Ennemi Intérieur : le Monstre sur le seuil

ennemi intérieur

« Obéir aux forces de l’ordre. […]
Garder les mains levées et ouvertes.
 »

(affiche gouvernementale, décembre 2015)

État et état de guerre

La France n’est pas partie en guerre contre l’État islamique (EI) pour défendre les Droits de l’Homme ou ceux des femmes, mais pour préserver des intérêts (pas seulement pétroliers), et sa place de grande puissance. Que les attaques de l’EI en soient la riposte ou bien qu’elles visent « notre mode de vie » importe peu pour les victimes.Quand les États font la guerre, leurs armées se combattent, mais prennent aussi pour cible la population de l’État adverse. Les habitants du territoire contrôlé par le Califat sont malgré eux victimes « collatérales » des bombes françaises. Les habitants du territoire contrôlé par l’État français sont malgré eux victimes des assassins au service du Califat.

La différence, c’est que les avions de la coalition anti-E.I. ne visent pas systématiquement et délibérément les civils, alors que le 13 novembre 2015 les djihadistes voulaient tuer des Parisiens qui n’étaient ni militants ni soldats. Chaque État massacre comme il peut. Gageons que si l’EI disposait d’une aviation capable de réduire en gravats le palais de l’Élysée ou l’hôtel de Brienne, il l’utiliserait. En vérité, la guerre fait de chacun de nous l’otage de son État, cible potentielle des bombes, des balles ou des attentats-suicide du camp d’en face. Et, quelle que soit la radicalité de nos opinions ou notre dégoût, elle nous renvoie aussi à un état de « citoyen », voire de « Français ».

Chacun à sa façon et selon ses besoins, tout Etat est oppresseur. L’EI l’est plus visiblement que d’autres.
Dans la course à l’horreur, les candidats ne manquent pas, mais l’opinion publique ne retient que les horreurs commises par ceux que l’Etat lui désigne comme ennemi. Quand en 1965 la prise du pouvoir par les militaires a fait basculer l’Indonésie dans le camp occidental, 500.000 personnes ont été tuées en quelques mois ; elles restent pourtant sans existence pour les consciences françaises ou américaines.

L’Etat, c’est l’état d’urgence

L’État, ce sont des lois qui régissent la société, et un monopole de la violence légitime pour les faire respecter. Etat d’urgence, état de siège, état de guerre… l’existence « normale » de l’État contient la possibilité d’un état d’exception. Toutes les constitutions démocratiques ont prévu les mesures légales qui limitent ou suspendent les libertés publiques au nom de l’ordre et de la sécurité. C’est l’État qui décide ce qui sera considéré comme normal ou traité comme exceptionnel. Mais l’exception peut aussi devenir la nouvelle norme : Vigipirate est en place depuis 1991 et depuis longtemps à son niveau maximal.

Quand la guerre menée par l’État à l’extérieur entraîne des représailles à l’intérieur, l’État offre à la population une protection qui se confond avec un contrôle. La protection a un coût (il va falloir « choisir entre la sécurité ou la sécurité sociale ») et un prix : la liberté (celle du citoyen).

Car traquer la très petite minorité dangereuse implique de repérer et neutraliser ceux qui sont susceptibles de la rejoindre. Depuis le 13 novembre 2015, « radical » est un gros mot. Il serait urgent de dé-radicaliser celui ou celle que policiers, journalistes ou psy désigneront comme tel, c’est-à-dire urgent de l’enfermer et de le soigner. Demain, sera « terroriste » tout partisan d’une rupture sociale. Après-demain, écrire sur Internet qu’il faut détruire l’État et le capitalisme vaudra au site une fermeture administrative pour « apologie de terrorisme ».

Guerre au Monstre ?

« Les mots, du reste, ont fini de jouer. Les mots font l’amour », écrivait Breton en 1922. Ils font aussi la guerre.

Quand la démocratie déchaîne sa violence, en attendant d’éradiquer l’EI, elle monte dans des extrêmes verbaux inaccoutumés : confusion, déclamation, péjoration («  fanatisme », « barbarie »), euphémisation (« frappe » au lieu de « bombardement »), et multiplication des superlatifs (« guerre totale », « hyper-terrorisme », « sans merci », « extermination »). L’État démocratique et le Monstre étant les deux pôles opposés, le vocabulaire doit montrer l’infini qui les sépare ; d’où le fait de refuser à l’EI le qualificatif d’État (car il est bien connu qu’un véritable État ne peut commettre de telles horreurs).

Le citoyen est alors sommé de confirmer son allégeance. Le choix est aisé car les ennemis de l’État ne sauraient être que ceux du Genre humain et de la Civilisation. Le 20 novembre 2015, le Conseil de Sécurité de l’ONU unanime a qualifié l’EI de « menace sans précédent à la paix et à la sécurité internationale ». Sans précédent ? C’est pourtant que l’on nous a dit déjà en 1914 (il fallait partir au front pour éviter « l’extinction de la civilisation »), en 1939, pendant la Guerre froide, contre les « terroristes » du FLN, etc. Nasser fut un « nouvel Hitler », plus tard Saddam Hussein aussi. « La guerre, c’est la paix », proclame le régime totalitaire de 1984. La démocratie moderne dit presque la même chose : « Je pars en guerre pour la paix. »

Démocratie dictatoriale

La démocratie, expliquait Debord en 1988, veut être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats. Mais elle les comprend et les traite différemment de la dictature.

La dictature est une. Elle bloque la circulation des idées et des personnes, et exclut le déviant. L’information qu’elle accumule sur la société est tenue secrète. Elle entend tout savoir pour ne laisser exister qu’une vérité officielle. Elle idolâtre l’autorité, ossifie principes et traditions, brise toute contestation et chez elle le bon citoyen est celui qui obéit aveuglément.

La démocratie est plurielle. Elle fait circuler marchandises, idées et personnes, et n’interdit que là où elle voit une menace directe. Elle laisse s’exprimer pour filtrer le danger réel et le neutraliser. Confrontée aux contestations, elle favorise l’émergence de l’inoffensif qu’elle pourra intégrer. Elle dévitalise la critique, canalise et réprime seulement ce qui passe les bornes. Son bon citoyen est celui qui a appris à se modérer. Et s’il ne se modère pas ? Alors la tolérance montre ses limites.

En temps supposé normal, les démocrates pratiquent seulement le pire hors du pays, aux colonies autrefois, dans l’ex-tiers-monde aujourd’hui. Mais la république française en « état d’urgence » se donne le droit de décider qui est suspect non plus sur ses actes, ni même l’expression publique de ses idées, mais sur son « comportement ». Comme dans Minority Report, l’utopie policière est de repérer le suspect avant qu’il agisse. Déjà des logiciels couplés à des caméras de vidéosurveillance détectent le mouvement inhabituel ou le geste hors norme. Si la révolte s’exprime beaucoup moins que dans les années 70, c’est aussi qu’elle est plus contenue, refoulée, il faut donc aller la traquer à l’intérieur des têtes, et la traiter comme une pathologie sociale. Répression et prévention vont de pair : déradicaliser, c’est interrompre le processus de radicalisation avant un éventuel passage à la violence (dont la définition se doit être souple et variable). De la notion de danger, on glisse à celle de « dangerosité ». Si la démocratie a parfois des allures de dystopie totalitaire c’est qu’on passe aisément d’un système à l’autre en fonction des nécessités.

Réprimer. Par tous les moyens nécessaires. Contre Le Monstre, le vrai, l’indicible et l’innommable, c’est-à-dire le prolétaire, tout est permis. C’est lui le vrai danger, que l’on contient de diverses façons, y compris en le mobilisant contre des ennemis extérieurs et intérieurs. En dernier recours, le rempart de l’ordre social, ce seront toujours la police et l’armée : justice et médias suivent. Le jour où elle en a besoin, la démocratie déploie la panoplie complète des méthodes dictatoriales, y compris le massacre de masse habituellement réservé aux « non-civilisés ». La contre-insurrection de juin 1848, avec des milliers de morts dans les combats, plus 1.500 fusillés sans jugement a montré qu’« on peut en plein Paris faire la guerre comme en Algérie » (Marx) 

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Nous ne sommes pas au bout de nos peines. En situation « historiquement défavorable », quand l’État crée un « nous » pour faire oublier que tous les États nous font la guerre, le minimum est de rompre le consensus, ce qu’ont fait les rassemblements, défiant l’interdit, le 29 novembre 2015.

Et ne pas faire à l’État le plaisir de céder à la résignation ni au confusionnisme politique qu’imposerait l’urgence. Ne cédons pas à l’état d’urgence, prenons notre temps. L’histoire réserve des surprises, et pas toutes désagréables.

DDT 21, janvier 2016

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