les pendra, car leur parti sera celui qui accomplira « la persécution et l’extermination [de tout le mouvement homosexuel] ».
Fatale contradiction
Fin XIXe siècle et début XXe siècle, les arguments en faveur de la « cause homosexuelle » se partagent entre une défense de l’homosexualité pour des raisons scientifiques, et sa justification « culturelle » par référence aux traditions antiques, à l’art ou à des figures historiques reconnues. L’opposition entre le Comité Scientifique Humanitaire et la Communauté des Uniques montre que l’Allemagne n’échappe pas à cette division. Quoi qu’on pense de la théorie d’un « troisième sexe », le CSH croit à une fluidité sexuelle et à une possible égalité entre les sexes. Au contraire, les Uniques voient dans la reconnaissance de la bisexualité humaine fondamentale une étape vers une « masculinité » jugée supérieure à une « féminité ».
Mais il y a plus. En Angleterre par exemple, les tenants du « modèle culturel » comme Edward Carpenter 10 agissent de près ou de loin en liaison avec le mouvement ouvrier et le mouvement des femmes. En Allemagne, ils se situent contre les Lumières, ont autant d’aversion pour le socialisme que pour la bourgeoisie, cheminent avec le nationalisme et ne répugnent pas au racisme. Active avant 1914, cette tendance sera exacerbée avec la crise de la société allemande après-guerre.
Or, comme Brand, sans pouvoir l’expliquer, en avait l’intuition en 1931, la théorisation d’une homo-socialité réactionnaire ne pouvait que nuire aux homosexuels. La contradiction est intenable entre revendiquer la sexualité comme domaine privé, et vouloir en faire un cadre communautaire qui implique plus que le consentement d’individus, cadre imposé par son époque, donc dans l’Allemagne de 1910 et plus encore de 1930, un cadre nationaliste.
Pour rester entre eux – et séparés des femmes – des hommes (masculins et se voulant tels) n’ont imaginé qu’une communauté exclusive et excluante. Le régime nazi la leur a donnée à sa façon, étendant un Männerbund désexualisé à des millions de mâles militarisés, tout en persécutant les homosexuels et en assassinant des milliers en camp de concentration.
Crise de la masculinité
Sans supprimer l’infériorisation de la femme, là où il domine, le salariat entame la hiérarchie des sexes, transforme la famille, et remet en cause ce que signifie être « homme » et « femme ». La crise de la famille a eu pour conséquence la montée du féminisme, et aussi la réaction d’un certain nombre d’hommes qui se sont fabriqué l’utopie d’un monde où l’homme s’assurerait une place dominante, en remontant loin dans le passé, aux temps de tribus germaniques réinventées ou d’une Antiquité mythifiée. Par une étrangeté dont l’histoire est fertile, cette réaffirmation d’une suprématie masculine s’est un temps confondue pour partie avec ce qui était véritablement en Allemagne un mouvement homosexuel d’ampleur sociale. Pour certains, la défense de la « cause » homosexuelle passait paradoxalement par une communauté mâle fétichisant le corps d’un homme désexualisé, désir et plaisir homophiles n’étant reconnus qu’à condition de s’épuiser à force d’exercices physiques et de discipline martiale.
L’Allemagne est au cœur des contradictions du capitalisme au XXe siècle : elle est aussi le premier pays où l’homosexualité a cessé d’être simplement niée, réprimée et marginalisée, pour devenir un thème et un enjeu politiques. Le plus vaste mouvement homosexuel de l’époque, aussi riche que confus, a fini victime d’un massacre à grande échelle, tandis que, comme s’il fallait un stigmate et une infamie supplémentaires, l’homosexualité se voyait accusée d’avoir favorisé l’accès au pouvoir de ceux qui la réprimaient férocement.
G.D.
Lectures
Homosexuality & Male Bonding in Pre-Nazi Germany, anthologie d’articles de Der Eigene, traduits et présentés par Harry Oosterhuis et Hubert Kennedy, Routledge, 2010.
Shaun Halper, Mordechai Langer (1894-1943) & the Birth of the Modern Jewish Intellectual, 2013.
Florence Tamagne, Histoire de l’homosexualité en Europe. Berlin, Londres, Paris 1919-1939, Seuil, 2000.
J. D. Casanova, Blurring the Boundaries : Images of Androgyny in Germany at the Fin de Siècle, 2013.
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Notes
1 Table des matières complète de Der Eigene.
2 Le parcours des deux contributeurs illustre la diversité et l’égarement de Der Eigene.
Né dans une famille juive, Benedikt Friedländer (1866-1908) avait soutenu le journal anarchiste Der Kampf (dont Franz Pfemfert, plus tard proche de la gauche communiste, a été quelque temps rédacteur-en-chef), et écrit dans Der Sozialist, avant d’évoluer vers ce qui deviendra son credo : la défense d’une liberté purement individuelle, et le refus du socialisme comme du marxisme. Quoique fondateur de la Communauté des Uniques, il appartient aussi au Comité Scientifique Humanitaire, dans la revue duquel il écrit jusqu’en 1906. A cette date il fait sécession et fonde une Ligue pour la Culture Masculine qui disparaît deux ans plus tard lorsque Friedländer, atteint d’un cancer incurable, se suicide.
Selon lui, les êtres humains sont des êtres sociaux attirés les uns vers les autres, donc aussi entre personnes du même sexe : un homme n’a pas besoin d’avoir en lui une âme ou une personnalité féminine pour être attiré par un autre homme. Entre les pôles extrêmes (l’hétéro qui n’est qu’hétéro et l’homo qui n’est qu’homo), la bisexualité serait le cas le plus « naturel », quoique malheureusement réprimé.
Friedländer mêle croyance en une bisexualité caractéristique de l’être humain, élitisme individualiste et conviction de l’infériorité de la femme. Cet antiféminisme foncier le conduit même à l’antisémitisme – position paradoxale vu ses origines – car pour lui les Juifs sont une des causes de la « féminisation » du monde.
John Henry MacKay (1864-1933), lui, est anarchiste « individualiste ». En 1905, il fait campagne pour la dépénalisation des relations entre homme adulte et adolescent (position que désapprouve Magnus Hirschfeld), et publie en ce sens des brochures qui lui valent des poursuites et une amende. Un de ses livres romance l’amour de l’auteur pour les garçons (de 14 à 17 ans). MacKay écrit beaucoup, œuvres de propagande (Les Anarchistes (1891)), parfois alimentaires, ou rédigées pour son plaisir, comme Le Nageur, et une biographie de Stirner. Richard Strauss a mis en musique des poèmes d’amour de MacKay.
Aux États-Unis, il avait rencontré Benjamin Tucker, anarchiste individualiste partisan de l’amour libre, et Emma Goldman. Quoique pauvre à la fin de sa vie, il refuse un don de l’État de 100 000 marks, et meurt six jours après les autodafés nazis des « écrits juifs nuisibles ». Cinq personnes assistent à son enterrement, sans prononcer aucun discours, conformément à sa volonté.
Ajoutons que la plupart des personnages cités dans notre étude étaient mariés et avaient des enfants.
3 Comité Scientifique Humanitaire, voir Homo.04 « Réforme sexuelle à Berlin ».
4 Une affiche de propagande nazie de 1933 montre Hitler martelant de ses poings une masse confuse de petits hommes en lutte les uns contre les autres, pour en façonner un grand corps masculin musclé et nu.
5 Sur cette organisation voir Homo.04 « Réforme sexuelle à Berlin ».
6 Marinus van der Lubbe, Carnets de route de l’incendiaire du Reichstag, Gallimard, Verticales, 2003. Et Pénélope, « Oui, le Reichstag brûle ! L’acte individuel de Marinus Van der Lubbe », Subversions, n° 3, août 2013.
7 Klaus Mann, « Homosexualité et fascisme », Europaïsche Hefte, Prague, 24 décembre 1934.
8 Reich a écrit son livre devenu classique, Psychologie de masse du fascisme, entre 1930 et 1933. Après 1945, le rapprochement entre ambiguïté sexuelle et fascisme (et/ou sadisme) sera longtemps un lieu commun, illustré dans deux œuvres célèbres : Rome, ville ouverte (Rossellini, 1945) filme une Allemande lesbienne et un gestapiste efféminé ; Le Conformiste (Moravia, 1951) décrit le chemin menant d’une sexualité troublée vers le fascisme.
9 Gorki, « L’humanisme prolétarien », publié dans la Pravda et les Izvestia, 23 mai 1934. Contrairement à la citation de Klaus Mann (qui a du mal à y croire : cf. note vii), Gorki n’écrit pas « tous » les homosexuels. Mais contrairement aussi à des traductions qui atténuent la portée de la phrase, le « pape de la littérature socialiste » parle bien de détruire les homosexuels, non l’homosexualité. Voir Dan Healey, Homosexual Desire in Revolutionary Russia. The Regulation of Sexual & Gender Dissent, University of Chicago Press, 2001.
10 Voir Homo.04 « Des rapports de classes chez les homos (victoriens) ».